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CHAPITRE I
Pourquoi la Renaissance ne s'est point produite en France
ОглавлениеLa France compte, dans l'histoire de ses origines, deux grands siècles, le XIIe et le XIIIe. C'est l'époque des croisades, de l'affranchissement des communes, l'âge d'or de la scolastique. Par sa langue et ses entreprises politiques, par son Université de Paris, par sa littérature et les ouvrages de ses artistes, notre pays eut alors sur tout l'Occident et parfois même sur l'Orient la primauté intellectuelle. Le français de Villehardouin fut longtemps parlé à Athènes, à Sparte et dans l'Archipel. L'Europe lisait nos poëmes chevaleresques et s'égayait de nos fabliaux. L'esprit humain s'était réveillé chez nous et grâce à nous: la Renaissance semblait commencer. Je dois rappeler d'abord quels furent, en France, les premiers signes de cette révolution, la plus grande que l'histoire ait vue depuis le christianisme; j'essaierai d'expliquer pourquoi il n'a pas été donné à nos pères de l'accomplir jusqu'à la fin. On comprendra mieux pourquoi l'Italie a pu reprendre et achever l'œuvre interrompue de la civilisation, et rallumer la lampe sacrée qui s'était éteinte entre nos mains.
I
Il faut signaler, au début même de cette recherche, dans les premiers efforts que la France tenta pour renaître à la vie de l'esprit, une cause d'impuissance assez grave. Au XIIe siècle, sur le territoire qui s'étend entre l'Escaut, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées, nous trouvons deux langues très-distinctes dont l'une, celle du Nord, se subdivise en plusieurs dialectes bien tranchés; deux littératures d'origines et d'inspiration différentes, deux civilisations diverses en éclat et en durée, enfin, jusqu'à un certain point, deux formes de régime politique. Ces deux Frances que séparait la Loire s'entendirent et se pénétrèrent si peu durant leurs périodes florissantes, que la critique manque de données pour débattre cette question: si le Midi provençal n'avait point été écrasé par la croisade de l'Albigeois, aurait-il, grâce à la vivacité et à l'ardeur de son génie, ranimé à temps l'esprit français de langue d'oïl et l'aurait-il guéri assez profondément du mal qu'il portait en lui, pour que notre patrie pût devancer l'Italie dans l'enfantement de la Renaissance?
Considérons donc, à part l'une de l'autre, ces deux moitiés de la France, et, d'abord, la contrée qui, venue seulement à la seconde heure, après un siècle de vie brillante et de poésie, succomba tragiquement et sortit la première de l'histoire.
Ce grand pays, que sa langue et le souvenir de Rome firent longtemps désigner du nom de Provence, avait été favorisé par les conditions les plus heureuses: une nature riante, un ciel clément à l'olivier et à la vigne, des campagnes sillonnées par les routes romaines, des villes populeuses, les unes, telles que Toulouse et Bordeaux, assises sur un fleuve docile; d'autres, telles que Narbonne, Aigues-Mortes, Montpellier, reliées directement à la Méditerranée. Là, les invasions germaniques n'avaient pas laissé de traces douloureuses; la culture latine, la grâce de l'esprit grec n'avaient jamais disparu entièrement de ces cités où jadis la vieille Gaule s'était mise à l'école de la sagesse païenne; les monuments de l'époque impériale à Nîmes, à Arles, à Orange, semblaient toujours, dans la vallée du Rhône, comme le symbole des traditions nobles que le malheur des temps avait partout ailleurs effacées. Les Sarrasins même y avaient déposé des germes bienfaisants: Montpellier, en relation avec Cordoue, Tolède et Salerne, pratiquait les sciences arabes, la médecine, la botanique et les mathématiques. Les écoles juives étaient actives à Narbonne, à Béziers, à Nîmes, à Carcassonne, à Montpellier. Le commerce était prospère et contribuait non-seulement à l'utilité, mais à l'élégance de la vie. Les marchands du Languedoc allaient chercher en Asie les étoffes magnifiques, les parfums et les épices précieuses de l'Orient. La bourgeoisie s'enrichissait, et la richesse aidait à sa puissance. Elle avait gardé, du régime municipal de Rome, la tradition du privilége. Le bourgeois était gentilhomme au second degré; il fortifiait son logis et veillait sur les franchises de sa cité couronnée de tours; il figurait même dans les tournois et revêtait l'armure chevaleresque1. La noblesse n'était point jalouse de la bourgeoisie; noblesse lettrée pour le temps, beaucoup moins batailleuse que dans le Nord, amie des arts de la paix et bienveillante. C'est pourquoi, sans grand effort et en peu d'années, la France du Midi délia les plus gênantes entraves du régime féodal. Dès le commencement du XIIe siècle, la Provence, tout le Languedoc, la Guienne, l'Auvergne, le Limousin et le Poitou étaient des États libres dont les ducs et les comtes ne reconnaissaient eux-mêmes de suzerain que pour la forme, et en changeaient à volonté2. Les grandes Communes de ce pays, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nîmes, Arles, obtinrent dans leur plénitude les libertés municipales. Toulouse, sous le sceptre léger de son comte, était une véritable république. Dans ces cités, où la transmission des magistratures locales était soigneusement réglée, la vie publique n'était point troublée, comme dans la plupart des Communes italiennes, soit par les entreprises des factions oligarchiques, soit par les impatiences de la démocratie. L'attrait de la croisade, l'émotion de l'Occident chrétien qui s'ébranlait tout entier pour une entreprise héroïque, achevèrent l'éveil de l'esprit provençal: ce pays pacifique, que le bien-être charmait et qui grandissait dans la liberté, se peupla tout à coup de chanteurs. Guillaume, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, qui partit en 1101 à la tête de plus de cent mille hommes, fut le premier des troubadours.
II
C'était l'esprit laïque qui se levait sur la Garonne et sur le Rhône. Jusqu'alors la littérature provençale avait été dans les mains de l'Église. Aux Xe et XIe siècles, la poésie du Midi est toute d'édification, et les débris qui nous en restent ne font pas regretter ce qu'on en a perdu. Passion du Christ, Vies des Saints, poëme sur Boëce, hymnes à la Vierge Marie, où les strophes latines se mêlent aux strophes romanes, récits de martyres découpés en couplets, tels que le Planch (planctus) de Sant Esteve, que l'on psalmodie à l'office de la messe, toutes ces œuvres de l'époque primitive s'adressent uniformément à la conscience du fidèle3. Le troubadour, lui, chante afin de réjouir les chevaliers, les dames, les bourgeois, les hommes d'armes et la foule, et, sur sa lyre si bien montée pour l'expression des passions humaines, c'est encore la corde mystique qui sonne le moins souvent.
Il n'y eut guère de poésie plus profondément populaire; aucune ne fut plus d'accord avec les sentiments du siècle et du pays où elle se développa. Elle est favorisée par les grands et n'est point aristocratique; elle est pratiquée par des rois, tels qu'Alphonse II d'Aragon, par les hauts seigneurs féodaux du Poitou, de la Saintonge, de la Guyenne, du Périgord et de la Provence propre; par les nobles dames, telles que la comtesse Béatrice de Die; mais les bourgeois, tels que Faydit, les simples écuyers, les pages, des fils de marchands, tels que Jauffre Rudel, ou d'artisans, tels que Bernard de Ventadour; des hommes du peuple, tels que Pierre d'Auvergne et Pierre Rogier; un pauvre ouvrier, Élias Cairels, reprennent sans embarras l'instrument sonore des mains de leurs maîtres et en jouent allégrement; car l'idéal qu'ils glorifient tous, tous peuvent y atteindre: ce n'est point la grandeur, inaccessible aux petits, du paladin épique que la main de Dieu et les enchantements des fées ont porté si haut au-dessus de la multitude, mais la générosité du cœur, la bravoure du combattant, suzerain ou vassal, la courtoisie et la sagesse de l'homme d'esprit, l'amour surtout, l'amour désintéressé, patient et fidèle, qui n'est point le privilége de la naissance et se repose, disait Platon, dans toutes les âmes jeunes. Enfin, voici une lyrique vibrante et vivante, chant de toute une nation, peuple et seigneurs, unis dans le concert de leur poésie, comme ils l'étaient dans le régime de la vie publique, comme ils le furent aussi dans l'enthousiasme de la croisade.
