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CHAPITRE II
LA RÉPUBLIQUE LIGURIENNE

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Gênes et la décadence de l'aristocratie. – Politique de neutralité désarmée. – Violations de territoire. – Affaire de la Modeste. – Mission de Bonaparte à Gênes en 1794. – Intrigues de Girola et de Drake. – Affaire des fiefs impériaux. – Les Barbets. – Sac d'Arquata. – Affaire de Santa Margarita. – Ménagements calculés de Bonaparte. – Les démocrates et les aristocrates. – Émeute du 23 mai 1797. – Écrasement des démocrates. – La mission de Lavalette. – Le traité de Mombello. – Les excès des démagogues. – Révolte du 4 septembre. – Batailles d'Albaro et de San Benigno. – Création de la République Ligurienne.

En 1796, lorsque les Français descendirent en Italie, ils y trouvèrent deux républiques, jadis puissantes et glorieuses, mais dont la décadence était alors irrémédiable.

Venise et Gênes, unies dans la bonne, comme dans la mauvaise fortune, n'avaient plus que les apparences de la force et ne se soutenaient que par leur antique réputation. De ces deux républiques, nos généraux détruisirent et partagèrent la première. C'est un des épisodes les plus douloureux de notre histoire contemporaine. Sous prétexte de transformer la seconde, ils ne lui laissèrent qu'une ombre d'indépendance. C'est un des chapitres les moins glorieux de l'histoire de la domination française en Italie.

Gênes était devenue de bonne heure un centre important de commerce. Bâtie au fond du golfe qui porte son nom, à l'endroit où les Apennins s'infléchissent brusquement dans la direction du sud-est pour former l'Italie péninsulaire, à mi-chemin, par conséquent, entre l'Italie du Nord et l'Italie du Sud, Gênes s'élève en amphithéâtre sur les gradins arides et brûlés des premières sommités de l'Apennin, entre les deux petites vallées de la Polcevera et du Bisagno. Sa grande prospérité commence avec les croisades. Elle profite alors des routes nouvelles ouvertes au commerce par les guerres saintes et étend sa domination en Italie sur cette longue et étroite bande de terrain, resserrée entre les Alpes Maritimes et les Apennins d'un coté, la Méditerranée de l'autre, qu'on est convenu d'appeler la rivière de Gênes. En Orient, comme elle aide les empereurs de Constantinople dans leurs entreprises, elle est récompensée par d'importants privilèges. Les faubourgs de Pera et Galata à Constantinople lui appartiennent. Sur tous les points de l'Archipel, elle se fait céder des stations avantageuses: Scio, Métélin, Ténédos, Smyrne. Les rois de Chypre lui paient tribut. Au fond de la mer Noire, elle s'empare de Caffa et d'Azow, et accapare le commerce de l'Inde par la mer Caspienne. Ce qu'on a nommé depuis les échelles du Levant lui appartient. Quelques-uns de ses hardis capitaines s'engagent même dans l'Océan Atlantique et arborent le pavillon de Saint-Georges sur quelques îles et certains points de la côte africaine. Cette prospérité se soutint du XIe au XIVe siècle. Gênes humilie ses rivales; elle comble le port de Pise; elle menace Venise jusque dans ses lagunes; elle occupe la Corse; elle envoie ses négociants s'emparer des Canaries; en un mot, elle devient la puissance prépondérante en Italie et presque dans la Méditerranée. Mais, au lieu de continuer à diriger vers la mer et vers le commerce l'exubérante activité et l'ardeur intelligente de ses citoyens, Gênes s'abîme dans les discordes intestines. Lorsque la découverte de l'Amérique, en transportant de la Méditerranée à l'Océan le commerce du monde, les frappa d'un coup terrible; lorsque les Turcs, en s'emparant de Constantinople, leur enlevèrent leurs comptoirs orientaux; les Génois, au lieu de se tourner dans une autre direction, ne surent plus que s'entretuer dans les rues de leur capitale, et à la glorieuse période des conquêtes d'outre-mer et des grandes guerres contre les puissances rivales succéda la triste et lamentable période des dissensions municipales et des guerres civiles.

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail de ces luttes séculaires. Il nous suffira de rappeler que deux partis, les démocrates et les aristocrates, se disputeront longtemps le pouvoir à Gênes. À la tête des démocrates étaient les Fregosi et les Adorni. Les chefs de l'aristocratie se nommaient les Doria, Spinola, Grimaldi, Fieschi, etc. Ce furent les aristocrates qui l'emportèrent définitivement. Ils réussirent à fonder un gouvernement qui leur assurait la perpétuité du pouvoir. Quatre cent trente-sept familles de noblesse, dite nouvelle et vingt-huit familles de noblesse dite ancienne, c'est-à-dire quatre cent soixante-cinq familles, étaient inscrites au livre d'or, et se partageaient entre elles le pouvoir et les honneurs, à l'exclusion absolue des bourgeois et du peuple. Un grand conseil composé de quatre cents membres et un petit conseil de cent membres, le petit conseil ou Sénat élu par le Grand Conseil, délibéraient en commun sur les lois, les impôts et les douanes. Huit Gobernatori ou gouverneurs choisis parmi les Sénateurs étaient investis du pouvoir exécutif; enfin un Doge choisi parmi les huit Gobernatori représentait la Nation. Ses pouvoirs étaient bisannuels, ainsi que ceux des Gobernatori; mais il pouvait être réélu.

Pendant que l'aristocratie génoise, dans son maladroit égoïsme, ne songeait qu'à maintenir sa domination, peu à peu tombaient les derniers débris de l'empire colonial. Réduite au rôle honteux de cliente de l'Espagne, Gênes, qui, jadis, était surnommée la Superbe, subissait humiliations sur humiliations. En 1684, Louis XIV la faisait bombarder et forçait le Doge à lui présenter en personne les excuses de la République. En 1746, les Autrichiens s'en emparaient et la traitaient en ville conquise. En 1768, la Corse se soulevait, et Gênes, qui ne pouvait même plus la dompter, était forcée de la vendre à la France. Ainsi s'affaiblissent et disparaissent les États que les préoccupations de la politique intérieure et les déchirements de la guerre civile absorbent au point qu'ils négligent leurs intérêts extérieurs.

Une faute plus grave encore, commise par les Génois, fut de se désintéresser des brûlantes questions politiques qui agitèrent l'Europe à la fin du XVIIIe siècle. Placés entre la France qui cherchait à répandre au loin son influence, le Piémont qui ne demandait qu'à annexer leur territoire afin de devenir du jour au lendemain puissance maritime et l'Autriche, devenue leur voisine directe par le Milanais et indirecte par la Toscane, les Génois auraient dû, pour assurer leur indépendance, équiper une armée ou tout au moins une flotte qui leur aurait permis de faire respecter leur pavillon. Ainsi que les Vénitiens, ils s'imaginèrent, bien à tort, que leur position leur imposait la nécessité de garder la neutralité et la neutralité désarmée. Certes, à ne considérer que les apparences, ils ne pouvaient que gagner à cette politique, puisque les Français, les Autrichiens et les Piémontais allaient les employer forcément comme intermédiaires pour toutes leurs transactions, et que les négociants génois, en devenant les fournisseurs attitrés des belligérants, réaliseraient des gains énormes. Au point de vue strictement commercial, leurs calculs étaient fondés; mais il n'y a pas en ce monde que sa bourse à ménager: l'honneur national et l'indépendance territoriale ne sont pas des mots vides de sens. Les Génois en feront bientôt la dure expérience! Il était évident que si les négociants génois allaient profiter, pour s'enrichir, de la guerre entre la France et l'Autriche, ces deux puissances se réserveraient d'agir à leur guise ou pour ou contre Gênes. Que si au contraire, dès le début des opérations, les Génois avaient prouvé par d'imposantes manifestations qu'ils étaient résolus à maintenir l'indépendance et l'intégrité de leur territoire, non seulement ils auraient à leur aise continué leur commerce avec les belligérants, mais encore la France ou l'Autriche auraient cherché à se procurer leur alliance, même au prix des plus lourds sacrifices. Ils ne le firent pas. Les préoccupations mercantiles les aveuglèrent. Ils allaient expier leur politique insensée, d'abord par une série d'humiliations, et, en second lieu, par la perte de leur indépendance.

Dans les premières années de la guerre, de 1792 à 1796, Gênes crut d'abord n'avoir qu'à se féliciter de ne pas sortir de la neutralité. Elle fournissait également aux besoins des Français et des Austro-Piémontais, et s'enrichissait par le commerce; mais, peu à peu, les belligérants se rapprochèrent. Les Français étaient déjà à Nice et à Monaco, les Piémontais menaçaient Gavi, et les Autrichiens occupaient les principaux défilés des montagnes. Le territoire avait été souvent violé. À la première occasion, les belligérants, sans se soucier de Gênes, n'hésiteraient pas à occuper tous les points à leur convenance.

Dès le 8 mars 1793, Tilly, chargé d'affaires de la France à Gênes, recevait de la Convention les instructions suivantes: «Il est vraisemblable que nous serons forcés d'emprunter le territoire de Gênes pour envoyer des troupes en Piémont. La république de Gênes, dont les frontières sont couvertes de troupes sardes et autres à la solde du roi de Sardaigne, serait sans doute fondée à requérir notre assistance pour opposer à ces troupes des forces suffisantes pour se garantir d'une action présumée, etc.»

