Читать книгу Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul - Страница 10

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À Milan Jean Pindemonte, l'auteur des Bacchanales de Rome, avait donné une «composition tragi-comico-ridicule», dont le titre est perdu, mais des prêtres et des nonnes en costume y parodiaient les cérémonies du culte, et, comme les représentations étaient gratuites, elles furent suivies par un nombreux public. C'est encore à Milan que fut représenté le Mariage du Moine par Ranza. L'auteur avait donné comme sous-titre: «drame révolutionnaire à représenter pour l'instruction des chrétiens dans tous les théâtres de l'Italie régénérée», mais c'était une singulière instruction qu'il prétendait donner. On assiste en effet au conclave de 1774, aux intrigues des cardinaux Bernis et Fantuzzi, aux scandaleuses orgies des aspirants à la tiare. Les candidats finissent par se jeter à la tête plats et vaisselle, et les valets se partagent les reliefs du feslin, en essayant de remettre d'aplomb leurs maîtres tombés sous la table.

On trouvera sans doute que Ranza avait donné libre carrière à sa verve aristophanesque. Il fut pourtant dépassé par l'auteur d'un ballet, également représenté à Milan: Salfi, un des rédacteurs du Thermomètre, était l'auteur ou du moins le parrain de ce livret, dont la paternité doit, paraît-il, être attribuée à un certain Lefèvre, qui fut plus tard persécuté par le clergé milanais, et mourut dans la misère à Paris. Il est intitulé le Ballet du Pape ou le général Colli à Rome[58]. L'affiche du spectacle, qui devait être joué en grande pompe à la Scala, était accompagnée de ce curieux commentaire[59]: «ce ballet annonce le régime de la raison. Il n'est pas inventé à plaisir, il est comme la reproduction des faits et des caractères qui forment la très intéressante histoire de ce qui s'est passé tout récemment à Rome. On pourra vérifier l'exactitude de tous les détails, qu'il importe de faire connaître au grand public, en parcourant la collection du Thermomètre Politique de la Lombardie. Puisse ce commencement de la vérité réduire en cendres l'imposture et le fanatisme, et faire triompher la religion et la paix. Salut et fraternité.

À la première nouvelle du scandale qui se préparait, l'archevêque de Milan essaya d'intervenir. Il écrivit même à Bonaparte. On répondit à cette démarche si digne et si naturelle par un sermon antipapal prononcé à l'église San Lorenzo. En même temps on répandit dans le peuple des libelles injurieux contre la Papauté: Le credo du pape pour deux sous, la bulle de Pie VI, la conversion du Pape, Dialogue dans le Paradis entre frère Locatelli, théologien de la cathédrale, et saint Charles Borromée, etc. En sorte que l'opinion était singulièrement excitée quand arriva le jour de la représentation (premier jour du carême de 1797).

La scène représente la salle du Consistoire à Rome. On y discute les articles de paix proposés par la France. Le général des Dominicains, qui parait grand partisan des réformes, et tout pénétré de l'esprit des temps nouveaux, démontre par un avant-deux expressif la nécessité de se conformer aux ordres de Bonaparte. Le général des Jésuites lui répond par un autre pas de caractère, et décide le pape à la résistance. Puis, remplaçant la danse par le chant, tous ensemble se disposent à festoyer et sans la moindre transition et uniquement

Per rendere la gioja palese,

D'un bel canto patrioto francese,

L'aria interno faccian risonar!

Ce chant, accommodé sur un air italien emprunté à l'Astuta in amore de Fioraventi, est à tous le moins médiocre:

D'âge en âge, de race en race,

Que le plus brillant souvenir

Porte jusqu'au sombre avenir

Les prodiges de notre audace.

Que nos neveux, leurs enfants,

Par nous à jamais triomphants,

Nous doivent leur indépendance!

Que le monde brise ses fers!

Et que ce jour cher à la France

Soit la fête de l'univers.

Tous les assistants l'accueillirent pourtant avec enthousiasme, et répétèrent le refrain en criant Vive la France! Vive l'Italie! Un spectateur malintentionné s'avisa pourtant de crier Vive la Denise! Nous dirions aujourd'hui Vive la Marianne!

Au second acte nous sommes transportés au Vatican. Les nièces du pape, les princesses Braschi et Santa Croce, remplissent de leurs intrigues et de leurs amours le palais pontifical, et le malheureux Pie VI joue entre ces deux créatures le rôle d'un Géronte berné et conspué. Au troisième acte, sur la place Saint-Pierre, on vient d'apprendre les victoires françaises. Aussitôt le pape prend le bonnet de la liberté, et, avec les membres du sacré collège, danse quelques pas fort vifs, afin de mieux montrer ses belles jambes, dont, parait-il, il était fort vain. Tous les personnages ainsi tournés en ridicule étaient vivants et les acteurs avaient emprunté leurs costumes et, autant que possible, leur physionomie. Il est certes difficile d'imaginer une bouffonnerie plus impie.

