Читать книгу Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799) - Gaffarel Paul - Страница 5
CHAPITRE PREMIER
FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISALPINE (1796-1797)
III
ОглавлениеOn s'en aperçut bien quand la fortune des armes sembla nous être contraire, lorsque Wurmser, à la tête de 70.000 hommes, descendit la vallée de l'Adige pour aller débloquer Mantoue et dispersa nos avant-postes. À la nouvelle de ses premiers succès, les nobles, les prêtres et tous les mécontents reprirent courage. De nombreux émissaires furent envoyés dans les campagnes, porteurs d'écrits injurieux et de billets diffamatoires contre la France. Ces menées réussirent. À Casal Maggiore la petite garnison française fut égorgée, et le commandant, qui s'était enfui en bateau avec sa femme et son enfant, fut arrêté et impitoyablement fusillé. À Crémone, le soulèvement fut général. L'arbre de la liberté fut conservé, mais parce qu'on le destina à pendre les patriotes, et de véritables listes de proscription furent dressées. Tous ceux qui refusèrent de quitter la cocarde tricolore furent accablés de mauvais traitements. Quelques-uns de nos partisans furent même poursuivis et massacrés. La masse de la population néanmoins resta tranquille. On eût dit qu'elle attendait pour se déclarer l'issue de la lutte engagée.
Les Lombards avaient eu raison d'attendre, car les victoires de Lonato, Castiglione, Roveredo, Bassano, etc., dispersèrent les renforts autrichiens, et nous consolidèrent dans notre conquête. Bonaparte en sut gré aux Lombards, et leur témoigna sa satisfaction. «Lorsque l'armée battait en retraite, écrit-il à la municipalité de Milan29, lorsque les partisans de l'Autriche et les ennemis de la liberté la croyaient perdue sans ressource, lorsqu'il était impossible à vous-mêmes de soupçonner que cette retraite n'était qu'une ruse, vous avez montré de l'attachement pour la France et de l'amour pour la liberté; vous avez déployé un zèle et un caractère qui vous ont mérité l'estime de l'armée et vous mériteront la protection de la République Française. Chaque jour votre peuple se rend davantage digne de la liberté; il acquiert chaque jour de l'énergie, il paraîtra sans doute un jour avec gloire sur la scène du monde. Recevez le témoignage de ma satisfaction et du désir sincère que forme le peuple français de vous voir libres et heureux.
En dépit de ces compliments et de ces promesses, et malgré le désir peut-être alors sincère qu'éprouvait Bonaparte de donner la liberté à un peuple italien, les faits démentaient cruellement les paroles. Alors que le général en chef paraissait si bien disposé pour les Lombards, ses lieutenants et surtout ses agents subalternes les traitaient au contraire avec un sans-gêne révoltant. Plus que jamais ce beau pays était ravagé et foulé aux pieds. Le général Despinoy, que Bonaparte avait investi du commandement de Milan, avec la double charge de s'emparer du château de cette ville que défendait encore une garnison autrichienne, et de présider les séances du conseil municipal, s'était acquitté de sa mission. Le château avait capitulé, ce qui rendait difficile un retour offensif de l'Autriche, et les conseillers municipaux avaient été présidés avec une implacable dureté. Ils ne pouvaient prendre la moindre mesure, même la plus inoffensive, sans l'assentiment de Despinoy30. On raconte même qu'un jour il s'emporta jusqu'à frapper de son épée la table des délibérations, et rappela aux municipaux tremblants qu'ils n'étaient bons qu'à enregistrer les volontés du vainqueur, Parini saisissant alors son écharpe tricolore, la lui tendit en s'écriant: «Vous feriez bien mieux de la passer à notre cou et de nous étrangler avec.» Ainsi qu'il arrive toujours, les inférieurs exagéraient l'attitude hautaine et les procédés méprisants de leurs chefs. À Côme le Corse Valeri, s'étant procuré une satire rédigée contre lui, rassembla dans la cathédrale tous les hommes au-dessus de douze ans, et leur fit écrire à chacun son nom afin que, par la confrontation des caractères, on connût l'auteur du libelle. Ceci n'était que ridicule; mais que dire des actes féroces et des facéties cruelles? Que dire des vexations de chaque jour? Défense de se promener ou de sortir de la ville sans passeport; défense d'exercer publiquement le culte catholique; interception des journaux étrangers; violation du secret des lettres; défense de porter des habits à l'ancienne mode31, et le tout au nom de la liberté. Ô liberté, que de crimes on commet en ton nom! disait Mme Roland. Que d'absurdités et d'inconséquences, que de maladresses et de turpitudes, pourrions-nous ajouter!
