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CHAPITRE III
Causes supérieures de la Renaissance en Italie.L'état social

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L'état social de l'Italie, entre le XIIe et le XVIe siècle, a merveilleusement aidé au développement de la Renaissance. La vie publique fut, dans la péninsule, la première œuvre d'art que produisit le génie national. Tout aussitôt elle fut, pour l'esprit italien, la cause des plus grands bienfaits. C'est peut-être ici le point le plus curieux de l'étude que nous poursuivons. L'expérience générale de l'histoire semble tour à tour confirmée et déconcertée par la marche de la civilisation italienne. Un souffle très-libéral vivifie cette société, et cependant les libertés dont elle vit ne répondent souvent plus à la notion que les modernes se forment de la liberté. Le règne de la loi, la garantie scrupuleuse des droits du citoyen, l'intégrité inviolable de la constitution, le gouvernement soumis à des règles fixes et surveillé par l'opinion, à quel moment et dans quelle cité l'Italie a-t-elle possédé à la fois toutes ces conditions d'un régime véritablement libre? Si l'état communal et municipal avait duré, le rapport de la civilisation avec la vie publique paraîtrait facile à expliquer. Mais le passage de la Commune libre à la tyrannie est, à partir du XIVe siècle, le fait capital dans l'histoire politique de la Renaissance. Celle-ci n'a été ni guelfe, ni gibeline, ni patricienne, ni démocratique: elle s'est accommodée à tous les milieux; nous la trouvons à Milan, au temps des Sforza, comme à la cour de Ferrare, comme à Venise; elle visite Rome sous Alexandre VI comme sous Nicolas V, et donne au terrible Jules II Raphaël et Michel-Ange. Mais c'est dans Florence qu'elle est le mieux chez elle, au temps des troubles civils, sous la république, comme à l'époque du principat, sous les Médicis. Il faut donc chercher, sous la diversité des formes politiques, le principe de vie qui y était renfermé, et dont s'est nourrie la Renaissance.

I

Le moyen âge avait fondé, sur les débris de l'ancien monde, une société très-solide, dont l'organisation, à la fois simple et savante, fut, durant quelques siècles, le salut de l'Occident si profondément troublé par les invasions. Le régime féodal, la prédominance temporelle de l'Empereur germanique, la suzeraineté spirituelle du Saint-Siége, avaient enfermé les peuples dans une hiérarchie rigoureuse qui imposa l'ordre à la confusion barbare. A tous les degrés de l'immense pyramide, unis entre eux par une force invincible, règne la loi fondamentale de la société nouvelle: l'individu n'est qu'une partie dans un ensemble. L'isolement lui serait funeste s'il lui était possible. Car il ne vaut que par la cohésion du groupe auquel il appartient, et ce groupe ne subsiste que par sa subordination à des maîtres qui, eux-mêmes, se rattachent à un groupe supérieur. Ainsi, d'étage en étage, se maintient l'unité du monument féodal et catholique: royaumes, duchés, comtés, baronnies, évêchés, chapitres, ordres religieux, universités, corporations, obscure multitude des serfs, sur chaque assise la personne humaine est enchaînée et protégée par le devoir de fidélité, par l'obéissance parfaite, par la communauté des intérêts et des sacrifices. L'individu qui tente de rompre ses liens, le baron qui se révolte, le tribun qui s'agite pour la liberté, le docteur incrédule, le moine hérétique, le Jacque ou le Fraticelle sont brisés. C'est une des grandes conceptions de l'esprit humain. Dante, dans son traité De la Monarchie, en a gardé l'éblouissement. Il est vrai que, du sommet même de l'édifice où se tiennent en présence l'un de l'autre le Pape et l'Empereur, partiront les premières secousses qui ébranleront jusqu'à sa base la prodigieuse construction. La chrétienté chancellera le jour où l'Église, bien moins par dessein d'ambition que par la nécessité de sa fonction féodale et temporelle, étendra la main sur le gouvernement politique de l'humanité.

Cependant, l'âme humaine souffre du régime qui pèse sur la vie privée comme sur la vie publique. Le ressort de la personnalité s'est affaibli; la volonté, l'action, l'énergie de l'esprit, la recherche indépendante, la curiosité de l'invention, l'autonomie morale, en un mot, telle que les anciens l'avaient connue, le moyen âge l'a perdue. On vient de voir comment, dans une échappée ouverte sur la liberté, la France avait commencé à sortir de ce long sommeil, et pourquoi son effort avait été vain. L'Italie fut plus heureuse. Montrons dans quelle mesure l'œuvre sociale qu'elle sut accomplir a contribué à sa fortune.

II

Il s'agissait, pour elle, de rejeter ou d'alléger un triple joug: la féodalité, le Saint-Empire, l'Église. Ces trois puissances détruites, ou écartées, ou affaiblies, l'État moderne —res publica, – était créé.