Notre consul à Gênes, La Cheize, partageait cette manière de voir. Le 25 août 1793, il demandait au Comité de Salut public d'envahir la Lombardie en passant par le territoire génois87. Un officier de l'armée du Rhin émettait le même avis. Les Autrichiens et les Sardes, de leur coté, passaient continuellement sur le territoire, et les Anglais croisaient avec leur flotte tout le long de la Rivière, et n'attendaient qu'une occasion pour s'emparer d'un des ports de la côte, peut-être même de la capitale. C'était le cas ou jamais pour Gênes de mettre sous les armes la vaillante population de ses côtes et de faire garder par ses braves montagnards les défilés impraticables des Apennins qui lui appartenaient encore; mais d'immenses capitaux génois circulaient en France ou en Autriche. On hésitait à prendre une détermination virile. Ces hésitations et cet égoïsme allaient être sévèrement châtiés.

Une frégate française, la Modeste, et deux tartanes, sorties de Toulon et poursuivies par l'escadre anglaise qui observait les côtes de Provence, avaient réussi à s'esquiver et avaient trouvé un refuge dans le port de Gênes. Trois vaisseaux anglais, commandés par le capitaine Man de Bedfort, sans tenir compte de la neutralité génoise, entrèrent à leur suite dans le port, et, malgré les protestations officielles des commandants génois, les prirent et regagnèrent la haute mer avec leur capture. C'était un insolent défi! Au temps des Doria, les forts auraient ouvert un feu destructeur contre les Anglais, ou du moins les vaisseaux génois auraient à tout prix essayé de reprendre la frégate et les tartanes. Mais le temps était passé des actes héroïques. Les Génois ne surent que s'incliner devant le fait accompli. À la première nouvelle de cet acte inqualifiable, Tilly avait protesté: «Le chargé d'affaires de la République française apprend qu'il vient de se commettre une atrocité contre ceux de sa nation. Il demande si la République de Gênes continue de vouloir la paix ou commence la guerre avec celle de France, en souffrant que les propriétés soient envahies et les Français égorgés dans son port et sous ses yeux.» Robespierre jeune et Ricord, les deux Commissaires de la Convention à l'armée d'Italie, envoyaient un ultimatum à Gênes, dès le 13 octobre, et donnaient l'ordre à nos régiments de s'apprêter à une marche en avant88. «Vous jugerez probablement, écrivait Robespierre jeune au Comité de Salut public, que nous ne devons plus négocier longuement et tortueusement avec la finesse italienne. Mettez tout votre zèle et vos lumières à conduire les affaires génoises à un terme heureux et prompt. Vous presserez le ministre de la guerre pour qu'il tourne toute son attention de ce côté. Si nous avions dix mille hommes, nous serions à Turin ou à Gênes en moins de trois semaines.»

Ce qui augmentait encore les griefs de la France contre Gênes, c'est que le gouvernement oligarchique nous était notoirement hostile. Ainsi que l'observait Tilly, «nous sommes hors d'état de rien offrir aux oligarques qui puisse les disposer favorablement pour nous, puisqu'ils n'ambitionnent que l'accroissement de la richesse et du pouvoir, et que notre pénurie et nos principes ne nous permettent de satisfaire ni à leur cupidité ni à leur ambition. Nous ne devons, par conséquent, pas espérer obtenir la majorité, ni dans le Sénat, ni dans les Collèges composés d'hommes riches, cupides et ambitieux». Gênes était même devenu un foyer d'intrigues antifrançaises. Quelques émigrés remuants, Cazalès, de Nailhac, de Marignan, avaient même réuni un corps de douze à quinze cents déserteurs et promettaient leur concours armé à l'agent anglais Drake, qui agissait en maître de la situation. Il paraîtrait même que le chargé d'affaires de Gênes à Paris, Mazzucone, profitait de sa situation pour envoyer des renseignements secrets qui permettaient aux coalisés de combiner leurs opérations et d'inquiéter nos agents en Italie. Tous ces griefs exigeaient une réparation. Robespierre jeune était donc parfaitement fondé à envoyer un ultimatum à Gênes.

À nos légitimes réclamations, les Génois n'avaient qu'à répondre par une déclaration de guerre. On s'y attendait à la Convention. On s'y attendait d'autant plus que Drake, l'agent anglais, menait grand bruit à Gênes et annonçait89 l'entrée de la flotte anglaise dans le port pour concourir à la défense ou une attaque immédiate en cas d'accommodement avec la France.

Ces menaces intempestives servirent nos intérêts. Les Génois entamèrent une négociation pour nous payer une indemnité. Ils ordonnèrent à Drake et à ses vaisseaux de quitter le port (11 novembre), expulsèrent les déserteurs et quelques émigrés, entre autres Cazalès, et remplacèrent, à Paris, Mazzucone par Boccardi. Cinq semaines plus tard90, le 22 décembre 1793, un traité de neutralité était signé entre les deux Républiques. La satisfaction était donc aussi complète que possible; mais cette humiliation ne devait pas être la seule. Gênes avait livré le secret de sa faiblesse. On en abusa bientôt, et elle apprit à ses dépens ce qu'il en coûte à un état d'abdiquer sa dignité et de sacrifier son honneur à ses intérêts.

Le général Bonaparte, alors attaché à l'armée d'Italie, fut chargé, en juillet 1794, d'infliger à Gênes une de ces humiliations qui allaient constituer son histoire pour ainsi dire quotidienne. Gênes, malgré la paix signée avec la France, continuait à ne pas cacher ses mauvaises dispositions. Elle était comme le rendez-vous de nos déserteurs. En outre, on y avait établi un dépôt de ces faux assignats qu'on fabriquait avec si peu de scrupules en Angleterre. Enfin les Autrichiens ne demandaient même plus l'autorisation de passer sur son territoire, et, pour faciliter leurs opérations militaires, ils faisaient construire un grand chemin de Céva à Savone, sous le couvert de quelques négociants génois. Robespierre, qui détenait encore le pouvoir, était au courant de la situation. Le 14 juin 1794, il écrivait à un certain Buchot91: «Le gouvernement génois déploie les moyens les plus perfides pour nuire à la République française. Il est nécessaire de montrer du caractère avec ce gouvernement. Il ne peut nous être favorable que par la crainte. Il faut donc, loin de chercher à le flatter ou à le gagner, exiger de lui des marques éclatantes d'estime pour la République et pour ses armées.» Ce fut sans doute pour exiger ces «marques éclatantes d'estime» que Robespierre jeune et Ricord92 chargèrent Bonaparte d'une mission militaire pour Gênes. Le général devait se plaindre de la construction de la grande route de Céva à Savone. «Il dira à ce gouvernement que la République française n'a pas pu voir indifféremment le passage accordé sur le territoire de la République de Gênes à des hordes de brigands non enrégimentés, que les montagnards de la Rivière eussent repoussés, si l'on n'eût paralysé leur bonne volonté.»

Bonaparte quitta Nice le 11 juillet. Il était accompagné par son frère Louis, par Marmont, Junot et Songis. Arrivé à Gênes dans la nuit du 15 au 16, il voyait Tilly et lui remettait la note destinée au secrétaire d'État. Le Doge ne résista que pour la forme. Il donna toutes les satisfactions désirables, promit qu'on cesserait de travailler à la route de Céva à Savone et s'engagea à observer la plus stricte neutralité. Le 3 septembre, il publiait même l'ordonnance suivante: «Toujours ferme dans le système salutaire que nous avons adopté d'une parfaite neutralité dans la guerre actuelle, nous croyons que, en conséquence de ce même système, tous les habitants de l'est de la Sérénissime république doivent s'abstenir de prendre aucune part dans les opérations des puissances belligérantes ou de leurs armées. Nous défendons par conséquent à qui que ce soit de servir, travailler ou assister, sur la réquisition des commandants ou officiers d'aucune de ces armées, pour le transport d'armes, artillerie, munitions, réparation de chemins ou pour la construction de fortifications, sous peine de l'indignation publique.» Il était difficile d'obtempérer avec moins de dignité à des injonctions plus raides, mais Gênes n'en était plus à compter avec les blessures d'amour-propre, et ces ménagements lamentables ne devaient pourtant pas la sauver.

Lorsque Bonaparte revint en Italie, en 1796, mais cette fois en qualité de général en chef, il n'avait pas encore, à l'égard de Gênes, d'idée politique bien arrêtée. Tantôt il penchait vers la modération, et demandait instamment qu'on renouvelât les traités de neutralité; tantôt il conseillait l'intervention directe et au besoin l'annexion. «Notre position avec Gênes est critique, écrivait-il au Directoire, le 28 mars 179693 … le gouvernement de Gênes a plus de tenue et de force qu'on ne croit. Il n'y a que deux partis avec lui: prendre Gênes par un coup de main prompt, mais cela est contraire à vos intentions et au droit des gens; ou bien vivre en bonne amitié, et ne pas chercher à leur tirer leur argent, qui est la seule chose qu'ils estiment.» Mais dès qu'il eut remporté ses premières victoires, le jeune vainqueur changea de ton et prit une autre attitude. Sans hésitation, il écrivit94 à notre représentant à Gênes pour lui recommander la plus grande fermeté: «Dites bien au gouvernement génois que la République française protégera Gênes et la mettra à l'abri des entreprises de ses ennemis, mais que malheur aux hommes perfides, puissants dans ce gouvernement, qui cherchent depuis longtemps à altérer l'union des deux nations et à se coaliser. S'ils manquent à ce qu'ils doivent au premier peuple du monde, bientôt ses ennemis ne seront plus, et je dirigerai mon armée selon la conduite qu'on aura tenue.»