Cette poésie a réalisé, sans le savoir, les deux conditions d'un art excellent; elle est naïve et déjà savante. Elle exprime librement toutes les sensations simples de la nature humaine, exaltation guerrière, désir de vengeance, volupté, tendresse, espérances et regrets d'amour, ironie et colère; mais, à la diversité de l'inspiration, elle sait accommoder la richesse des formes. La rime, qu'elle recherche avec raffinement, l'allitération, le nombre du vers dont la mesure varie de une à douze syllabes, le vieux vers de onze syllabes, avec la césure à la sixième ou à la huitième, le couplet, dont le cadre s'étend au gré de l'artiste et qui enferme des vers de rythmes inégaux, les rimes symétriques de même genre qui, à intervalles réguliers, résonnent de strophe en strophe, ou, des derniers vers d'un couplet au premier vers du suivant, se prolongent et se répètent comme un écho, telles sont les principales ressources dont cette versification multiplie l'usage jusqu'à l'abus. Puis, à chaque motif poétique répond un moule particulier de poésie: à l'amour, à la louange de Dieu, des morts ou du bienfaiteur, la chanson; à la passion politique, à l'imprécation contre les méchants, le sirvente; au regret du suzerain ou de l'ami mort, la complainte; au débat sur quelque opinion incertaine ou sur l'amour, le dialogue de la tenson; à l'amour encore, l'aubade, la sérénade et la pastourelle4.
Cet art compliqué de la métrique convenait au génie musical de la langue: évidemment, les troubadours ont tenté de tirer le plus grand effet possible de la sonorité du provençal. Mais ils formaient, par cet effort même, une langue littéraire commune de ces idiomes méridionaux que la prose n'avait pas encore assouplis, que l'épopée n'avait point ennoblis. Le travail du versificateur imprima l'unité aux formes flottantes de plusieurs dialectes très-voisins entre eux; il discerna celles qui se pliaient le plus docilement aux exigences de la prosodie; le troubadour, poëte errant, ne quittait point un château sans emporter quelque mot bien frappé, quelque tour heureux d'expression, et la langue générale, ainsi accrue et façonnée, devenait chaque jour davantage, entre la Loire et les Pyrénées, la voix éclatante de la vieille France.
III
Ces races sensuelles, d'esprit alerte et mobile, ce siècle énergique, tout retentissant du choc des armes, se reconnurent dans l'œuvre des troubadours. Pour la première fois, les âmes échappaient à la discipline chrétienne; la passion que les saints avaient terrassée et que les docteurs condamnaient; le plaisir, où l'Église ne voyait qu'une tentation mortelle, la joie depuis si longtemps perdue, toutes ces causes de vie renaissaient et refleurissaient. La croisade vient d'élargir le monde, et la poésie s'élance librement et d'un grand coup d'aile vers toutes les beautés et toutes les voluptés. Frédéric Barberousse, qui fut parfois troubadour, disait en provençal à Bérenger II: «J'aime le cavalier françois; – j'aime la dame catalane, – la civilité des Génois, – la courtoisie castillane; – j'aime le chanter provençal, – comme la danse trévisane, – la taille des Aragonois, – la perle fine juliane, – la main et le visage anglois, – et le jouvenceau de Toscane.» Ils pourraient soupirer, comme Shakespeare: «L'amour est mon péché!» Ils en ont si bien chanté toutes les langueurs et toutes les ardeurs, les impatiences et les sacrifices, qu'autour d'eux et après eux la casuistique de l'amour a été l'étude et le délassement des esprits délicats. Ils se plongent si franchement dans la passion qu'ils en touchent la profondeur dernière, la souffrance. Ceux-ci se résignent à attendre, avec une humilité héroïque, que leur dame les prenne en pitié. «O chère dame! dit Bernard de Ventadour, je suis et serai toujours à vous. Esclave dévoué de vos commandements, je suis votre serviteur et homme-lige; vous êtes mon premier amour et vous serez mon dernier. Mon bonheur ne finira qu'avec ma vie.» Mais leur mysticisme est comme égayé de sensualité. «Je voudrais bien, dit encore Bernard, la trouver seule endormie ou faisant semblant de l'être; je me hasarderais à lui dérober un doux baiser.» Ceux-là, las des rigueurs de la belle, s'emportent et l'outragent. «Non, je ne dis point que je meurs d'amour pour la plus aimable des dames; je ne la supplie point, je ne l'adore point, je ne suis ni son prisonnier ni son captif; mais je dis, mais je proclame que je suis échappé de ses fers.» D'autres enfin, moins élégiaques, goûtent les douceurs de ce rayon d'aurore qui réveillera Roméo sur le sein de Juliette. «En un verger, sous feuille d'aubépine, – tient la dame son ami contre soi, – jusqu'à ce que la sentinelle crie que l'aube elle voit. – O Dieu! ô Dieu! que l'aube tant tôt vient! – Beau doux ami, faisons un jeu nouveau. – Dans le jardin où chantent les oiseaux5.»
Mais la guerre les appelle, la guerre pour le rachat du tombeau de Dieu; ils saluent leur dame et courent à la bataille comme à une fête6. On connaît le sirvente belliqueux de Bertrand de Born, véritable hymne du carnage. C'est sa joie d'entendre hurler les mourants et de voir les morts, tout pâles, la poitrine ouverte, étendus sur l'herbe. Si leur suzerain ou leur roi meurt, ils lui font un chant funèbre, et, dans le maître qu'ils ont perdu, c'est le soldat du Christ qu'ils pleurent; ils embrassent avec un tel emportement l'entreprise sainte, qu'ils gourmandent sans mesure les princes dont la lâcheté ou les querelles retardent la délivrance de Jérusalem. La satire leur donne un plaisir poétique aussi vif que les chants d'amour. Ils frappent sur l'Église avec la même rudesse que sur les seigneurs séculiers et sur les légistes; ils lui reprochent sans détour les abus et les crimes dont s'irritaient alors les âmes les plus pures, la simonie, la rapine, le parjure, l'hypocrisie; contre Rome, les prêtres et les moines, ils lancent des couplets terribles qui font penser aux malédictions de Dante; et quand enfin la longue croisade de l'Albigeois, sous Philippe-Auguste et Louis VIII, a passé sur Béziers, Carcassonne, Avignon et Toulouse, et que le Midi, brûlé et tout sanglant, a perdu sa civilisation avec ses libertés, c'est encore le cri des poëtes qui retentit, et la muse provençale proteste par la voix de Guillaume Figuieras et de Pierre Cardinal contre l'œuvre d'Innocent III.
IV
Ainsi fut ralenti, dès le premier tiers du XIIIe siècle, l'élan lyrique du génie méridional. Après avoir prodigué les plus brillantes promesses d'une Renaissance, la littérature de langue d'oc dut se contenter désormais des jeux du bel esprit, des subtilités de la métrique, ou de l'imitation des ouvrages de langue d'oïl7. Elle revint aux compositions édifiantes, aux légendes évangéliques, aux Vies des saints8.
