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V
LES MÉMOIRES DU BONHOMME JOSEPH

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À dater de ce jour, comme Madeleine Homayras l'avait dit à son compère M. Marais, le chevalier Nicolas vint frapper chaque matin à la porte de M. Joseph. Il ne se retirait que le soir, un peu avant l'heure où Dupleix sortait lui-même pour aller nul ne savait où.

Leur journée entière à tous les deux se passait à écrire sans trêve ni relâche.

Si Madeleine avait voulu, elle aurait pu raconter, par le menu, les étranges péripéties qui avaient marqué la carrière de l'ancien gouverneur de l'Inde, créé marquis par le roi Louis XV, et qui avait vu vingt mille colons et cinq cent mille indigènes pressés autour de son char triomphal, en cette grande fête universelle où l'Inde entière célébra son investiture comme grand-cordon de l'ordre de Saint-Louis.

Madeleine avait entendu dicter deux fois, une fois pour le roi, une fois pour le ministre, l'épopée de la guerre indienne, les fatales dissensions soulevées entre le gouverneur de Bourbon, le malheureux Mahé de la Bourdonnais et Dupleix, son rival un instant vainqueur, les mauvais vouloirs, les tracasseries, les petitesses, les infamies, on peut le dire, accumulées par les employés de la Compagnie et les agents du gouvernement sur les pas de ce pauvre vaillant lutteur qui défendait la France contre les Français, bien plus encore que contre l'étranger, et qui, abandonné systématiquement par ceux de son propre pays, se créait des ressources parmi les Indiens eux-mêmes, et improvisait, et faisait sortir de terre, en quelque sorte, des soldats sauvages combattant pour la France malgré la France, battant les Anglais, qui étaient soutenus par le mauvais vouloir inouï des Français, et conquérant un monde, lui tout seul, avec sa femme et son gendre, en dépit de ceux-là mêmes, aveugles ou traîtres, à qui sa splendide conquête devait profiter!

Madeleine avait écouté la kyrielle des méfaits attribués à cette puissance occulte, routinière et funeste, mais éternelle, qu'on appelait déjà les bureaux, nom terrible qui sonne comme un glas chaque fois qu'il est question de nos désastres, entrave vivante qui, partout et toujours, a jeté son incapacité ou ses convoitises entre les jambes de nos soldats.

Madeleine savait que nous n'avions pas été vaincus par l'Anglais, mais qu'une armée de commis nous avait surpris vainqueurs et sourdement assassinés; souris de ministères, rats de comptoirs et de boudoirs, sauterelles d'antichambre, mouches de cabinet, vermine d'État, commissaires, émissaires, caudataires, contrôleurs, enjôleurs, endormeurs, intendants, traitants, dévorants, brouillons, cotillons, frelons, courtiers, banqueroutiers, besaciers, neveux de celui-ci, protégés de celle-là, maris de ces dames, frères de ces demoiselles, gens qui ont su se rendre aimables – ou insupportables (on arrive par les deux bouts), importuns, virtuoses de la platitude, mendiants à escopettes, miauleurs à épinettes, complaisants, menaçants, ceux sur qui l'on marche, ceux qui vous marchent dessus, les gracieux, les fâcheux, les pleurards, les vantards… Ouf! on joue sa vie comme les plongeurs quand on se risque dans les phrases de ce genre! Et notez qu'il n'y avait pas encore de députés! qu'on ignorait le citoyen représentant de Va-t-en-Ville, de Chouilloux-les-Navets ou de la Cantaloupe, plaçant, casant, poussant les petits de ses électeurs! Songez que notre pays en retard n'avait qu'un seul roi, au lieu des mille ou douze cents souverains qui font maintenant son bonheur et sa gloire, – et calculez, si vous l'osez, à quel degré d'éblouissement ce soleil qui étonne l'Europe, l'administration française, pourra parvenir dans un demi-siècle, quand nous aurons, grâce au progrès, vingt mille empereurs seulement, ayant chacun, au bas mot, cinquante sous-chefs à pourvoir de prébendes nationales!

Le dernier chevalier

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