Ces menaces épouvantèrent les Génois. Il y avait alors à Gênes, comme dans presque toutes les cités italiennes, deux partis opposés: les démocrates, qui s'appuyaient sur la France, et les aristocrates, qui comptaient sur l'Autriche et sur l'Angleterre. Les premiers appartenaient à la bourgeoisie; ils n'avaient aucune part au gouvernement, et n'en désiraient que davantage les victoires de la France, qui auraient été comme le prélude de l'introduction des principes français et par conséquent de leur participation aux affaires publiques. Les seconds étaient à la tête des affaires et ne cherchaient qu'a s'y maintenir: aussi ne désiraient-ils que les victoires des alliés, qui les confirmeraient dans la possession de leurs privilèges héréditaires. Pendant toute l'année 1796, selon que la fortune des armes sembla vacillante ou que la victoire au contraire se déclara en notre faveur, il y eut déplacement d'influence entre les deux partis. Les ambassadeurs des puissances belligérantes essayaient de faire pencher l'opinion de leur côté. À Tilly, révoqué le 4 septembre 1794, avaient succédé Villars, puis Faypoult de Maisoncelle. Ce dernier avait fait ses études à l'école militaire de Mézières, d'où il était sorti avec le grade de lieutenant du génie. De bonne heure il se prononça pour les opinions nouvelles. Ses qualités solides et son caractère conciliant lui valurent de nombreuses amitiés. Roland le nomma chef de division au ministère de l'intérieur et Garat lui confia plus tard les délicates fonctions de secrétaire général à ce même ministère. Faypoult s'était toujours strictement renfermé dans les devoirs de sa place. Frappé par le décret qui proscrivait tous les nobles, il dut chercher en province un asile ignoré et ne sortit de sa retraite qu'après le 9 thermidor. Nommé ministre plénipotentiaire à Gênes, il y joua bientôt un rôle prépondérant, et devint le chef avoué des démocrates. Bonaparte le tenait en haute estime. Plusieurs des lettres de la Correspondance lui sont adressées95. En toute occasion, il s'ouvre à lui de ses projets, et lui confie ses plus secrets desseins. Faypoult en effet allait devenir entre ses mains un merveilleux instrument de désorganisation.

Les ambassadeurs de l'Autriche et de l'Angleterre se nommaient Girola et Drake. L'un et l'autre haïssaient la France de toute l'ardeur de leurs convictions, et ils mettaient au service de leur haine une énergie incomparable et une activité inouïe. Drake est ce même ministre anglais qui plus tard se rendit célèbre par les machinations et les complots perpétuels qu'il trama contre le premier consul. Son collègue Girola et lui s'efforçaient de donner du cœur aux aristocrates. Ils les engageaient à sortir de la neutralité, et leur promettaient, en cas de déclaration de guerre contre la France, les secours immédiats de leurs gouvernements respectifs. Comme l'aristocratie génoise, effrayée par les victoires répétées de Bonaparte, n'osait se prononcer ouvertement contre la France, ils essayèrent de lui forcer la main. Drake inventa et colporta de fausses nouvelles. À l'entendre, tantôt les Français avaient été anéantis par Wurmser ou par Allvintzy, il venait d'en recevoir la nouvelle officielle; tantôt au contraire ils étaient victorieux, et marchaient sur Gênes, disposés à s'en emparer. Tout d'abord on ajouta foi à ces mensonges intéressés; mais Drake en fut bientôt pour ses frais d'imagination, et, à l'exception de quelques nobles qui ne demandaient qu'à se laisser convaincre, il ne réussit qu'à exciter des sourires d'incrédulité. Il voulut alors parler de haut, et menaça Gênes de la bloquer, si elle persistait dans la neutralité. Ces menaces étaient sérieuses, car la flotte de Nelson croisait dans la rivière de Gênes, et, au premier signal de l'ambassadeur, pouvait arriver devant la ville; mais Gênes était en état de repousser une attaque de vive force. Depuis l'affaire de la Modeste, les forts qui l'entouraient avaient été mis en état de défense, des mercenaires avaient été enrôlés, et les milices bourgeoises avaient reçu des armes. Les menaces de Drake ne firent pas plus d'impression que ses mensonges, et les Génois continuèrent à rester neutres.

L'ambassadeur d'Autriche, Girola, procéda avec plus d'habileté. Ses intrigues, adroitement conduites, faillirent jeter Gênes dans les bras de l'Autriche. Il existait à cette époque, enclavés dans le territoire de la République, un certain nombre de cantons, qu'on appelait les fiefs impériaux, véritables principautés qui étaient censées dépendre directement de l'Autriche, et sur lesquelles par conséquent Girola avait pleine et entière autorité. Les principaux de ces fiefs96 impériaux étaient Arquata, Tortone, Massa, Carrare et la Lunigiane. Girola voulut en faire des centres de résistance à l'influence française, et, couvert qu'il était par la neutralité génoise, non seulement il y appela tous les mécontents, mais aussi y réunit des soldats autrichiens, surtout les prisonniers qui parvenaient à s'échapper, leur envoya des armes, de l'argent, et organisa sur les derrières de l'armée française un ardent foyer de réaction. Un noble génois, le marquis de Spinola, possédait d'importantes propriétés dans l'un de ces fiefs, à Arquata. Gagné par Girola qui lui promettait monts et merveilles en cas de réussite, il souleva plusieurs milliers de paysans, et fit de sa seigneurie d'Arquata le centre de l'insurrection97. Ce mouvement pouvait, en s'étendant, devenir dangereux. Déjà tous nos traînards étaient assassinés, nos courriers arrêtés et maltraités, les petits détachements qui rejoignaient l'armée insultés et menacés. Quatre à cinq mille paysans bloquaient même dans le Montferrat quelques-unes de nos garnisons. Le général d'artillerie Dujard venait d'être tué, et les assassins, protégés par la connivence du Sénat de Gênes, se vantaient publiquement, à Novi et dans d'autres localités, du nombre de leurs victimes98.

Aussi bien il est bon de rappeler que, de tout temps, dans les montagnes de la Ligurie, se sont maintenues des bandes armées, véritables brigands comme il s'en rencontre encore dans quelques cantons de Grèce ou de Sicile, qui pillaient amis ou ennemis, et, sûrs de l'impunité à cause de la faiblesse ou de l'apathie de Gênes ou du Piémont, étaient arrivés à se constituer régulièrement. On les nommait les Barbets. Profitant des circonstances pour couvrir du beau nom de zèle politique leurs vols éhontés, les Barbets s'étaient posés comme les défenseurs de l'indépendance nationale. Deux de leurs chefs, Ferronne et Contino, prétendus champions de la cause patriotique, mais en réalité simples mercenaires soudoyés par Girola, s'étaient joints aux bandes insurgées dans les fiefs impériaux, et rendaient difficiles les communications de Bonaparte avec la France. À plusieurs reprises, Faypoult s'était plaint au Sénat de Gênes de l'appui secret qu'il prêtait à ces insurgés et à ces bandits. On lui avait promis justice, mais les déprédations continuaient. Bonaparte résolut d'en finir; il avait eu un instant l'intention de faire arrêter Girola en pleine ville de Gênes99, mais il ne se crut pas encore assez fort pour braver aussi ouvertement la République, et préféra user de son droit et disperser les Barbets et leurs singuliers alliés. Le général Garnier, qui était à Nice, se mit à la tête d'une colonne mobile, tomba à l'improviste sur les Barbets, et tua leurs deux chefs, Ferrone et Contino; mais leur entière destruction était impossible dans ce pays accidenté et qu'ils connaissaient admirablement. Néanmoins leurs bandes furent désorganisées, et le brigandage réduit à des attaques isolées.

Restaient les fiefs impériaux. Bonaparte chargea le général Lannes de les réduire. Un ordre du jour impitoyable fut rédigé. Toutes les communes qui n'amèneraient pas immédiatement à Tortone trois députés avec les procès-verbaux de prestation d'obéissance à la France, seraient traitées en ennemies; tous les seigneurs qui, dans les cinq jours, ne se rendraient pas de leurs personnes à Tortone pour y prêter serment, auraient leurs propriétés confisquées. Tous ceux qu'on trouverait nantis d'armes et de munitions seraient fusillés. «Toutes les cloches qui auront servi à sonner le tocsin seront descendues du clocher et brisées; vingt-quatre heures après le reçu du présent ordre, ceux qui ne l'auront pas fait, seront réputés rebelles et le feu sera mis à leur village100.» Lannes exécuta sans rémission ces ordres draconiens. Il enferma tous les conseillers municipaux des sept à huit villages compromis, et leur annonça froidement qu'ils allaient être fusillés, si, dans un quart d'heure, ils ne donnaient pas la liste des assassins de leur village. Cette liste fut donnée. Une colonne mobile était aussitôt formée, les assassins saisis, et, sans autre forme de procès, fusillés devant leurs maisons. Arquata osa résister. Lannes s'en empara, et passa tous les révoltés au fil de l'épée. Quant au village, il fut brûlé.