Ce déclin rapide n'a-t-il eu d'autre cause que la ruine politique et l'asservissement religieux du Midi? Simon de Montfort et l'Inquisition sont-ils seuls responsables de ce premier avortement de la Renaissance? Il est permis d'en douter. L'Italie, qui fut visitée plus d'une fois, du temps de Barberousse à celui de Charles-Quint, par des calamités bien aussi grandes, a pu poursuivre, sans trouble apparent, son œuvre intellectuelle. Le rapprochement des deux contrées et des deux civilisations fait assez voir ce qui a manqué d'abord à la France provençale. Elle a eu les défauts de ses rares qualités: lyrique, c'est-à-dire enthousiaste, émue, elle a retrouvé la poésie du cœur, intime et impétueuse, la poésie des âmes qui se replient sur elles-mêmes ou s'emportent jusqu'aux extrémités d'une passion, mais ne s'éprennent ou ne jouissent que d'elles-mêmes, et que la douleur ou la joie où elles se complaisent empêchent de prendre une vue paisible et claire de la vie. L'égoïsme des lyriques est peu favorable à la fécondité de l'esprit, qui ne sort pas assez souvent de soi-même pour s'attacher aux choses extérieures et s'abandonner à cette contemplation désintéressée sans laquelle la plupart des arts ne sauraient fleurir. Certes, je ne reprocherai pas aux troubadours de s'être contentés d'une culture assez médiocre, d'avoir négligé le latin, de s'être tenus, pour la connaissance de l'antiquité, aux maximes d'Ovide que les Florilegia leur enseignaient. Le Midi ne renfermait pas alors de grandes écoles comparables à l'Université de Paris, et la gaie science était pour ces chanteurs plus séduisante que la science. Mais il faut bien remarquer qu'au siècle de sa plus sincère originalité la littérature méridionale n'a jeté d'éclat que dans une seule direction: ni les souvenirs de l'époque carlovingienne, ni l'entraînement de la croisade n'éveillèrent en elle le génie épique. Le roman de Girart de Rossilho est une œuvre très-distinguée, mais isolée et accidentelle9. La Chanson de la Croisade albigeoise est l'ouvrage de deux écrivains: le premier, d'âme vulgaire, et qui semble approuver la croisade; le second, patriote ardent, qui la condamne; et le poëme, écrit en deux langues et en deux mètres différents, n'est pas terminé10. Les romans du XIIIe siècle, tels que Jaufre et Flamenca, ont l'invention pauvre et la composition traînante11. Les Provençaux, dont les sirventes sont traversés par un tel souffle satirique, sont décidément inférieurs aux Français du Nord pour la peinture railleuse de la société, comme ils l'ont été dans le récit des choses héroïques.
Enfin, on aperçoit une raison plus forte encore d'impuissance dans l'état moral qui provoqua l'entreprise apostolique à laquelle le Midi succomba. Ce pays avait grandi trop vite, et, de même qu'il s'était en partie affranchi de la tutelle féodale, il se détachait visiblement, à la fin du XIIe siècle, non-seulement de l'Église, mais du christianisme. Du même coup, il s'isolait de la chrétienté tout entière. Trois grands courants d'incrédulité ou d'hérésie l'entraînaient en des sens divers fort loin des croyances et des idées de l'Occident: le manichéisme, qui avait ses communautés à Toulouse, à Albi, à Carcassonne, et qui tint en 1167, près de Toulouse, un concile présidé par un Byzantin12; le rationalisme des Vaudois, dont la morale inoffensive se répandait de tous côtés depuis l'an 1100, sous la forme de poëmes en langue vulgaire13; l'averroïsme, cette terreur du moyen âge, que les Juifs, chassés d'Espagne par les Almohades, semaient partout en Languedoc et en Provence. L'école de Maimonide agitait les synagogues de Provence, maudite par Montpellier, défendue par Narbonne; pendant tout le XIIIe siècle encore, les Juifs de Marseille, d'Arles, de Toulon, de Lunel, seront au nombre des plus savants commentateurs ou traducteurs d'Averroès14. Ces doctrines étranges pouvaient-elles s'imposer à une nation de tradition et de langue latines, au point de la réduire à l'état de secte singulière? Elles pouvaient tout au moins pénétrer assez profondément les âmes pour en modifier le génie et leur imprimer certaines habitudes de la pensée ou certaines répulsions du goût funestes à une Renaissance méridionale. Les tendances iconoclastes du manichéisme n'étaient pas faites pour encourager les arts beaucoup plus que la froide austérité des Vaudois, et l'influence sémitique sortie des écoles averroïstes n'eût point été favorable à un retour des lettrés vers la culture grecque. En réalité, la Renaissance et la Réforme étaient, dès cette époque, deux œuvres contradictoires: en Italie même, elles n'ont jamais pu se concilier; Savonarole a souffert le martyre pour avoir tenté dans Florence, vingt ans avant Luther, de renouveler le christianisme. On verra plus loin que, dans la première période de son développement, la Renaissance demeura rigoureusement fidèle à la vieille foi: ses premières années, son adolescence même, mûrirent sous le manteau de l'Église; et plus tard, quand l'incrédulité philosophique et les mœurs païennes eurent détourné ses écrivains, ses hommes d'État – j'allais dire ses papes – de l'antique christianisme, l'orthodoxie de la société demeura toujours apparente, et les arts, alors dans tout leur éclat, ne rejetèrent jamais l'inspiration et les formes religieuses du passé. Notre Midi du XIIIe siècle, troublé dans sa conscience, solitaire au milieu de l'Occident chrétien, encore privé de la pure lumière de l'antiquité, avec ses croyances trop tôt vieillies et sa raison encore enfantine, ne pouvait rien tenter de durable ou de grand pour l'esprit humain.
V
La France septentrionale faillit atteindre à cette haute fortune. D'un ciel plus triste et d'une histoire plus sévère, elle avait reçu de bonne heure le sérieux profond que le Midi n'a pas assez connu. Elle avait recueilli gravement le souvenir de plusieurs siècles de terreur, en même temps qu'elle se laissait toujours enchanter par les légendes de son passé celtique; son génie, ainsi formé d'émotions et de rêves, était revenu d'instinct aux sources vives de l'inspiration épique. Elle était relativement plus savante que la France provençale, plus curieuse de rechercher les traditions de l'antiquité. Ses luttes pour la liberté communale avaient été plus longues et plus âpres: ses qualités d'ironie et de critique s'y étaient fortifiées et aiguisées. Elle avait touché plus d'une fois, avec les grands docteurs scolastiques, à la liberté de l'esprit, et l'on avait pu espérer quelque temps que l'Université de Paris renouvellerait la science. Enfin, dans la joie de cette civilisation rajeunie, elle s'était ornée de la parure des arts, et ses églises étaient des merveilles. Ce grand éclat avait commencé au milieu du XIe siècle: il dura jusqu'à la fin du XIIIe. Retraçons les traits principaux de la Renaissance de langue d'oïl; étudiée avec quelque attention, elle nous laissera pressentir, dès ses années les plus belles, le secret de son déclin.