Lorsque, pour la seconde fois, une nouvelle armée autrichienne, commandée par Allvintzy, essaya, en novembre 1796, de débloquer Mantoue, les ennemis de la France, et leur nombre avait singulièrement grandi, crurent le moment venu de la vengeance et de la réaction. Nos troupes, déconcertées par cette subite irruption dans leurs lignes, furent un moment ébranlées. On crut en Italie à leur prochaine défaite, et les mécontents s'apprêtèrent à profiter de la victoire probable de l'Autriche. À Milan, à Pavie, à Crémone, dans presque toutes les villes lombardes, bien qu'occupées par des garnisons françaises, tous ceux qui regrettaient l'ancien régime, tous ceux dont les déceptions égalaient les regrets, tressaillirent d'espérance. Cette fois encore, la victoire se déclara en notre faveur. Arcole et Tivoli achevèrent la ruine de l'Autriche et affermirent la domination française. La Lombardie reçut le contre coup de ces victoires. On la punit durement d'avoir osé manifester son désir d'être traitée plus doucement qu'un pays conquis. Tous les commandants de place nommés par Bonaparte rivalisèrent de dureté, on dirait volontiers de tyrannie. Un comité de police générale fut institué à Milan, qui déporta pour délit d'opinion, pour malveillance supposée, pour services rendus à l'ancienne administration. La forme avait changé; le fond restait le même. À la tyrannie autrichienne était substituée la tyrannie française, d'autant plus odieuse qu'elle se colorait du beau nom d'alliance. À l'archiduc avaient succédé les généraux, les commissaires, et tous ces agents subalternes qui redoublaient de sévérité pour prouver leur zèle, et aussi pour cacher de scandaleuses malversations; car, plus que jamais, la Lombardie était un marché ouvert, une grande agence de spéculations éhontées et de vols scandaleux.
Au moins rendrons-nous cette justice à Bonaparte que les tripotages financiers le dégoûtèrent promptement, il consentait bien à exploiter, ou, comme il l'écrivait, à faire produire les pays conquis, mais dans l'intérêt de la République Française. Les voleries des particuliers l'indignaient. Ce qu'il tolérait pour l'État, il l'interdisait absolument pour les individus. Aussi déclara-t-il la guerre aux pillards éhontés qui déshonoraient la victoire, et cette guerre il la poursuivit sans relâche. À chaque page de sa Correspondance éclate son mépris pour les agioteurs et les tripoteurs d'affaires véreuses. Il finit par ordonner la création d'une commission de cinq membres, sous la présidence du général Baraguey d'Hilliers, et l'investit de pouvoirs extraordinaires pour faire rendre gorge aux voleurs et les punir sévèrement. «Nous avons conquis l'Italie, était-il dit32 dans les considérants de cet arrêté, pour améliorer le sort de ses peuples; nous y avons établi des contributions pour assurer notre conquête, offrir à la patrie une juste indemnité et aux soldats une récompense due à leur valeur; mais jamais il n'a été dans l'intention du gouvernement français d'autoriser les abus de toute espèce, les extorsions scandaleuses que se sont permis plusieurs agents à la suite de l'armée. La loi, en les rendant justiciables des conseils militaires, m'a imposé l'obligation d'être leur accusateur; mais, au milieu des occupations immenses qui absorbent tous mes moments, il m'est impossible de découvrir moi-même la vérité dans ce labyrinthe de procès et les milliers de plaintes qui me sont portées sur des objets aussi importants.»