Pendant ce temps, Murat se présentait de la part de Bonaparte au Sénat de Gênes. Il était chargé par lui de donner des explications sur l'exécution d'Arquata. Le choix du négociateur était prémédité. Bonaparte avait pris la précaution de s'expliquer sur ce point avec Faypoult: «Si vous présentiez ma lettre, lui avait-il écrit, il faudrait quinze jours pour avoir réponse, et il est nécessaire d'établir une communication plus prompte, qui électrise davantage ces messieurs.» Or, le bouillant et impétueux Murat était fort capable d'électriser les sénateurs génois. Il entra à Gênes comme dans une ville conquise, annonça qu'une commission militaire avait fait justice des principaux insurgés, et demanda, en outre, que le Sénat expulsât immédiatement l'ambassadeur Girola, punît Spinola de sa coupable conduite en confisquant ses biens et en prononçant son exil, enfin changeât les gouverneurs dont les sentiments étaient notoirement hostiles à la France. Si le Sénat éprouvait quoique velléité de résistance, Murat avait reçu l'ordre de menacer les Génois d'une punition exemplaire. Voici, du reste, les quelques passages de la lettre de Bonaparte qu'il était chargé de leur lire101: «Pour l'avenir, je vous demande une explication catégorique. Pouvez-vous, ou non, purger le territoire de la République des assassins qui le remplissent? Si vous ne prenez pas des mesures, j'en prendrai. Je ferai brûler les villes et les villages où sera commis l'assassinat d'un seul Français et les maisons qui donneraient asile aux assassins. Je punirai le magistrat négligent qui aura transgressé le premier les principes de la neutralité en accordant asile aux brigands.»

Pour mieux appuyer ces menaces, Bonaparte écrivait en même temps à Faypoult102 en lui annonçant sa prochaine arrivée à la tête des régiments victorieux de l'Autriche. Certes, l'aristocratie génoise aurait eu le droit de repousser de pareilles prétentions; mais elle eut peur d'engager avec le jeune conquérant une lutte dont l'issue n'était que trop facile à prévoir. Elle se soumit à toutes ses exigences. Non seulement la commission militaire française fonctionna librement sur le territoire génois, mais encore Spinola reçut un ordre d'exil, et l'ambassadeur d'Autriche Girola fut prié de sortir immédiatement de Gênes et de la République génoise.

Girola ne renonça pas à la lutte. Il s'était réfugié dans la vallée de la Scrivia, au château de Santa Margarita et continuait à y ourdir de nouvelles intrigues contre la France. Peu à peu, les débris des Barbets et des bandes d'Arquata se groupèrent autour de lui (juin-juillet 1796). Wurmser, informé de ce rassemblement, et comptant sur une diversion, lui fit passer des armes et des officiers instructeurs. Santa Margarita fut comme le rendez-vous des déserteurs et des prisonniers de guerre évadés. Un prêtre, Coirazza, excitait jusqu'au fanatisme ces bandes inexpérimentées; Malaspina, le seigneur du château, leur prêtait l'appui de son nom et de ses richesses. Enfin le résident anglais à Gênes, Drake, vint les rejoindre à la suite d'une affaire assez étrange. Les Anglais, renouvelant leur triste exploit de la Modeste, venaient de s'emparer d'une tartane française dans la rade génoise de San Pietro d'Arena. Les Génois avaient essayé cette fois de défendre leur neutralité en tirant contre les vaisseaux anglais quelques coups de canon. Nelson avait aussitôt demandé satisfaction, et, comme il ne l'avait pas obtenue, comme au contraire les Génois avaient provisoirement fermé tous leurs ports aux Anglais, il s'en vengea en occupant l'île génoise de Capraja. Aussitôt Drake reçut l'ordre de quitter le territoire. Il n'obéit qu'à moitié, car il rejoignit Girola à Santa Margarita (septembre). Cette fois, Bonaparte, qui était au courant de toutes ces menées, résolut d'agir. Le commandant français de Tortone cerna le château, mais des souterrains existaient, dont on n'avait pas connaissance, et par lesquels s'enfuirent Girola, Drake, Coirazza, Malaspina, en un mot tous ceux qu'on avait espéré surprendre, et le brigandage continua.

Bonaparte ne se faisait pas illusion sur les sentiments de l'aristocratie génoise à l'égard de la France. Vainqueur il était assuré de sa docilité; vaincu, il se savait à l'avance dévoué aux rancunes patriciennes. Or, comme il avait l'intention bien arrêtée de négliger tous les sujets de mécontentement que lui fourniraient les États secondaires, il ne voulut pas brusquer la situation. Tant que le duel engagé avec l'Autriche ne serait pas terminé à son avantage103, il entendait avoir toutes ses forces en main, et, par conséquent ne pas en distraire une partie contre Gênes, Rome ou Naples, non pas qu'il ne fut à l'avance persuadé de l'issue de la lutte, mais il se proposait d'agir suivant les occasions, sauf à faire naître ces occasions. Sa correspondance avec Faypoult est très instructive à cet égard. Il ne lui dissimule pas son mépris104 pour l'aristocratie génoise, et lui fait part à plusieurs reprises de son projet de la renverser; mais, comme il ne sent pas encore le terrain solide, il ne veut s'engager qu'en toute sécurité. Il prescrit donc au ministre de France d'entretenir avec le Sénat génois une querelle toujours ouverte, de telle sorte qu'on puisse ou l'assoupir ou en faire un casus belli, suivant les circonstances. «Je connais trop bien l'esprit du perfide gouvernement de Gênes105, lui écrivait-il de Bologne le 22 juin 1796, pour ne pas avoir prévu la réponse qu'il aurait faite. Voilà donc deux sujets de plainte. Tenez querelle ouverte sur l'un et l'autre sujet.» La lettre106 du 11 juillet 1796 est plus explicite encore: «Le temps de Gênes n'est pas encore venu, pour deux raisons: 1o parce que les Autrichiens se renforcent et que bientôt j'aurai une bataille; vainqueur, j'aurai Mantoue, et alors une simple estafette à Gênes vaudra la présence d'une armée; 2o les idées du Directoire exécutif sur Gênes ne me paraissent pas encore fixées. Il m'a bien ordonné d'exiger la contribution, mais il ne m'a prescrit aucune opération politique. Je lui ai expédié un courrier extraordinaire avec votre lettre, et je lui ai demandé des ordres, que j'aurai à la première décade du mois prochain. «D'ici ce temps-là, oubliez tous les sujets de plainte que nous avons contre Gênes. Faites-leur entendre que vous et moi nous ne nous en mêlons plus, puisqu'ils ont envoyé M. de Spinola à Paris… N'oubliez aucune circonstance pour faire renaître l'espérance dans le cœur du Sénat de Gênes, et l'endormir jusqu'au moment du réveil… enfin, citoyen ministre, faites en sorte que nous gagnions quinze jours, et que l'espoir renaisse ainsi que la confiance entre vous et le gouvernement génois, afin que, si nous étions battus, nous le trouvions ami107

Un autre motif engageait encore Bonaparte à ménager Gênes pour le moment. Cette ville était en effet devenue le grand marché d'approvisionnement de nos troupes. De plus, les banquiers génois étaient nos complaisants intermédiaires pour toutes les gigantesques opérations financières108 qui étaient la conséquence de l'invasion française. Enfin les fournisseurs et les agioteurs qui avaient eu confiance en Bonaparte, et lui avaient donné les moyens d'entrer en campagne, avaient à Gênes des intérêts considérables engagés. Haller, Cerfbeer, Collaud, Flachat et plusieurs autres, avaient besoin d'une ville neutre pour y préparer et y brasser leurs affaires. Le gouvernement, lui-même, avait besoin d'un marché financier à l'abri de toute surprise. C'est à Gênes par exemple que se concentrait l'argent des contributions de guerre, et c'est de Gênes que partait l'argent nécessaire pour l'entretien de nos armées. Gênes était, en outre, devenue comme le quartier général de ceux de nos agents ou de nos officiers que Bonaparte avait chargés de reprendre la Corse aux Anglais. C'est de Gênes que partait le chef d'escadron Bonnelles109 avec des armes et de l'argent pour nos partisans en Corse; à Gênes encore que résidaient les citoyens Broccini et Paravicini, chargés de se ménager une correspondance avec les patriotes corses; c'est un banquier génois, Balbi, qui fournissait les fonds pour l'achat des armes et l'entretien des espions. Pour tous ces motifs divers, et jusqu'à nouvel ordre, la neutralité génoise devait donc être et fut respectée. Lorsque nos victoires répétées sur l'Autriche eurent jeté l'Italie tout entière aux bras de Bonaparte, lorsque le signataire des préliminaires de Leoben se fut installé dans sa fastueuse résidence de Mombello pour y régler à son aise les affaires de la péninsule, tout changea de face. Il n'y avait plus alors besoin de dissimulation ou de ménagements. Dès le 6 juillet 1796110, au plus fort de la lutte contre l'Autriche, Bonaparte avait écrit au Directoire, et au confident de ses secrets desseins, à Carnot, pour leur soumettre un projet de reconstitution de la République génoise. Il s'agissait d'expulser un certain nombre de familles suspectes de sympathies autrichiennes, et de confier le pouvoir aux amis de la France. «Si vous approuvez ce projet-là, ajoutait-il en forme de conclusion, vous n'avez qu'à m'en donner l'ordre, et je me charge des moyens pour en assurer l'exécution.» Or le moment semblait venu d'exécuter ce projet, et les Génois, par un inexplicable aveuglement, vinrent, pour ainsi dire, au-devant de Bonaparte, et lui fournirent l'occasion que d'ailleurs il eût fait naître.