Les premières chansons de Geste, qui s'inspirent des cantilènes primitives, nous montrent la France entrée dans la bonne voie des littératures très-originales. Le récit épique en langue vulgaire est l'œuvre spontanée d'une nation adolescente sur laquelle ont passé des événements tragiques et qui redit sans cesse le nom et les hauts faits de ses héros. Des convulsions profondes de l'histoire barbare nos pères avaient conservé le souvenir de l'homme dont la rude main mit un commencement d'ordre dans la confusion de l'Occident, Charlemagne. Aucune mémoire n'était plus auguste, car l'Empereur – l'Empereur romain et non pas germanique15– avait accompli trois grandes choses: il avait fondé la justice, élevé l'Église et repoussé les païens. L'imagination du peuple gardait surtout la trace des exploits guerriers qui sauvèrent la foi chrétienne. Ce roi catholique qui entraîne sur ses pas les armées de toute la chrétienté; ce paladin à barbe blanche, vieux de deux cents ans; ce vicaire de Dieu, que les anges assistent, n'a-t-il pas fait trembler la terre sous les pas de son cheval? Et pourtant, si Charlemagne demeure au plus haut degré du culte populaire, c'est un autre, jeune et beau, c'est Roland, le vaincu, que l'amour des Français a surtout glorifié. Car c'est pour la «douce France», la «terre libre», qu'il s'est battu en désespéré et qu'il est mort sur «l'herbe verte» de Roncevaux. La France l'a pleuré,
Plurent Franceis pur pitiet de Rollant16.
mais elle l'a fait immortel. La chanson de Roland, le plus national de nos poëmes, a ému nos aïeux de la fin du XIe siècle à la fin du XVe. L'Europe l'a lue et Roland est devenu le héros universel. L'Allemagne, les Pays-Bas, les pays scandinaves, l'Angleterre, l'Italie, l'Espagne nous empruntèrent sa légende. Le caractère œcuménique de la poésie française au moyen âge commença par cette œuvre et par ce nom17.
Il parut définitivement consacré lorsque, dans les derniers temps du XIIe siècle, à la suite des chansons belliqueuses des trouvères qui s'inspiraient surtout
le cycle breton fit son entrée dans notre littérature. Les romans en vers et en prose de la Table-Ronde ranimaient les plus vieilles traditions de l'Occident celtique: mais ils les vivifiaient en même temps, en y mêlant les plus nobles passions du moyen âge, l'amour mystique et le culte de la femme, la pureté sans tache du chevalier, la vie terrestre embrassée comme un douloureux pèlerinage, dévotement poursuivie dans l'accomplissement de quelque tâche sublime. Tous les rêves mélancoliques ou charmants qu'avaient si longtemps bercés la plainte éternelle de la mer bretonne ou le bruissement confus des forêts druidiques; la nature toute frémissante de tendresse pour la souffrance humaine; la voix maternelle des fées mariée aux murmures des chênes, au soupir des sources, au parfum des aubépines; les bêtes douées de parole et de pitié, et les oiseaux qui font leur nid dans la main des saints; puis, l'incessante vision du Paradis terrestre flottant sur les mers rayonnantes avec ses chants qui ne se taisent jamais, et ses fleurs de pourpre et de neige qui ne se flétrissent point: sur ce fond poétique très-ancien, le XIIe et le XIIIe siècle évoquèrent des personnages nouveaux pour la France, d'une réalité historique plus indécise que les pairs et les preux de Charlemagne, mais dont les figures idéales répondaient mieux aux vagues pensées qui tourmentaient l'âge des croisades. Artus, Merlin, Lancelot, Perceval, Tristan, chevaliers, prophètes et justiciers, étaient bien les héros d'un temps affamé de paix, de loyauté et de justice: les peuples courbés sous l'oppression féodale prenaient patience en songeant au retour d'Artus dont l'épée magique brillait parfois comme un éclair sur les lacs et sur l'Océan: les chrétiens marchant vers la Terre-Sainte s'encourageaient au souvenir de Perceval le Gallois cheminant, à travers les plus dures épreuves, en quête du saint Graal: et toutes les âmes délicates, que la vision d'un amour plus fort que la mort consolait des souillures du siècle, s'attendrissaient au récit des malheurs de Tristan et de la reine Yseult. L'impression de ces poëmes fut si forte dans les contrées où pénétrait l'influence française, que les chevaliers de la Table-Ronde furent bientôt adoptés comme l'avaient été les pairs de Charlemagne: l'Angleterre, l'Allemagne, la Norwège, l'Empire grec, l'Espagne, l'Italie, se mirent à traduire, à imiter, à altérer notre littérature romanesque19. La langue française, la langue de l'Ile-de-France, dont la primauté sur les dialectes de l'idiome d'oïl a grandi avec les progrès de la couronne, était devenue, au XIIIe siècle, la langue littéraire commune de notre pays20, «la parleure la plus délitable et la plus commune à toutes gens», dit Brunetto Latini. Les circonstances politiques et l'affinité avec les idiomes d'origine latine la portèrent dans toute la chrétienté. Marco Polo dicte en français ses voyages, l'Anglais Mandeville écrit en français, comme Rusticien de Pise et Brunetto Latini. Le Catalan Ramon Muntaner dit, dans sa chronique, que «la plus noble chevalerie était la chevalerie de Morée, et qu'on y parlait aussi bien français qu'à Paris». «Lengue françoise cort parmi le monde, écrit Martino da Canale, et est la plus délitable à lire et à oïr que nule autre21.»
VI
L'Europe recevait pareillement des leçons de nos artistes. Car l'éveil de notre génie ne se manifestait pas moins vivement par les œuvres d'art que par la poésie. C'est chez nous, vers 1150, que la Renaissance de l'architecture apparaît: l'Ile-de-France, le Vexin, le Valois, le Beauvaisis, une partie de la Champagne, tout le bassin de l'Oise, en un mot le premier domaine de la dynastie capétienne, sont le berceau certain de l'art ogival. C'est dans les cathédrales de Noyon, de Laon, de Senlis, de Reims, de Châlons, que la transition du style roman au style gothique se fait apercevoir. De l'Ile-de-France, de la Picardie et des pays voisins sortent les grands architectes de l'école nouvelle. Aucune influence italienne ou allemande n'entre dans cette rénovation, qui fut pendant cent ans le caractère exclusif de notre architecture. Les premiers maîtres gothiques de l'Angleterre et de l'Allemagne sont des Français. Le Poitou, l'Auvergne continuent de bâtir en roman jusqu'à la fin du XIIe siècle, la Provence et le Languedoc jusqu'au XIVe. Les pays de langue d'oïl virent l'architecture religieuse passer d'un mouvement presque insensible, et par un progrès très-logique, des austères églises romanes, encore toutes pénétrées des ténèbres et des épouvantes de l'an mil, aux cathédrales gothiques ruisselantes de lumière, de plus en plus aériennes, remplies d'âme et sonores comme un instrument de céleste musique. Ainsi, dans le même temps, la poésie passait de la grave Chanson de Geste, toute pleine d'images de deuil, au féerique poëme chevaleresque, et le même enthousiasme populaire, la même allégresse des cœurs soulevait dans l'azur ces grands vaisseaux de pierre. Ouvrages d'ailleurs plus laïques encore que mystiques, élevés par la piété des foules et l'orgueil des Communes, avec l'or des bourgeois, et non plus, comme à l'époque romane, sous l'œil sévère de l'Église et l'inspiration directe des religieux, mais par la libre fantaisie des maîtres maçons, désormais unis en corporations puissantes.
Sous les portails de ces églises se range tout un monde de statues, madones à l'Enfant, triomphe de la Vierge, personnages bibliques, scènes paradisiaques, évêques et chevaliers. A Chartres, à Reims, à Amiens, la délicatesse du sentiment religieux se révèle par une sculpture très-fine à laquelle il ne manque peut-être qu'une notion de l'art antique pour toucher à la perfection. Quel progrès sur les lourdes figures de l'âge du roman! «Au XIIIe siècle, écrit M. Renan22, les représentations de la Vierge atteignent une grâce idéale et presque raphaëlesque. Cette espèce d'ivresse de la beauté féminine qui, s'inspirant surtout du Cantique des cantiques, se trahit dans les hymnes du temps, s'exprimait aussi par la peinture et la sculpture; il y a telles de ces statues de la Vierge qui seraient dignes de Nicolas de Pise par leur charme, leur harmonie, leur suavité.» Le rayonnement de maternité grave et naïve qui séduit en Raphaël s'exhale souvent de nos madones gothiques. On entrevoit enfin, à plus d'un indice, l'effort sincère essayé par les artistes de cette période pour étudier la nature sur le nu, en dépit du préjugé religieux qui condamnait cette pratique.