C'est sans doute sur cette difficulté de démêler la vérité que comptaient les voleurs officiels ou extraordinaires; car, malgré les ordres impératifs de Bonaparte, malgré la commission des cinq, les pillages et les tromperies continuèrent. Bonaparte dut se contenter de dénoncer et de punir quand il prenait sur le fait. «Je m'occupe de faire la guerre aux fripons écrivait-il au Directoire33, j'en ai fait juger et punir plusieurs. Je dois vous en dénoncer d'autres.» Ce sont surtout les agents de la compagnie Flachat, les nommés La Porte, Peragallo et Payan, qu'il semble poursuivre de sa haine. «Ce n'est qu'un ramassis de fripons, écrivait-il, sans crédit réel, sans argent et sans moralité. Je ne serai pas suspect pour eux, car je les croyais actifs, honnêtes et bien intentionnés, mais il faut se rendre à l'évidence.» Ils ont reçu quatorze millions, et n'ont payé que six millions, et encore ont-ils fourni de mauvaises marchandises et opéré des versements factices. «Ce ne sont pas des négociants, mais des agioteurs comme ceux du Palais Royal.» Quant aux commissaires des guerres, sauf Denniée, Mazade, Boinod, et deux ou trois autres, ce sont tous des fripons. L'un, Gosselin, vend à 36 francs le foin qu'il se procure pour 18. L'autre, Flach, vend à son profit une caisse de quinquina donnée par le roi d'Espagne pour les soldats français atteints par la fièvre; ceux-ci passent à leur compte des matelas et des toiles fines donnés par la ville de Crémone pour les hôpitaux. «Ils volent d'une manière si ridicule que, si j'avais un mois de temps, il n'y en a pas un qui ne pût être fusillé.» Les agents de l'administration valaient moins encore. L'un d'entre eux, Thévenin, avait vendu à Bonaparte quelques beaux chevaux, et ne voulait pas en recevoir le prix malgré les instances du général en chef, espérant que ce dernier fermerait les yeux. Ce dernier visait moins à la fortune qu'au pouvoir. Son ambition était plus haute. Aussi repoussa-t-il avec indignation la complicité déshonnête de Thévenin. «Faites-le arrêter, écrivait-il, retenez-le six mois en prison. Il peut payer 500,000 écus de taxe de guerre en argent.» C'étaient surtout les entrepreneurs de charrois34, dont les exactions étaient scandaleuses. Bonaparte en signale quelques-uns, Sonolet, Auzon, Elie, Hartea, comme d'effrontés voleurs. Il aurait même voulu que trois d'entre eux, Bœkly35, Chevilly et Descrivains, qui avaient fait des versements factices, fussent condamnés à mort: mais ces fripons avaient de hautes protections, même dans l'entourage immédiat du général en chef36, et ils échappèrent au châtiment qu'ils méritaient si bien.
Le désordre continua, depuis la compagnie Flachat37 qui volait cinq millions à la fois, jusqu'aux simples gardes de magasins qui grappillaient sur les fournitures, et tous ces vols, toutes ces tromperies retombaient sur les malheureux Italiens. À vrai dire le corps expéditionnaire tout entier, à l'exception de son chef et de quelques officiers ou soldats, dont l'âme était trop bien située pour accepter de pareils moyens de s'enrichir, l'armée française puisait à pleines mains dans les trésors italiens. Certes les Lombards faisaient un dur apprentissage de la liberté. Il était grand temps pour eux qu'un ordre relatif s'établit. Heureusement l'Autriche fut définitivement vaincue, et Bonaparte, qui lui avait imposé presque sous les murs de Vienne les préliminaires de Leoben, revint à Milan pour y jouir de sa gloire et organiser sa conquête.
29
Vérone, 9 août 1796. Correspondance, t. I, p. 533.
30
Cusani. Storia di Milano, V, 10.
31
Ordre. Milan, 13 juillet 1797. Correspondance, t. III, p. 179: «Le général en chef, instruit que la tranquillité publique a été un moment troublée à Milan, que l'on n'y a pas vu sans quelque inquiétude des individus vêtus d'habits dits carrés, forme d'habillement signalée dans l'opinion comme tenant à un parti, défend à tout individu tenant à l'armée de porter des habits dits carrés, sous peine d'être arrêté et puni comme perturbateur»
32
Brescia, 30 août 1796. Correspondance, t. I, p. 573.
33
Milan, 12 octobre, 1796. Correspondance, t. II, p. 50. – Cf. lettre du 2 octobre (t. II, p. 29).
34
en outre, ils se donnaient le genre d'être royalistes et affichaient leurs espérances réactionnaires. «Les charrois sont pleins d'émigrés, écrivait Bonaparte. Ils s'appellent Royal-charrois et portent le collet vert sous mes yeux.» Correspondance, t. II, p. 51.
35
Milan. 1er janvier 1797. Correspondance, t. II, p. 219. Lettre à Berthier: «Je demande que ces trois employés soient condamnés à la peine de mort, ne devant pas être considérés comme de simples voleurs, mais comme des hommes qui, tous les jours, atténuent les moyens de l'armée.»
36
Lettre du 12 octobre 1796 (t. II, p. 51): «Diriez-vous que l'on cherche à séduire mes secrétaires jusque dans mon antichambre?»
37
Lettre à Garrau. – Modène, 16 octobre 1796. Correspondance, t. II, p. 56. «De tous côtés, on réclame contre la Compagnie Flachat; tous ses agents sont d'un incivisme si marqué que je suis fondé à croire qu'une grande partie sert d'espions à l'ennemi.» – Cf. Lettre au Directoire, Forli. 3 février 1797 (t. II, p. 303): «Vous ne souffrirez pas que ces voleurs de l'année trouvent leur refuge à Paris … Si l'on ne trouve pas moyen d'atteindre la friponnerie manifestement reconnue de ces gens-là, il faut renoncer au règne de l'ordre, à l'amélioration de nos finances, et à maintenir une armée aussi considérable en Italie.»