On sait que deux partis se divisaient la ville, les démocrates soutenus par la France, et les aristocrates encouragés par l'Autriche. Les victoires de la France, la chute de l'aristocratique Venise, les réformes radicales accomplies par Bonaparte d'abord dans la Cispadane, puis dans la Cisalpine, avaient comme exaspéré les espérances et les convoitises des démocrates. Ils avaient pour chef le pharmacien Morando, républicain de l'école jacobine, sincèrement convaincu de la nécessité d'une révolution pour obtenir la liberté, dont il s'était créé un idéal fantastique, d'ailleurs, honnête et loyal, admirable instrument d'anarchie que maniaient à leur guise un certain Philippe Doria, qui n'avait que le nom de commun avec la famille patricienne des Doria, et surtout un Napolitain réfugié, Vitaliani, éloquent, aimable, persuasif, et qui tramait sous le couvert de l'ambassade française la ruine de l'état, qui lui donnait l'hospitalité. Parmi les plus zélés jacobins génois figuraient aussi Jean-Baptiste Serra111 et son frère Jean-Charles. Jean-Baptiste s'était rendu à Paris dans l'été de 1792 et y était devenu l'ami de Robespierre. Au Moniteur du 17 octobre 1792 on peut lire une longue lettre rédigée par lui où il dénonce l'existence à Gênes d'un comité autrichien et ne cache pas ses sympathies pour la France. Un de leurs amis, Gaspare Sauli, avait également voyagé en France, s'y était lié avec le frère de Robespierre, et avait, à diverses reprises, essayé de prêcher à Gênes les nouveaux principes français. Arrêtés une première fois en 1793 par les inquisiteurs d'état, et durement traités par eux, Serra et Sauli avaient été relâchés grâce au ministre de France; mais ils n'avaient pas oublié leur captivité, et avaient juré de se venger. Aussi bien ils avaient trouvé de puissants protecteurs. Faypoult leur était tout dévoué. Saliceti, commissaire civil du Directoire, était venu tout exprès s'installer à Gênes, et passait tout son temps avec eux. La boutique de Morando, une arrière-salle du Grand Café sur la piazza des Bianchi, et le palais de l'ambassade française étaient devenus les lieux de réunion habituels des démocrates. Ils y conspiraient au grand jour, et, plus le terme approchait, plus ils se croyaient sûrs du succès, et agissaient presque à découvert. Un soulèvement populaire était imminent, d'autant plus dangereux que les conjurés se sentaient soutenus par la France. L'aristocratie génoise, de son côté, ne voulut pas succomber sans essayer de lutter. À la propagande démocratique elle répondit par la propagande réactionnaire. Les riverains de la Polcevera et du Bisagno reçurent des armes. Les montagnards des Apennins promirent de les seconder. À Gênes, les deux puissantes corporations des charbonniers et des portefaix, menacées par les démocrates dans l'exercice de leurs privilèges, jurèrent de les maintenir en exterminant leurs ennemis. Des deux côtés en un mot ou s'apprêtait à la lutte. L'aristocratie se crut même assez forte pour prendre les devants. Elle créa des inquisiteurs d'état avec des pouvoirs très étendus, et ces derniers ordonnèrent l'arrestation de Vitaliani. Aussitôt Faypoult le réclame comme couvert par l'immunité de l'ambassade, et le gouvernement génois a l'insigne faiblesse de le relâcher. Il eut honte pourtant de cette incroyable condescendance, et ordonna l'arrestation de deux autres démocrates connus par l'exaltation de leurs sentiments. Ce fut comme l'étincelle qui mit le feu aux poudres.

Le 21 mai 1797, plusieurs centaines de démocrates marchèrent sur le palais Ducal en hurlant la Marseillaise. Ils réclamaient la mise en liberté des deux détenus. Chemin faisant leur nombre augmenta; mais les Sénateurs leur répondirent avec fermeté que justice serait faite. Comme une garde imposante les défendait; comme d'un autre côté les démocrates ne se sentaient ni assez forts ni assez bien armés pour engager tout de suite les hostilités, ils feignirent d'agréer les explications des Sénateurs, et se rendirent ensuite au palais de France. Le rôle de Faypoult était tout indiqué. Il aurait dû se renfermer dans son caractère officiel, et engager les démocrates à se disperser; mais il avait semé la discorde depuis trop longtemps pour ne pas récolter la révolte. Il répondit donc aux démocrates qu'il appuierait leurs réclamations auprès du Sénat, et, en effet, quand deux sénateurs, Durrazzo et Cataneo, vinrent le prier de déclarer qu'il ne protégeait pas les démocrates, il les exhorta à modifier leur constitution et à rendre la liberté aux détenus. Le ministre de France avouait donc qu'il prenait une part effective à la conspiration, et la France, en sa personne, travaillait au renversement de l'antique constitution.

Faypoult se croyait, plus encore qu'il ne l'était, le maître de la situation. Il s'imaginait pouvoir exciter et retenir à son gré le parti démocratique. «Toujours est-il, écrivait-il à Bonaparte112, qu'en voilà assez pour créer un fil avec lequel il sera facile de mener les conseils, les collèges, et la réformation inévitable de Gênes, avec l'accélération ou le retardement de vitesse qui nous conviendra … pour qu'il soit notoire que la France, étrangère à l'organisation politique d'un peuple ami et indépendant, ne s'en sera mêlée que comme protectrice de la tranquillité de ce peuple.» Il se trompait: les fureurs populaires étaient déchaînées, et la révolution allait commencer.

Certains du succès depuis que l'ambassadeur de France s'était compromis en leur promettant officiellement son concours, les démocrates passèrent la nuit du 21 au 22 dans le délire de la joie, et dans l'attente de prochains désordres. Un certain nombre de Cisalpins et quelques Français se joignirent à eux. Les uns et les autres portaient la cocarde tricolore. Aux cris de vive le peuple! vive la liberté! ils se portèrent au palais de France, pendant que quelques-uns d'entre eux s'emparaient de la Darse, de l'Arsenal, du pont Royal, du fort de la Lanterne, et des portes Saint-Thomas et Saint-Bénigne. Ils eurent le tort de se porter aux prisons de la Malpaga, réceptacle immonde de débiteurs et de faillis, délivrèrent les prisonniers, leur donnèrent des armes, et les associèrent à leur entreprise. Les condamnés du bagne furent aussi déchaînés, et c'est avec cette escorte de voleurs et d'assassins qu'ils publièrent à grand bruit le renversement de l'aristocratie, la liberté de Gênes, l'abolition des taxes pour les pauvres, la déchéance des anciens magistrats et la nomination de leurs successeurs.

Le Sénat, surpris par cette brusque attaque, ne savait quel parti prendre. Les citoyens fidèles au gouvernement légitime restaient inactifs. Effarés, hors d'état de prendre une détermination, ils députèrent deux d'entre eux à Faypoult, en le priant de s'interposer. Faypoult ne demandait pas mieux. Il trouvait déjà que ses amis les démocrates allaient trop loin, et il avait appris avec peine la délivrance des faillis et des forçats. Il engagea donc les sénateurs à se résigner aux événements, et à réformer la Constitution dans un sens démocratique. Quatre d'entre eux furent aussitôt désignés pour s'entendre avec un nombre pareil de délégués du peuple sur les changements à opérer; mais il était déjà trop tard!

Les démocrates, surexcités par leur premier succès, ne voulaient plus d'un accommodement. Ils réclamaient l'abolition complète de tous les privilèges et la chute absolue de l'aristocratie. Déjà même ils entouraient en armes le palais du Gouvernement et s'apprêtaient à en enfoncer les portes à coups de canon, et à imposer de la sorte leurs volontés aux sénateurs. Mais la populace d'une grande ville est toujours assez nombreuse pour que chaque parti y recrute à sa guise des adhérents. L'aristocratie comptait parmi le peuple de nombreux partisans, surtout parmi les charbonniers et les portefaix; les premiers, rudes montagnards habitués aux privations dans leurs ventes de l'Apennin; les autres, robustes compagnons vivant au grand air sur les quais de Gênes. Excités par le clergé qui avait ordonné des prières de quarante heures, et moitié par haine pour les novateurs, moitié par amour de la religion qu'ils croyaient outragée, les deux corporations coururent aux armes aux cris de vive Marie! vive la religion! Ceux des membres de l'aristocratie qui n'avaient pas encore perdu tout courage, descendent aussitôt dans la rue, et prennent le commandement de ces bandes improvisées, qu'ils conduisent au combat. La mêlée fut atroce dans ces rues étroites, surchauffées par un soleil ardent, surtout à l'Arsenal et au pont Royal, où Doria se battit avec une vaillance digne d'une cause meilleure. Les démocrates furent enfin battus, et la réaction commença. Le cadavre de Doria, frappé à la tête des siens, fut longtemps l'objet des outrages de ces furieux. Faypoult, qui avait essayé d'arrêter le massacre, fut couché en joue, et il eût été tué sans une garde de cent hommes, que lui envoya le Doge. La maison du consul de France, La Cheise, fut pillée, et quelques Français mis à mort, entre autres Ménard, commissaire de la marine. Ce qui exalta la fureur du parti victorieux, c'est qu'on trouva dans la boutique de Morando des listes de proscription préparées à l'avance d'après les règles des conspirations classiques, et des lettres, beaucoup plus compromettantes, qui prouvaient les rapports des révolutionnaires avec l'ambassade de France.