La peinture, qui a plus souffert que la statuaire des injures du temps, nous est connue surtout par les miniatures, les enluminures et les vitraux. Là encore, nous sommes les maîtres, par la fécondité de l'invention, l'esprit de la composition, la douceur du coloris, la chasteté charmante des personnages. L'Europe nous enviait cet art brillant: Dante a vanté l'enluminure parisienne. La peinture sur verre ne le cédait point aux arts voisins: fondée sur les notes dominantes du bleu et du rouge, harmonieuse et ferme de dessin, grâce au morcellement des fragments, sagement subordonnée à l'architecture, aux motifs de laquelle elle s'accommode, la verrière du XIIIe siècle achève, par la magnificence des couleurs où rit la lumière, la majesté de la cathédrale.
VII
Le XIIe siècle vit commencer chez nous, avec Abélard et le mouvement communal, les deux libertés essentielles de toute grande civilisation, la liberté de l'esprit et la liberté civile. L'une et l'autre ont eu des destinées difficiles, et de trop courts triomphes suivis d'une rapide décadence. Les vicissitudes de notre philosophie et de notre vie politique font bien comprendre le mal profond qui frappa tout à coup la France aux sources mêmes de sa fécondité intellectuelle.
Parlons d'abord de la scolastique. Aucune école n'a eu, dans l'histoire, une fortune plus singulière et n'a plus gravement troublé le génie de la nation qui l'avait produite. Les savants qui en ont étudié le mieux l'œuvre immense affirment qu'elle a été dans son principe, comme dans plusieurs de ses résultats, le signal de la pensée libre, et la première révolte de l'esprit moderne contre l'autorité23. Ils ont raison, car cette philosophie, si décidée qu'elle fût à respecter des dogmes immobiles défendus par une Église toute-puissante, était en réalité le réveil de l'esprit critique s'appliquant à la discussion des plus hauts problèmes. La formule ancilla theologiæ est une métaphore dangereuse qui, entendue sans restriction, recouvre une erreur manifeste. Ces docteurs, évêques, dominicains, franciscains, agitent une question qui n'est point théologique, mais purement métaphysique, la question de l'être, à l'aide de conceptions toutes rationnelles, pareilles à celles des cartésiens et d'un appareil dialectique fort semblable à celui des philosophes grecs. C'est bien moins la jalousie de l'Église que les exigences d'une méthode excessive qui embarrassent les scolastiques; eux-mêmes ils ont posé sur leurs épaules le joug écrasant qui les force à se courber et à s'arrêter; ils se consument en efforts stériles pour échapper à la dure servitude d'une conception incomplète ou fausse de leur propre science. Dès l'origine, ils se sont enchaînés à un sophisme et à une superstition qui les suivront jusqu'à la fin de l'École. Ils ont cru que l'interprétation est le fondement de la philosophie, que la logique seule recèle et livre la connaissance, que l'art de raisonner est le fond de la science, et qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique de la certitude. Ainsi entêtés de l'a priori, ils se sont mis aux leçons d'un philosophe grec dont l'œuvre est tout d'ensemble et qu'on ne peut entendre qu'en l'étudiant tout entier, en l'éclairant par les doctrines antérieures. Ils n'en possèdent d'abord que les fragments (une partie de l'Organon et les Catégories) qui ont le plus besoin, pour être compris, des autres ouvrages. Ainsi trompés par le Docteur infaillible, ils s'enfoncent encore plus avant dans leur erreur initiale, la philosophie absorbée par la logique. Ils vont de la sorte du Xe au XIIIe siècle. Alors arrivent les Juifs d'Espagne apportant l'encyclopédie formidable d'Aristote. Une crise en apparence salutaire éclate dans la scolastique: la méthode paraît se réformer; elle échappe un instant à la discipline de la dialectique pure; la logique est remise à sa place dans l'ordre raisonnable des connaissances; la vieille question des espèces et des genres ne règne plus seule dans l'École que captivent des problèmes nouveaux, principe d'individuation, origine des idées, matière et forme, éternité des idées divines opposée au caractère transitoire des choses naturelles. A ce renouvellement de la science saint Thomas prête sa langue nette et fière, Duns Scot son incomparable subtilité. Mais l'évolution de la doctrine a seulement déplacé, en l'aggravant encore, le point malade de la scolastique. La grande doctrine du Lycée, altérée par les traducteurs arabes et latins, faussée et violentée par les Arabes, les averroïstes et les Juifs, n'est plus pour nos docteurs qu'une science confuse, contradictoire, où les gloses et les commentaires compromettent le texte originel. On n'imaginera jamais quelles forces précieuses ont été dissipées alors dans l'interprétation de ces doctrines défigurées, dans la tentative de conciliation entre Aristote et Platon, dans la lutte engagée en l'honneur d'Aristote, contre Averroès et ses disciples24. Encore, si l'on avait plus clairement compris qu'Aristote a été avant tout un naturaliste, c'est-à-dire un observateur, qu'en lui la métaphysique et la physique sont les deux pôles de la même science, et que le syllogisme ne démontre rien si les données de l'expérience ne sont dans les prémisses. La scolastique qui, dans sa première période, s'était épuisée en opérations logiques, s'épuisa au XIIIe siècle en visions ontologiques. Le génie de ses maîtres les plus grands fut impuissant à la sauver. Vainement Abélard, aux premières années du XIIe siècle, souffle sur les chimères du réalisme et dépose dans le berceau de l'Université de Paris les germes du rationalisme de Descartes et de la critique de Kant. Albert le Grand a beau entrevoir que la physique a pour objet l'étude des êtres, des substances, non de l'être pur, que sa méthode est l'analyse25; c'est en vain qu'il tente d'arracher les âmes au mysticisme métaphysique, et qu'il scrute en véritable chimiste les secrets de la nature. C'est en vain aussi que saint Thomas recueille les notions raisonnables acquises par l'École depuis Abélard, et, guidé par un sentiment très-éclairé de la personnalité et de la liberté des êtres intelligents, se sépare des réalistes: il revient brusquement à ceux-ci par l'idéologie et peuple le vide infini qui sépare Dieu de l'univers, et l'espace qui sépare l'esprit humain des choses qu'il connaît, d'images, de formes représentatives, de fantômes métaphysiques. Tout était donc à recommencer. Et Duns Scot recommença. La fin du XIIIe siècle vit la scolastique vieillissante revenir à ses rêves d'enfance, au réalisme de Guillaume de Champeaux. On s'était agité deux cents ans sans sortir du cercle primitif de la science. Le cri douloureux d'Abélard sur les grèves de Saint-Gildas: A finibus terræ ad te clamavi dum anxiaretur cor meum, les docteurs l'avaient inutilement poussé: le ciel avait été sourd. La scolastique découragée tâtonna quelque temps dans les brouillards du scotisme, tout pleins d'abstractions réalisées, d'entités, de substances flottantes produites par les conceptions de la cervelle humaine. Okam, d'un éclair de raison, montra la vanité de tout l'idéalisme gothique; il ramenait, par une évolution dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait placée, à cette simple notion que les idées ne sont pas des êtres.