Aussi bien une sorte de fièvre d'irréligion semblait s'être emparée de la population. Depuis qu'un cercle avait été installé dans l'église de la Rose[60], chaque ville avait dû convertir en club une de ses églises, et c'est dans ces assemblées que se débitaient les insanités les plus criantes. Ce n'étaient pas seulement des déclamations plus ou moins retentissantes contre le fanatisme ou la superstition. Tantôt une jeune fille proposait son cœur et sa main à celui qui lui apporterait la tête du pape[61]; tantôt un échappé des galères romaines, comme le qualifient les écrits du temps[62], un certain Lattanzi, vomissait d'obscènes imprécations contre le Christ et ses ministres[63]. Un jour[64] un jeune capucin renonçait à ses vœux et suspendait sa robe brune, en guise de trophée, aux branches de l'arbre de la liberté. Un professeur de théologie, un sexagénaire, le père Aprini, assistait à un banquet donné en son honneur, et dansait la carmagnole. On ne se contentait pas d'abolir le nom des saints, qu'on remplaçait par des héros grecs ou romains, on interdisait encore toute manifestation extérieure du culte. Il est vrai qu'en pleine rue toutes les manifestations anticatholiques étaient tolérées: ainsi on mettait la corde au cou d'une statue de saint Ambroise, et on la traînait ignominieusement dans la rue. Une littérature anticatholique, immonde et sans esprit, avait été improvisée. Prières à réciter matin et soir par les chrétiens en l'honneur de la très sainte et très bienheureuse liberté; Confession d'un Jacobin aux pieds au pape; Pater noster patriotique, Credo patriotique; cette dernière prière commençait ainsi: Je crois à la République française, et à son fils le général Bonaparte.

Les exaltés se livraient aussi aux caprices de leur imagination à propos des fêtes dites patriotiques. Ils débutèrent par des plantations d'arbres de la liberté. Bientôt chaque quartier de Milan eut le sien. On en planta jusque dans la cour du séminaire. De la ville la mode passa dans les villages, et ce ne fut qu'une longue suite de fêtes, de danses et de festins qui se prolongèrent pendant plusieurs mois. D'ordinaire, un poète improvisait des vers pour la circonstance. Le faiseur le plus réputé était un certain Gerolamo Costa[65], mais ses poésies brillent par le mauvais goût aussi bien que par le dédain le plus absolu des règles de la prosodie. Il se contente d'accommoder le Ça ira au goût italien et de célébrer plus ou moins platement l'alliance franco-italienne:

Alore cantem uni de scià et delà La Carmagnola cout el sa-irà. Viva, viva pur i Francès Lun el ciar de stij paès!

Après les plantations des arbres de la liberté, ce fut le tour des anniversaires. Grande fête le 5 juillet 1796 dans le Jardin public. Nouvelle fête en septembre pour célébrer la fondation de la république française. On avait pour la circonstance converti en amphithéâtre la place du Dôme. Au centre avait été dressé l'autel de la patrie. Un char triomphal, traîné par six chevaux et couvert d'emblèmes allégoriques, portait une jeune femme qui figurait la liberté, entourée d'enfants couronnés de guirlandes. Des inscriptions rappelaient le nom de tous les régiments qui avaient pris part à la campagne[66]. Le cortège défila devant Joséphine Bonaparte, qui assistait à la cérémonie du haut d'un des balcons du palais Serbelloni, et, quand il arriva sur la place du Dôme, on inaugura solennellement un arbre de la liberté; mais les décharges répétées de l'artillerie, qui accompagnaient la cérémonie, brisèrent les vitraux de la cathédrale, perte irréparable pour l'art.

En février 1797, à propos des victoires de Bonaparte, une grande fête fut encore célébrée à Milan. Il y eut aussi des défilés de chars emblématiques, puis des banquets publics, et des distributions de vivres. Sur le soir, à la Porte Orientale, grand feu d'artifice. La liberté immola l'aristocratie dans des flammes, vertes et rouges de Bengale, et un aigle empenné, qui commençait à voler, fut bientôt réduit en cendres par la foudre des artificiers.

Mis en goût[67] par ces fêtes, qui exaltaient les esprits, et, à ce qu'ils croyaient du moins, répandaient l'amour des institutions républicaines, les exaltés n'hésitèrent pas à célébrer les anniversaires les plus sinistres de la révolution française; par exemple, celui de l'exécution de Louis XVI. Ils avaient, pour la circonstance, composé divers écriteaux et les portaient gravement sur la poitrine. Il fulmine colga tutti i re in un fascio.—Il coltello di Bruto possa spaventare gli Schiavi di Cesare e gli imitatori di Antonio.—Al popolo che sente una volta la sua indipendenza, etc. Les maladroits s'imaginaient qu'ils sauvaient la patrie par ces imprécations contre des tyrans qui n'existaient pas, et ces cérémonies symboliques, dont ils comprenaient seuls le sens caché. Ainsi, le 16 octobre 1797[68], pour célébrer la mort de la reine de France, on brûla sur la place du Dôme des livres de droit canon, quelques bulles pontificales, une histoire de la guerre d'Italie par Bolzani, quelques journaux hostiles rédigés par Taglioretti, Motta, Polini, et deux grandes gravures représentant l'une la tiare papale, l'autre l'aigle à deux têtes. Les organisateurs de cet autodafé s'imaginaient sérieusement qu'ils portaient ainsi un coup mortel à l'ancien régime. Ce sont sans doute les mêmes personnages, grotesques à force d'être naïfs, qui s'avisèrent tout à coup de trouver un air menaçant à la statue du roi Philippe II, qui, depuis deux siècles se dressait sur la place des Marchands. Ils lui coupèrent la tête et la remplacèrent par celle de Brutus, le héros du jour. Ils lui enlevèrent son sceptre et lui mirent entre les mains l'inscription suivante: All'ipocrisia di Filippo II succéda la virtù di Marco Junio Bruto!

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)

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