Une scène burlesque marqua cette triste journée du 23 mai. Les démocrates avaient donné la liberté à un Turc esclave, et lui avaient appris à crier vive le peuple! Ce Turc tombe entre les mains d'une troupe de charbonniers qui, l'entendant crier vive le peuple! le maltraitent horriblement et le forcent à crier vive Marie! Ramené, dans la confusion du combat, au milieu des démocrates, ce partisan improvisé de la Vierge est aussitôt par eux roué de coups. Le malheureux, meurtri, effaré, ne comprenant plus rien aux événements, disait que les chrétiens étaient devenus fous, et il avait raison!

Force était donc restée à la loi, au gouvernement établi, et les démocrates, malgré l'appui secret de la France et leurs premiers succès, étaient réduits à fuir la vengeance des patriciens: mais l'incertitude où se trouvait le Sénat sur la manière dont Bonaparte recevrait ces nouvelles le jetait dans une grande perplexité. Le Doge lui écrivit une lettre pleine de soumissions et d'excuses au sujet du meurtre des Français. Bonaparte avait été déjà informé par Faypoult de ces graves événements, et il lui avait répondu113 sur-le-champ en lui enjoignant de quitter Gênes dans les vingt-quatre heures, si le Gouvernement ne lui accordait pas toutes les satisfactions qu'il exigeait. Il envoya en même temps son aide de camp Lavalette, avec une lettre insolente adressée au Doge, et qu'il devait lire en plein Sénat. Quand Lavalette se présenta à Faypoult pour lui faire part de sa mission, ce dernier lui objecta que jamais étranger n'avait paru devant le Sénat présidé par le Doge. «Il serait bien plus étrange, répondit l'aide de camp, qu'un ordre du général Bonaparte ne fût pas exécuté. Je me rendrai dans une heure au palais, et j'entrerai au Sénat sans m'occuper des formes de l'étiquette.» En effet, une demi-heure après, Lavalette était introduit, et, le sabre au côté, le poing sur la hanche, il donnait lecture de la lettre suivante, qui mérite d'être citée dans son intégralité, comme donnant la note exacte de la jactance française et de la faiblesse italienne, aux temps troublés dont nous avons essayé de retracer l'histoire114.

«Sérénissime Doge, j'ai reçu la lettre que votre Sérénité s'est donné la peine de m'écrire. J'ai tardé à y répondre jusqu'à ce que j'aie reçu les renseignements sur ce qui s'était passé à Gênes, et dont votre Sérénité m'a donné la première nouvelle. Je suis affligé et sensiblement affecté des malheurs qui ont menacé et menacent encore la République de Gênes. Indifférente à vos discussions intérieures, la République française ne peut pas l'être aux assassinats, aux voies de fait de toute espèce qui viennent de se commettre dans vos murs contre les Français. La ville de Gênes intéresse sur tant de points la République française et l'armée d'Italie, que je me trouve obligé de prendre des mesures promptes et efficaces pour y maintenir la tranquillité, y protéger les propriétés, y conserver les communications, et assurer les nombreux magasins qu'elle contient. Une populace effrénée et suscitée par les mêmes hommes qui ont fait brûler la Modeste, aveuglée par un délire qui serait inconcevable, si l'on ne savait que l'orgueil et les préjugés ne raisonnent pas, après s'être assouvie du sang français, continue encore à maltraiter tous les citoyens français portant la cocarde tricolore.

«Si, vingt-quatre heures après la réception de la présente lettre, que je vous envoie par un de mes aides de camp, vous n'avez pas mis à la disposition du ministre de France tous les Français qui sont dans vos prisons; si vous n'avez pas fait arrêter les hommes qui excitent le peuple de Gênes contre les Français; si enfin vous ne désarmez pas cette populace, qui sera la première à se tourner contre vous lorsqu'elle comprendra les conséquences terribles de l'égarement où vous l'avez entraînée; le ministre de la République française sortira de Gênes et l'aristocratie aura existé.

«Les têtes des sénateurs me répondront de la sûreté de tous les Français qui sont à Gênes, comme les États entiers de la République me répondront de leurs propriétés.

«Je vous prie, du reste, de croire aux sentiments d'estime et à la considération distinguée que j'ai pour la personne de votre Sérénité.»

Tel était le langage superbe et injurieux de Bonaparte à un gouvernement respectable par son antiquité, et au chef d'un peuple brave et généreux. Il y eut un moment de fureur, mais trop court, dans l'assemblée. Les vieux souvenirs des temps héroïques se réveillèrent. Ci batteremo. Eh bien! nous nous battrons! s'écria un sénateur: mais cet appel aux nobles passions du cœur humain resta sans écho. Au contraire, on eût dit que les sénateurs génois avaient peur du courage de l'un d'entre eux, car ils ne songèrent plus qu'à obéir. Lavalette alla lui-même délivrer les prisonniers français qui s'attendaient à être massacrés, et les fit conduire par des officiers génois jusqu'à l'hôtel de l'ambassade, à travers les rangs pressés d'une foule qui commençait à trembler de son audace. Il demanda et obtint l'élargissement des prisonniers cisalpins, qui, pourtant, étaient venus tout exprès à Gênes pour y renverser le gouvernement, et avaient été pris les armes à la main. Enfin, il fit procéder au désarmement général. Le Sénat se prêta sans résistance à cette dernière mesure, car il craignait de se trouver à la merci d'un soulèvement populaire. Il promit même une gratification de deux livres à tous ceux qui reporteraient leurs armes au dépôt militaire; mais, quand il fallut livrer à la vengeance de Bonaparte Grimaldi et Spinola, les inquisiteurs d'État qui pourtant n'avaient fait que leur devoir en essayant de soutenir le gouvernement établi; quand il fallut se résigner à la honte d'abandonner Cataneo, le sénateur qui s'était mis à la tête des charbonniers et des portefaix, l'humiliation fut profonde, et les regrets amers. Il est vrai que tout le monde avait le sentiment de l'impuissance absolue de la République. Deux divisions françaises115 étaient déjà en marche contre Gênes. Le temps était passé de la résistance. Les patriciens génois s'inclinèrent devant la force brutale, et acceptèrent toutes les exigences de ce vainqueur sans combat.

Aussi bien le but principal de ces menaces n'était pas la libération de quelques détenus ou l'emprisonnement de trois magistrats. Dans la pensée de Bonaparte, ce n'étaient là que les côtés secondaires de la question. Ce qu'il voulait surtout, c'était un changement de gouvernement, c'était la substitution de la démocratie à l'aristocratie. Ses agents, Faypoult surtout, insistaient auprès du Sénat génois et l'engageaient à faire des concessions démocratiques, et à ouvrir une porte aux idées de réforme, s'ils ne voulaient être entraînés par elles. Ces exhortations, vivement présentées, produisirent un effet immédiat. À la vérité, le plus grand nombre des Sénateurs redoutaient ces concessions, qui ne leur rapporteraient que mépris et persécutions; l'exemple de Venise les terrifiait. Quelques-uns d'entre eux pensaient au contraire qu'une réforme était indispensable, et ils l'aimaient mieux, rédigée par Bonaparte qu'imposée par la faction démocratique. Le Sénat restait donc indécis, et il se complaisait dans cette incertitude, suivant l'habitude de tous les gouvernements séniles qui s'attachent à tout prix au statu quo. Mais les divisions françaises de Rusca et de Serrurier s'approchaient de Gênes. D'autres troupes s'ébranlaient de Crémone pour les appuyer en cas de besoin. Les démocrates116, encouragés par la présence de nos troupes, relevaient la tête, et déjà reprenaient confiance. À Finale, à Savone, à Porto-Maurizio, ils avaient déjà planté des arbres de liberté, en sorte que, menacés par un parti puissant, entourés de soldats étrangers, harcelés par les agents du Directoire ou les lieutenants de Bonaparte, les sénateurs génois n'avaient même plus la liberté de délibérer. Ils se résignèrent donc à envoyer à Bonaparte trois d'entre eux, Cambiaso, Carbonaro et Serra, trois patriotes éclairés et fort estimés. En même temps, ils expédièrent à Paris Rivarola, en lui recommandant, puisqu'il fallait se plier à la nécessité, de faire en sorte que l'ancienne forme de gouvernement subît le moins d'altération possible, et surtout de sauvegarder l'intégrité du territoire.