On était au commencement du XIVe siècle. La scolastique avait vécu, mais l'esprit scolastique demeura. Il avait marqué l'esprit français d'une empreinte trop profonde, il avait façonné d'une manière trop impérieuse le génie de l'Université de Paris pour disparaître en même temps que les derniers docteurs. Les héritiers de Scot, tout hérissés de syllogismes et de formules barbares, étaient toujours là, pour épaissir encore les ténèbres savantes où le maître avait égaré la philosophie. Leur trace et leur œuvre sont très-visibles jusqu'à la Renaissance de Rabelais et de Ramus. L'Université, qui ne pouvait plus animer la jeunesse par des débats pareils à ceux qui illustrèrent l'École aux XIIe et XIIIe siècles, maintenait dans son enseignement les méthodes du passé: la division des Sept Arts, qui soumettait toutes les connaissances à la primauté de la dialectique; la discipline du syllogisme, qui dispensait, le raisonnement étant en forme, de vérifier la certitude de la conclusion; les disputes verbeuses qui, chez les théologiens, par exemple, duraient douze heures26; gymnastique merveilleuse pour déformer les cerveaux et rendre inutiles tous les organes de l'entendement propres à la vue directe de la réalité, excellente aussi pour alourdir et endormir les âmes. Vingt mille étudiants, la fleur de la France, se préparaient ainsi à la vie en s'exerçant aux arguments cornus dans le royaume nébuleux de la Quinte-Essence. En 1535, le pauvre Marot, pensant à ses pédagogues, les «régens du temps jadis», soupire encore:
Jamais je n'entre en paradis
S'ils ne m'ont perdu ma jeunesse.
Avant de montrer plus en détail l'effet de cette éducation intellectuelle sur l'esprit français, il convient de signaler, dans l'ordre des choses politiques, une seconde cause de décadence morale: nous saisirons mieux ainsi dans son ensemble le mouvement rétrograde qui, au XIVe siècle, éloigna nos pères du seuil de la Renaissance.
VIII
La France avait de bonne heure revendiqué la liberté civile. Au morcellement féodal elle avait opposé, dès la seconde moitié du XIe siècle, la Commune libre, régie par ses magistrats électifs, gouvernée par l'assemblée populaire que convoque la cloche du beffroi, protégée par la charte que le roi a signée, mais que les citoyens ont rédigée, défendue enfin par sa milice bourgeoise que précède la bannière de la cité. La Commune est, en réalité, une république fondée par des marchands et des artisans27 qui se sont unis par serment, par conjuration sur les choses saintes, pour échapper, eux et leurs biens, au servage féodal. La couronne leur permit de s'établir; et les seigneurs se résignèrent généralement à leur vendre leurs franchises. Mais, en plus d'une ville, les bourgeois durent batailler longtemps avant d'amener leurs maîtres à composition. Au Mans, à Cambrai, à Laon, à Sens, à Reims, la victoire fut achetée à prix de sang; à Noyon, à Beauvais, à Saint-Quentin, à Amiens, à Soissons, la révolution fut plus pacifique. A Auxerre, la Commune fut instituée du consentement du comte, malgré l'évêque; à Amiens, malgré le comte, avec l'aide de l'évêque. Toutefois, l'Église fut le plus souvent hostile à l'affranchissement des villes; dans le midi, au contraire, elle parut ouvertement favorable; mais dans la France propre, en Bourgogne et en Flandre, les évêques, par les armes ou l'excommunication et avec l'aveu du Saint-Siége, firent aux Communes une guerre acharnée qui dura trois siècles, et finit par la ruine des libertés municipales28. «Commune, dit un auteur ecclésiastique du XIIIe siècle, Guilbert de Nogent, est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu'on entend par ce mot: les gens taillables ne paient plus qu'une fois l'an à leur seigneur la rente qu'ils lui doivent.»
Ainsi, l'entreprise est démocratique, elle est laborieuse et pleine de luttes, et l'ennemi, c'est tantôt le seigneur, tantôt l'Église. Le bourgeois s'est battu bravement, mais, quand il a crénelé les murs de sa ville et démoli ceux de son suzerain, comme il est de vieux sang gaulois et qu'il aime à rire, il s'égaiera volontiers, dans sa langue moqueuse, si riche pour la peinture des choses triviales, des puissances qu'il a humiliées. Deposuit potentes de sede. C'est cette belle humeur des petites gens qui a mis en train, du XIIe au XIVe siècle, toute la littérature satirique, expression bien originale de l'esprit bourgeois, gausseur, gabeur, friand de contes salés, dont le chant n'est point mélodieux, mais franc et aigu, le clairon du coq national, le Chanteclair de Renart29. Mais il chante si bien du haut de son beffroi communal, que l'Europe l'entend, et bientôt l'imitera. Dans ces vieilles villes peuplées d'artisans, qui, le jour, résonnent du bruit des métiers; dans les rues noires du Paris des Écoles, où bourdonnaient tout à l'heure les syllogismes, dès que la nuit est venue, voilà que, de l'échoppe à la taverne, des salles de Sorbonne aux tristes greniers des Capètes de Montaigu, l'essaim des fabliaux, des nouvelles grivoises, des poëmes de toutes formes, ballades, chansons, Débats, Dits et Disputes, s'éveille et voltige30. Pour l'Église, les aiguillons les plus piquants; j'entends l'Église séculière; c'est ailleurs et plus tard, chez les Italiens et Rabelais, que la moinerie aura son tour. Les curés – car on ne touche guère aux évêques – sont, avec les maris, les héros de mainte histoire, et souvent la mésaventure de l'un s'explique par l'intempérance de l'autre. Enfin, à ces plébéiens qui ont abaissé l'orgueil des barons et que les déceptions de la croisade ne chagrinent pas trop, les trouvères présentent, aux premiers jours du XIIIe siècle, le Roman du Renart, c'est-à-dire la plus insolente parodie de la société féodale; il se développe en branches nombreuses, et l'immense épopée, sans cesse remaniée et embellie, traverse l'âge de saint Louis et de saint Thomas, avec son cortége de bêtes spirituelles dont les masques laissent voir des figures humaines; la foule applaudit aux sottises de Noble, le lion, de l'âne, l'Archiprêtre; mais quelle joie quand Renart fait trébucher ces grands et saints personnages dans les piéges de sa fourberie et trompe gaiement le roi, le paladin, le prêtre, le pape et Dieu!
Il faut noter un fait intéressant. Cette satire est joyeuse et n'est point amère; c'est une comédie, et non un pamphlet. Elle a l'entrain, la bonhomie et parfois la finesse d'une véritable œuvre d'art. La forme, façonnée pour plaire au petit monde, est médiocre, mais les deux principaux moules de l'invention ironique, le conte et le poëme héroï-comique, sont trouvés. Malheureusement, les conditions sociales qui avaient inspiré cette satire ne devaient point durer, et la crise que les libertés civiles allaient subir nous frappa, de ce côté encore, d'impuissance.
Les Communes, si elles n'avaient eu que des ennemis, leurs évêques et leurs comtes, se seraient peut-être longtemps maintenues; mais elles avaient un ami, le roi, dont elles avaient accru les forces et dont elles inquiétaient l'autorité. Dès le commencement du XIVe siècle, elles déclinent et tombent l'une après l'autre; les unes, comme Soissons et Amiens, conservent sous la main du roi une ombre d'indépendance; les autres, comme Laon, perdent jusqu'à la tour de leur beffroi31. L'unité du gouvernement et de la justice monarchiques s'impose à la France; les hommes du roi, légistes, chevaliers en droit, sénéchaux, baillis, prévôts, représentent désormais dans les bonnes villes la loi, l'ordre, la police et le fisc. Il est vrai que le même bras s'appesantit en même temps sur les seigneurs et sur l'Église. L'importance du Tiers-État aux États généraux du XIVe siècle ne compensera point la perte des vieilles libertés. Aux plus tristes jours de la guerre anglaise, aux États de 1357, le roi étant prisonnier, la bourgeoisie et la ville de Paris, maîtres pour quelques jours du gouvernement général du pays, font signer au Dauphin une Ordonnance qui arrête les abus de la couronne et garantit les franchises civiles. Mais on n'édifie point un régime durable de liberté au sein même d'une guerre désastreuse; la bourgeoisie succomba bientôt politiquement avec Étienne Marcel; dès lors, elle roula toujours plus bas. A la suite de la tentative des Maillotins, en 1383, sous Charles VI, elle fut massacrée ou réduite par la terreur à Paris, à Rouen, à Reims, à Châlons, à Sens, à Orléans; en 1413, sous les Cabochiens, elle subit cette suprême humiliation de voir son rôle libéral repris brutalement par les écorcheurs et les bouchers. De longtemps il ne fut plus question ni de vie civile, ni de droit public.