C'était à Mombello, plus encore qu'à Paris, que devaient être fixées les destinées de la République génoise. Les négociations ne traînèrent pas en longueur, car les idées de Bonaparte se trouvèrent en harmonie avec celles des négociateurs génois. Bonaparte acceptait la démocratie, mais la démagogie lui répugnait. Homme de guerre et de discipline, il cherchait avant tout à maintenir l'ordre: aussi penchait-il vers les idées modérées et confiait-il volontiers la direction des affaires à ceux qui, par raison plutôt que par sympathie, acceptaient les réformes et raisonnaient leur adhésion. Le 5 juin fut signé un traité provisoire117. Le gouvernement devait appartenir dorénavant au peuple tout entier, et non plus seulement aux nobles, c'est-à-dire que le dogme de la souveraineté nationale était proclamé. Le pouvoir législatif était confié à deux Chambres de 300 et de 500 membres; le pouvoir exécutif à 12 sénateurs présidés par un Doge. À partir du 14 juin118, un gouvernement provisoire de 22 membres, sous la présidence du Doge, serait institué pour ménager la transition, et une commission spéciale réglerait les détails de la nouvelle Constitution. Des articles spéciaux garantissaient le libre exercice de la religion catholique, la franchise du port de Gênes, la dette publique et la banque de Saint-Georges. La France accordait en outre le respect du territoire, et, sauf indemnité pour les Français insultés ou lésés dans les journées du 22 et du 23 mai, amnistie pleine et entière. Certes, ces modifications étaient de tous points excellentes, car le principe de l'égalité devant la loi était admis, les privilèges surannés disparaissaient, mais le principe de l'autorité était respecté et la licence comprimée. Pourtant les exaltés du parti démocratique ne se contentèrent pas de ces réformes.

La nouvelle du traité de Mombello ne fut connue à Gênes que le 14 juin. Les rues et les places publiques sont aussitôt encombrées par la foule, qui pousse des cris de joie en apprenant la chute de l'aristocratie. Des arbres de liberté sont dressés sur les places publiques119. Les cocardes tricolores sont également arborées. Quelques dames avaient préparé des bonnets à trois couleurs, qu'elles appelaient bonnets de liberté: elles les distribuèrent aux démocrates, qui s'en parèrent avec bonheur. Morando ne se sentait plus d'aise. Vitaliani haranguait la multitude, et l'excitait à crier vive la liberté! Bientôt commencèrent les excès, car l'imitation servile des tragi-comédies jacobines prévalut. La foule, guidée par Morando et Vitaliani, se porta au palais Ducal, afin de brûler le livre d'or, soigneusement déposé dans une chambre d'où il ne sortait que pour recevoir l'inscription d'une famille récemment anoblie. Ce n'était à vrai dire qu'une sorte d'almanach de la noblesse. On s'en empara après avoir brisé toutes les portes, et on le brûla sur la place d'Acqua Verde. On descendit même jusqu'à la puérilité; car on perça à coups de baïonnette ou de sabre cet emblème innocent. En même temps le peuple brûla la chaise à porteur du Doge, l'urne au scrutin du Sénat, et quelques instruments à l'usage des patriciens. On croyait ainsi tuer l'aristocratie120.

Une action autrement blâmable fut de renverser et de briser, dans la cour du palais Ducal, la statue d'André Doria, élevée par la reconnaissance des anciens Génois à la mémoire et aux vertus de ce citoyen éminent. On en suspendit la tête et les bras à l'arbre de la liberté, et les autres morceaux furent jetés dans les égouts121. Que présageaient aux vivants les outrages dirigés contre les morts illustres, et l'oubli des services éminents rendus à la patrie? Bonaparte, et cet acte l'honore, rougit de cette lâcheté et rappela les Génois au sentiment de la pudeur en leur adressant la lettre suivante: «Citoyens, j'apprends avec le plus grand déplaisir que, dans un moment de chaleur, l'on a renversé la statue d'André Doria. André Doria fut grand marin, et homme d'État. L'aristocratie était la liberté de son temps. L'Europe entière envie à votre ville le précieux avantage d'avoir donné le jour à cet homme célèbre. Vous vous empresserez, je n'en doute pas, à relever sa statue. Je vous prie de vouloir m'inscrire pour supporter une partie des frais que cela occasionnera, et que je désire partager avec les citoyens les plus zélés pour la gloire et pour le bonheur de votre patrie122

Aussi bien Bonaparte s'inquiétait de l'opinion publique et prenait à son égard des ménagements infinis. Il écrivait123 à Faypoult, en le priant d'engager Poussielgue, qui maniait facilement la plume, à composer une relation de la révolution de Gênes: «Ce n'est que parce que les patriotes et les gens sages n'écrivent jamais, ajoutait-il, que l'on livre l'opinion à un tas de misérables stipendiés qui la pervertissent et tuent l'esprit public.» Une pareille invitation était un ordre auquel se conforma Poussielgue. Il composa donc la relation de la révolution de Gênes, et en envoya un exemplaire à Bonaparte qui le remercia de son attention, et écrivit tout de suite à Faypoult en le priant d'acheter pour son compte cinq cents exemplaires, non pas tant pour encourager l'auteur que pour répandre un écrit qui expliquait et justifiait son intervention à Gênes. Ingénieux et précis dans ses instructions, il recommandait en même temps à Faypoult de distribuer ces cinq cents exemplaires de façon à contenter tout le monde: «Vous m'en enverrez directement cent, lui disait-il124, et cent autres au citoyen Girardin, libraire au Palais-Royal, sans aucune espèce de lettre d'envoi. Je vous prie d'envoyer les trois cents autres à tous nos ministres en Europe, à tous les ministres des affaires étrangères des gouvernements italiens, aux membres les plus marquants de tous les partis du conseil des Cinq Cents, des Deux Cent Cinquante, au Congrès des Grisons, aux principaux cantons de la Suisse, et à nos principaux consuls en Espagne.»

87

Mémoire servant d'instructions pour le citoyen Tilly. – Projet d'une diversion imprévue en Italie et en Allemagne. Ces deux mémoires, conservés aux Archives nationales, ont été analysés par Iung: Bonaparte et son temps, t. I, p. 419.

88

Iung, ouv. cit., t. I, p. 416.

89

«Il s'agit de savoir si la République de Gênes veut ou ne veut point renvoyer de ses États le nommé Tilly et tous les autres agents ou suppôts de la Convention soi-disant nationale … et la remise des propriétés de la France à Gênes … sinon le blocus aura lieu, et la destruction du commerce de Gênes sera complète.» Cité par Iung, t. I, 417.

90

C'est sans doute à ce moment et probablement dans les bureaux de Tilly que fut composée, à Gênes, une chanson contre les Anglais, dont M. Boccardi, le savant professeur de l'Université de Gênes, cite le couplet suivant dans ses Imbreviature di Giovanni Scriba:

Les Génois avaient dit entre eux:

Les Anglais sont de f… gueux;

Ne dansons désormais

Aucun pas anglais;

Dansons la Carmagnole,

Vive le son, vive le son!

Vive le son du canon!


91

Lettre citée par Iung, t. I, 433.

92

Instructions de Ricord à Bonaparte (Iung, t. I, 437).

93

Correspondance, I, 110.

94

Id., 10 avril 1796, I, 120. Cf. lettre du 26 avril au Directoire (I, 180): «Quant à Gênes, vous serez le maître de prescrire ce que vous voulez qu'on fasse. Il serait bon, pour l'exemple, que vous exigiez de ces messieurs quelques millions. Ils se sont conduits d'une manière horrible à notre égard.» —Id., 20 avril, t. II, 207.

95

Ces lettres sont remarquables par le ton de confiance et d'intimité qui y règne. Voir notamment lettre du 1er avril 1797, Correspondance, t. I, p. 120.

96

Deux de ces fiefs repoussèrent toutes les ouvertures de Girola. Pour les récompenser, Bonaparte leur accorda une sorte d'immunité. «Il n'y sera frappé aucune réquisition, à moins d'ordres particuliers. Défense sera faite par le général en chef de l'armée d'Italie, aux différents employés de la République française, de donner aucune espèce d'ordre dans ces susdits fiefs.» Tortone, 13 juin 1796. Correspondance, t. I, p. 307.

97

Lettre de Bonaparte au Directoire, le 11 juin 1796. Corresp., I, 415. «Les grands chemins de Gênes à Novi ont été couverts de nos courriers et de nos soldats assassinés. Les assassins, protégés dans la République, se vantaient publiquement … du nombre d'hommes qu'ils avaient assassinés. On espérait que tant de raisons d'inquiétude ralentiraient notre marche et nous obligeraient à affaiblir notre corps d'armée.»

98

Voir dans la Correspondance un rapport en date de Tortone, 13 juin 1796: «Le général en chef porte plainte à la commission militaire contre le seigneur d'Arquata, M. Augustin Spinola, comme étant le chef de la rébellion qui a eu lieu à Arquata, où il a été assassiné plusieurs soldats, déchiré la cocarde tricolore, pillé les effets de la République, et arboré l'étendard impérial… Il demande que la commission militaire le juge conformément aux lois militaires…»

99

Lettre de Bonaparte à Faypoult (7 juin 1796). Correspondance, t. I, p. 375: «… Je suis instruit que le ministre de l'Empereur à Gênes excite les paysans à la révolte et leur fait passer de la poudre et de l'argent. Si cela est, mon intention est de le faire arrêter dans Gênes même.»