IX
Ainsi, au siècle même de Dante et de Pétrarque, la France perdit à la fois les deux causes supérieures de toute vie morale: l'indépendance de la pensée et la liberté politique. Les âmes, découragées et attristées par les misères de la patrie, alanguies par l'éducation scolastique, laissèrent s'affaiblir les qualités généreuses du génie national: l'enthousiasme, la curiosité d'invention, le goût de l'héroïsme, le sentiment de la grâce, la vivacité, la sérénité et la gaieté. Toutes les sources baissèrent en même temps, et pour l'esprit français l'heure de la vieillesse vint à la place de la maturité. C'est un des phénomènes les plus douloureux de l'histoire que cette civilisation frappée en pleine adolescence, au moment où elle s'apprêtait à donner ses plus beaux fruits.
Le secours des lettres antiques aurait peut-être arrêté la décadence en ramenant les intelligences, gâtées par la philosophie de l'École, vers les voies de la raison libre, ou en consolant les cœurs qu'affligeait la ruine de toutes choses par des maximes et des souvenirs très-nobles. C'était la Grèce, avec sa poésie aux images simples, sa sagesse tout humaine, sa logique et son sourire, qu'il fallait rendre à la France du XIVe siècle. Malheureusement, il semble que, dans cette direction encore, nous retournons à la barbarie. La culture classique avait paru reprendre aux XIIe et XIIIe siècles. Le latin d'Abélard et d'Héloïse est remarquable. Cette femme supérieure lisait Sénèque, Lucain, Ovide. Les dominicains étudiaient le grec qui leur était nécessaire pour leurs missions du Levant. En 1255, leur général invitait ses frères à apprendre le grec, l'arabe et l'hébreu. Le dominicain Vincent de Beauvais tentait alors, dans son Speculum majus, le premier essai d'encyclopédie. Mais ces moines furent une singularité dans l'Église française qui proscrivait la langue d'Homère par crainte du schisme, comme elle se méfiait de l'arabe par crainte de l'islamisme. Quelques platoniciens du XIIIe siècle, tels que Bernard de Chartres, avaient certainement lu plusieurs dialogues de Platon, peut-être même dans le texte. Mais ce fut tout. Aristote, sur l'œuvre duquel la scolastique s'acharna avec une telle ardeur, l'Aristote latin ou arabe n'inspira pas à notre moyen âge le désir de connaître la langue originale de la Métaphysique. En 1395, à Lyon, un envoyé de l'empereur Manuel Paléologue ne put se faire entendre de personne. L'Université demeurait inaccessible à la langue grecque. Les hellénistes non dominicains de cette époque se comptent: Guillaume Fillastre, qui meurt en 1428, Grégoire Tifernas, qui enseigne publiquement à Paris en 1458. On est si loin de relever les humanités, que la langue latine elle-même, dont on possède les monuments presque dans l'état où ils nous sont parvenus, est de plus en plus négligée. Les romans du cycle de Rome ne témoignent d'aucun progrès dans la notion de l'antiquité. C'est dans les couvents surtout que les études latines dégénèrent. Un pédantisme ridicule envahit la rhétorique. Les traductions en français se multiplient, œuvre qui fait toujours plus d'honneur au traducteur qu'à ceux qui le lisent. L'Université ne se soucie plus de l'art d'écrire correctement en latin, et elle prépare ses bacheliers à la lecture de Cicéron, par les grammaires d'Alexandre de Villedieu et d'Évrard de Béthune32.
Le mal était donc sans espérance, et les défauts que la discipline classique aurait contenus ou atténués, purent produire, dans la littérature et les arts de la France, des ravages très-rapides. Tel genre littéraire, l'épopée chevaleresque, disparaît ou se transforme de la façon la plus fâcheuse: tantôt de plats compilateurs abrégent les anciens poëmes; tantôt ils les remanient et les développent outre mesure: une chanson ainsi retouchée peut grossir de trente mille vers, mais les vers sont médiocres33. Enfin, la traduction en prose recouvre et travestit la moitié des Chansons de Geste et tous les romans de la Table-Ronde. C'est la bibliothèque de Don Quichotte qui commence.
C'est aussi l'âge de l'abstraction et des chimères poétiques. Le sens de la réalité, de la passion, de la vie, échappait naturellement aux poëtes contemporains des quiddités, des entités, des suppositalités, «monstrueux vocables» que Ramus dénoncera. Le scotisme littéraire rejette, comme de purs accidents, Merlin, Roland et Charlemagne: les universaux seuls ont le droit de se mouvoir et de parler, sinon d'agir, dans les poëmes de l'âge nouveau. Les vices et les vertus, les espèces et les genres, les conceptions métaphysiques peuplaient déjà la première partie du Roman de la Rose (fin du XIIIe siècle). Jean de Meung y fait régner la quintessence des êtres spirituels et des choses de l'ordre physique avec les deux figures de Raison et de Nature, que des dissertations de trois mille vers n'embarrassent point, pour nous endoctriner de omni re scibili. La prédication morale, diffuse et subtile comme les disputes en Sorbonne, qui ne finit jamais et recommence toujours, envahit dès lors tout le domaine poétique. Elle entre, avec son cortége d'allégories, jusque dans le Roman du Renart. Le château de Renart le Novel est habité par six princesses: Colère, Envie, Avarice, Paresse, Luxure et Gloutonnerie. La nef qui porte Renart est composée de tous les vices, bordée de trahison et clouée de vilenie; le drap gris, tissu d'hypocrisie et de paresse, qui enveloppe le navire, est taillé dans la robe des moines34. C'est ainsi que, peu à peu, toute chose visible pâlit, se décolore et s'évanouit au fond du brouillard vague de l'abstraction.
Il est bien remarquable que notre architecture ogivale ait souffert, dès le XIVe siècle, d'un mal tout pareil. «Le gothique se passionne pour la légèreté jusqu'à la folie.» La matière, de plus en plus raréfiée et abstraite, en quelque sorte, se replie, se creuse, exagère les hauteurs et les vides; «les murs arrivent au dernier degré de maigreur»; l'architecte se joue de ses piliers et de ses voûtes comme si ces masses de pierres n'étaient que des formules mathématiques; la pesanteur et l'équilibre, la loi en un mot, ne comptent plus. Il s'agit d'élever dans la nue ce rêve ciselé, extravagant, flèches et tours qui chancellent et se fondent dans les vapeurs violettes du crépuscule, et de raffiner le détail, dont la richesse est excessive; divisé, subdivisé, multiplié en triangles aigus qui pyramident en montant toujours, le détail fait disparaître non-seulement les lignes horizontales, mais toutes les grandes lignes. Ces syllogismes de pierres font penser à ceux de l'École: la raison manque aux prémisses, et le raisonnement vacille et s'affaisserait s'il n'était étayé par le sophisme voisin: ainsi maintenue contre tout équilibre, la cathédrale paraît se soutenir sur ses contreforts; mais chaque siècle en réparera la ruine incessante.