100

Ordre du jour du 11 juin 1790. Corresp., I, 101. On peut rapprocher du cet ordre du jour la lettre du 16 juin (Correspondance, I, 410) adressée au gouverneur de Novi: «Vous donnez refuge aux brigands, les assassins sont protégés sur votre territoire; il y en a aujourd'hui dans tous les villages. Je vous requiers de faire arrêter tous les habitants des fiefs impériaux qui se trouvent aujourd'hui sur votre territoire. Vous me répondrez de l'exécution de la présente réquisition. Je ferai brûler les villes et les maisons qui donneront refuge aux assassins ou ne les arrêteront pas.»

101

Correspondance, 16 juin 1796, I, 405.

102

Correspondance t. I, p. 453. Roverbella, 5 Juillet 1796: «Si la République de Gênes continue de se conduire comme elle aurait dû ne jamais cesser de le faire, elle évitera les malheurs qui sont prêts à tomber sur elle. Il nous faut quinze millions d'indemnité pour les bâtiments que, depuis cinq ans, elle laisse prendre sur sa côte… Mes troupes sont en marche. Avant cinq jours j'aurai 18,000 hommes sous Gênes.»

103

Voir Correspondance de Bonaparte, II, 33 (2 octobre 1796): «Il est une autre négociation qui devient indispensable: c'est un traité d'alliance avec Gênes.» Id., II, 42 – (8 octobre): «Environné de peuples qui fermentent, la prudence veut qu'on se concilie celui de Gênes jusqu'à nouvel ordre.» —Id., II, 46 – (11 octobre): «Je reviens à mon principe en vous engageant à traiter avant un mois avec Gênes.»

104

Curieuse lettre du 15 juin 1796, adressée par Bonaparte à Faypoult: «Nous avons établi beaucoup de batteries sur la rivière de Gênes. Il en faudrait vendre aujourd'hui les canons et les munitions aux Génois, afin de ne pas avoir à les garder, et de pouvoir cependant les trouver en cas de besoin.» Est-il possible de traiter avec plus de désinvolture un gouvernement étranger!

105

Correspondance, t. I, p. 421. Consulter, à propos de ces ménagements calculés, le très intéressant article de M. Ludovic Sciout: la République française et la République de Gênes.(Revue des Questions Historiques, janvier 1880.)

106

Correspondance, t. I, p. 472.

107

Malgré ces protestations intéressées, Bonaparte avait déjà sa résolution arrêtée au sujet de Gênes. Voici, en effet, ce qu'il écrivait à Faypoult, dès le 20 juillet 1796, au sujet d'un incident vulgaire, d'une bataille des rues (Correspondance, t. I, p. 487): «Je suis aussi indigné qu'il est possible de la conduite insolente et ridicule de la populace de Gênes. Je ne m'attendais certes pas à un événement aussi extravagant; cela hâtera le moment… Au reste, peut-être n'est-il pas mauvais que ces gens-là se donnent des torts: ils les paieront tous à la fois.»

108

Correspondance, Lettre à Faypoult, du 11 juillet 1796 (t. I, p. 472): «Faites passer promptement à Tortone tout ce qui se trouve chez M. Balbi. L'intention du Directoire est de réunir tout à Paris pour faire une grande opération financière. J'y ferai passer trente millions.» Cf. lettres du 22 juin 1796 (t. I, p. 421). – Du 17 juin 1796, au général Meynier (t. I, p. 412).

109

Correspondance, Milan, 21 mai 1796. I, 310. Id., I, 311. —Id.

110

Correspondance. Lettre du 6 juillet 1796, datée de Roverbella: «Je pense, comme le ministre Faypoult, qu'il faudrait chasser de Gênes une vingtaine de familles qui, par la constitution même du pays, n'ont pas le droit d'y être, vu qu'elles sont feudataires de l'Empereur ou du roi de Naples; obliger le Sénat à rapporter le décret qui bannit de Gênes huit ou dix familles nobles; ce sont celles qui sont attachées à la France et qui ont, il y a trois ans, empêché la République de Gênes de se coaliser. Par ce moyen-là, le gouvernement de Gênes serait composé de nos amis, et nous pourrions d'autant plus y compter que les nouvelles familles bannies se retireraient chez les coalisés, et dès lors les nouveaux gouvernants de Gênes les craindraient comme nous craignons chez nous le retour des émigrés.»

111

Marcellin Pellet. La Révolution de Gênes en 1797. – Cf. Ach. Neri. Un giornalista della rivoluzione genovese (Illustrazione Italiana, fév. 1887). – Belgrano, Imbreviature di Giovanni Scriba (1882).

112

Lettre citée par Botta, t. II, p. 451.

113

Correspondance, t. III, p. 75. Mombello, 27 mai 1797: «Les puissances de l'Italie se joueront-elles donc toujours de notre sang? Je vous requiers, si, vingt-quatre heures après que mon aide de camp aura lu la présente lettre au Doge, les conditions n'en sont pas remplies dans tous ses détails, de sortir sur-le-champ de Gênes et de vous rendre à Tortone. Je crois qu'il est nécessaire de prévenir les Français établis à Gênes, qui auraient des craintes, qu'ils cherchent à se mettre en sûreté. Puisque l'aristocratie veut nous faire la guerre, il vaut mieux qu'elle se déclare actuellement que dans toute autre circonstance. Elle ne vivra pas dix jours.» – Cf. nouvelle lettre à Faypoult, du 29 mai 1797 (Corresp., III, 80). – Cf. la lettre écrite au Directoire, de Mombello, le 30 mai 1797, pour le mettre au courant de l'émeute du 21-23 mai, et lui annoncer une sévère répression, T. III, p. 81: «Les petites puissances d'Italie sont accoutumées depuis sept ans à vilipender les Français, à les laisser assassiner dans les rues et à n'avoir pour eux aucune espèce de considération ni de justice. Ce ne sera que par des exemples sévères, que par une attention soutenue du Gouvernement français pour faire punir les hommes qui, dans les différents États, prêchent la populace contre nous, que l'on parviendra à revêtir les citoyens français des mêmes égards que l'on a eus pour les sujets des autres puissances.» Lavalette. Mémoires.

114

Correspondance, t. III, p. 75, Mombello, 27 mai 1797. – Cf. t. III, p. 84, Lettre du 1er juin 1797, adressée au Directoire pour lui annoncer qu'il va «faire peur» au Gouvernement génois, et lettre du 3 juin (t. III, p. 90) où il rend compte de la mission de Lavalette.

115

Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 1er Juin 1797 (Corresp., t. III, p. 81) «Aujourd'hui arrivent à Tortone 3 à 4,000 hommes que j'y ai envoyés. Je les ferai soutenir au besoin par les 8,000 Piémontais qui sont à Novare, comme nous en sommes convenus avec l'envoyé du roi de Sardaigne.»

116

Lettre de Bonaparte au Directoire, Mombello, 3 juin 1797 (Correspondance, t. III, p. 90): «Mon aide de camp Lavalette a trouvé le peuple de Gênes extrêmement divisé. Les charbonniers et les portefaix ameutés, payés et armés par le Sénat, paraissent animés au dernier point contre les Français; le reste du peuple, spécialement les négociants et les marchands, extrêmement bien disposés pour la République Française, dont ils espèrent quelques modifications dans leur gouvernement.»

117

Les conditions en sont énumérées dans la Correspondance, t. III, p. 94.

118

Lettre du 7 juin 1797 adressée au Doge, pour l'avertir que la convention est signée et lui communiquer la liste du gouvernement provisoire de vingt-deux membres (Correspondance, t. III, p. 109). Même date, lettre à Faypoult (III, 102).

119

Voir la relation adressée par un certain Poggi, dans le style emphatique de l'époque, à la Société d'instruction populaire de Milan: «Le peuple entier nageait dans les douceurs réservées aux purs républicains, si l'on en excepte le brutal oligarque qui, accroupi dans un coin secret, mordait peut-être la poussière restée veuve de son or fatal, semé mal à propos. Tout à coup la voix sonore de la Renommée annonce que, dans le quartier du Pré, le peuple dans l'ivresse a planté le premier arbre de liberté. Ce fut une voix créatrice. Dans un instant on vit des arbres se dresser sur chaque place. Gênes parut un bois, car plus de cent furent plantés dans un jour.» Ce morceau ridicule est cité par Cantu: Histoire des Italiens, t. XI, p. 98.

120

Poggi, cité par Cantu (ut supra, p. 69), raconte ainsi, dans son absurde phraséologie, cette cérémonie d'expiation: «Les cendres furent livrées au vent, qui les emporta sur la mer Tyrrhénienne pour les confondre avec celles du livre d'or naguère brûlé sur les lagunes Adriatiques, et là, sur les ailes d'autres vents, elles furent transportées au gouffre profond de l'Achéron!»

121

Correspondance, t. III, p. 134, Mombello, 10 juin 1797. Au gouvernement provisoire de Gênes. – Cf. Giornale Ligustico, an XIV, fas. 3-4 1887. A. N. La statue et une médaille d'André Doria.

122

Cf. La curieuse lettre du 10 juin 1797, adressée au gouvernement provisoire, et renfermant, avec un appel à la concorde, des conseils de modération et de prudence (t. III, p. 131).

123

Correspondance, t. III, p. 270. 9 septembre 1797.

124

Correspondance, t. III, p. 227.

Bonaparte et les Républiques Italiennes (1796-1799)

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