Cet art tourmenté et malade a tué les arts qui formaient autrefois sa parure: la broderie de pierre, la gargouille, la fleur bizarre, la statuette réduite elle-même au rôle de broderie, ont remplacé la statuaire du XIIe et du XIIIe siècle; la sculpture tombe dans l'imagerie; il ne reste, pour ainsi dire, plus de place au dedans de l'église pour la grande peinture. «Le tailleur d'images est à la fois peintre et sculpteur.» La trivialité et le pathétique conspirent pour enlever à l'art toute noblesse; les figures grotesques, invraisemblables, impudentes, se multiplient en même temps que les statues émaciées, les Ecce Homo, les Dieux de pitié, les Christs de douleur. Les madones deviennent vulgaires; l'Enfant n'est plus que «le fils d'un bourgeois qu'on amuse»; il tient une pomme, un oiseau, «un moulinet fait d'une grosse noix»35. La peinture sur verre se corrompt de la même façon que le gothique, par la recherche du détail et l'ambition de l'effet. La miniature, la caricature qui égaie les manuscrits historiés, enfin la peinture profane qui s'essaie dans les châteaux, telles sont les parties les plus saines de l'art français au XIVe siècle36. Tout le reste dépérit dans le mensonge, la laideur ou l'emphase.
La beauté et l'expression, l'intérêt de la fiction, le goût délicat, la mesure et la logique des formes se retirent ainsi à la fois de la littérature et des arts du dessin. Une passion demeure cependant, sincère et violente, mais très-nuisible à l'art, la colère qui déborde des âmes aigries par l'oppression, par la misère croissante, la peste, la famine, puis l'horrible guerre anglaise, qui fait succéder le brigandage à l'invasion et à la défaite. Non-seulement la satire se soutient, mais elle ne sera jamais plus vivace. L'ironie, dans les fantaisies sculptées du gothique, atteint au plus haut degré de l'impudeur. Un souffle d'émeute court sur les ouvrages de la poésie populaire. La haine des foules s'exhale en chansons amères contre les grands et l'Église: la négation de la noblesse pénètre dans Renart contrefaict, en 1342:
Jacques Bonhomme sort enfin de sa chaumière dévastée, tout noir de misère, et marche aux châteaux avec sa faux et sa torche:
Bien avons contre un chevalier
Trente ou quarante paysans;
à la lueur des incendies, il proclame l'égalité des fils d'Adam:
Nous sommes hommes comme ils sont38.
«Il n'est nulz gentis, dit-il encore, nulz homs n'est villains.»
Notion prématurée, entrevue entre deux convulsions de la souffrance publique, et qui traverse un instant l'esprit de nos pères, confondue dans le cortége des rêves lugubres et des idées extraordinaires qui se pressent de plus en plus vers la fin du siècle. La démence et l'épouvante continue sont assises sur le trône, avec Charles VI. Les costumes invraisemblables, absurdes, brodés de bêtes apocalyptiques et de notes de musique, les coiffures prodigieuses des femmes, recourbées en cornes, les chaussures des hommes, dont la pointe se redresse en queue de scorpion, sont comme le symbole d'un interrègne de la raison française. La terreur du Jugement, l'appréhension de la mort reparaissent comme à la veille de l'an mil; mais les cerveaux sont plus enfiévrés et plus troubles qu'alors: je ne sais quelle frénésie de la vie qui va s'échapper se mêle à la vision du dernier jour qui s'approche: la France danse et fait des mascarades; le fils aîné de Charles VI se tue à force de chanter et de «baler» jour et nuit. En ce temps-là, l'hiver, des bandes de loups parcourent Paris désert. Cependant, la ronde vertigineuse se reforme partout, dans les rues, dans les églises, enfin dans les cimetières. C'est la danse macabre, la dernière originalité du génie national, l'adieu funèbre que l'on fait à la civilisation. Mais il y a longtemps que la France a perdu la maîtrise intellectuelle en Occident, et la Renaissance, dont notre pays avait été le premier berceau, s'est depuis un siècle déjà réfugiée en Italie.
1
Preuves de l'Hist. du Languedoc, t. III, p. 607.
2
Aug. Thierry, Lettre XIII sur l'Hist. de France.
3
V. Karl Bartsch, Grundriss zur Geschichte der Provenzalischen Literatur, classification presque complète des monuments et des sources critiques de la littérature provençale. Ajoutez les observations de P. Meyer, Romania, juillet 1872.
4
Bartsch, Grundriss, §§ 25, 26, 44.
5
Raynouard, Choix des Poés. orig. des Troub., t. II.
6
V. le chant du troubadour Gavaudan, trad. par M. P. Meyer, Leçon d'ouverture.
7
Hist. litt. de la France, t. XXIII.
8
Bartsch, Grundriss, § 47.
9
Bartsch, Grundriss, § 15. – Léon Gautier, Épopées franç., t. I, ch. XV.
10
V. le Mém. de M. P. Meyer, Biblioth. de l'École des Chartes, 6e série, t. I, 1865.
11
Bartsch, Grundriss, § 18.
12
Preuv. de l'Hist. du Languedoc, t. III.
13
Raynouard, Op. cit., t. II, p. 73.
14
Renan, Averroès, p. 145 et suiv.
15
Fustel de Coulanges, Le Gouvernem. de Charlem. (Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1876).
16
Chanson de Roland. Édit. Léon Gautier, CCLIII.
17
V. l'Introduct. à la Chanson de Roland et les Épop. franç., t. I, par M. L. Gautier, et J. V. Le Clerc, Hist. litt. de la France au XIVe siècle (Discours), t. II.
18
Roman de Rou, XIII. V. Léon Gautier, Épop. franç., t. I.
19
V. Le Clerc, Hist. litt. de la France au XIVe siècle (Discours), t. II.
20
Aubertin, Hist. de la langue et de la littér. franç. au moyen âge, t. I, ch. V.
21
La Cronique des Veniciens.
22
Disc. sur l'état des beaux-arts dans l'Hist. littér. de la France au XIVe siècle.
23
Barth. Saint-Hilaire, Logique d'Aristote, t. II, p. 194. – Cousin, Fragm. de Philos. scolast.– Hauréau, De la Philosophie scolastique, t. II (Conclusion). – Rémusat, Abélard, t. II, p. 140.
24
Renan, Averroès. – Jourdain, Recherches crit. sur les trad. lat. d'Aristote au moyen âge.
25
Hauréau, De la Philos. scolast., t. II, p. 41.
26
V. Le Clerc, Discours, t. I, p. 292.
27
Aug. Thierry, Lettre XIIIe sur l'Hist. de France.
28
Aug. Thierry, Lettre XIVe.
29
Hist. litt. de la France, t. XXIII.
30
V. Lenient, Satire en Fr. au moyen âge, ch. IV et suiv. – Aubertin, Hist. de la langue et de la littér. franç. au moyen âge, t. II, ch. I.
31
Aug. Thierry, Lettre XVIIIe et XIXe.
32
V. Le Clerc, Discours, passim.
33
Ainsi, Ogier le Danois, Huon de Bordeaux, Renaud de Montauban. – V. Léon Gautier, Épop. franç., t. I, liv. III, ch. I, II, III.
34
Lenient, Sat. en France au moyen âge, p. 144.
35
V. Didron, Iconogr. chrét., p. 263.
36
Renan, Discours sur l'état des beaux-arts au XIVe siècle.
37
V. Le Clerc, Discours, t. I, p. 259.
38
V. Lenient, Sat. en Fr. au moyen âge, p. 200.