Une logique singulière préside à cette entreprise. L'Italie se dérobe d'abord à l'étreinte la plus immédiate, la féodalité, non par des tentatives individuelles ou révolutionnaires pareilles à celle de Rienzi, mais en opposant à l'association féodale l'association de la Commune. Car la nécessité sociale, qui avait étendu sur l'Europe le même régime, subsistait toujours; le contrat de sauvement, la protection accordée en échange de la fidélité104, n'avait pas cessé d'être, pour l'Italie du XIe siècle, la condition du salut public. Le contrat demeura donc, mais la puissance avec laquelle il était tacitement conclu, au lieu d'être le seigneur, fut la cité. L'esprit de cité était, depuis les temps les plus reculés, un caractère essentiel des peuples italiens, au centre et au nord de la péninsule105. Les municipes indépendants, confédérés pour la guerre, avaient jadis résisté, avec une rare vigueur, à la conquête romaine. Rome les subjugua, mais n'en supprima point les institutions fondamentales, car l'association était elle-même un trait propre au génie romain. Sous Numa et les rois, sous la république, sous l'empire de la loi des Douze Tables comme du droit ultérieur, la corporation d'artisans est reconnue, encouragée, protégée, elle se régit et possède en toute propriété106. Les colléges nommaient leurs prieurs et leurs syndics. Alexandre Sévère leur accorde le droit de désigner leurs défenseurs et de juger leurs causes particulières107. Saint Grégoire, à la fin du VIe siècle, mentionne les Arts de Naples, qui se régissent juxta priscam consuetudinem108. Au VIIIe siècle, nous trouvons l'association des pêcheurs de Ravenne109. On touche à la pierre angulaire de la Commune italienne. Le groupement de ces corporations forme la cité. L'individu qui entre dans la société est de sang italien; il appartient à la race conquise, il repousse de l'association l'étranger, l'homme de la classe militaire, le gentilhomme rural, le vavasseur, le noble feudataire110. Dans les statuts de Pise, de 1286, chaque art occupe son quartier respectif, avec ses gonfaloniers, capitaines, consuls et anciens élus par tous les associés; un juge général de tous les arts est désigné chaque année. A Milan, en 1198, plusieurs arts instituent la credenza de saint Ambroise, une Commune dans la Commune, avec son trésor et sa juridiction. Florence organise plus tard que les autres villes du nord et du sud ses corps de métiers; elle commence par les charpentiers, fabbri tignari; mais dès qu'elle est entrée, par l'art de la laine, dans la grande industrie, elle édifie une hiérarchie du travail unique en Italie, à laquelle répondra l'ordre social tout entier: arts majeurs et arts mineurs, bourgeoisie et plèbe, peuple gras et peuple maigre; à la fin du XIIe siècle est établi l'art des changeurs, source de la richesse publique, la grande force de Florence111.

Le gouvernement de la Commune est collectif. Les recteurs, prieurs et consuls des arts font la police de leurs corporations; à mesure que l'autorité centrale des vicaires impériaux s'affaiblit, ils pénètrent dans le pouvoir exécutif de la cité, et deviennent magistrats communaux. Vers 1195, Florence fixe le nombre de ces consuls d'après celui des portes ou des quartiers; le sénat oligarchique des cent buoni uomini, le commune civitatis, élit et surveille les consuls. Sans doute, dans la diversité des constitutions communales, il serait difficile de trouver deux cités absolument semblables par le régime que l'histoire leur a donné: les unes, telles que Sienne, ont des institutions tempérées d'aristocratie et de bourgeoisie; d'autres, telles que la plupart des villes lombardes, font une large part au pouvoir à la fois politique et judiciaire du podestat, magistrat impérial à l'origine, souvent étranger, dont l'autorité personnelle fut un acheminement aux tyrannies; Florence, à la fin du XIIIe siècle, au temps des Ordonnances de Justice, par méfiance démocratique et par haine des grands, multiplie des magistratures et des conseils où la séparation des pouvoirs n'est pas assez garantie, où le contrôle jaloux est mieux assuré que l'indépendance des magistrats112. Mais, au fond, toutes ces cités, quel que soit le nombre de leurs arts, de leurs conseils, de leurs chefs ou la forme de leur Seigneurie, sont des républiques autonomes qui, pour le gouvernement intérieur, ne relèvent que de leur volonté propre, où le citoyen est soldat, mais où le commandement militaire est lui-même dominé par la règle de l'élection; républiques très-vivantes et souvent très-troublées, où passent la terreur et la violence lorsque le pouvoir suprême et sans appel entre en action, l'assemblée du peuple, le Parlamento démagogique de Savonarole, convoqué sur la place et dans les rues par la clameur du tocsin.

III

Cette révolution était accomplie, dès les premières années du XIIe siècle, au nord et au centre de l'Italie. Rome elle-même voyait rétablir, en 1143, le sénat, et le patrice en 1144; Arnauld de Brescia entrait en triomphe dans la ville dont le pape Eugène III s'était enfui113. Nous connaissons mieux qu'au temps de Sismondi les origines du régime communal114. Nous voyons combien l'effort des cités fut non-seulement persévérant, mais habile. La rencontre et le conflit des deux grands pouvoirs, le temporel et le spirituel, qui, par-dessus la féodalité, s'élèvent sur l'Italie, servent heureusement les progrès de la liberté. Sous les rois lombards, l'Église est généralement la protectrice des franchises municipales contre les feudataires laïques115. Sous les rois francs, les villes s'allient aux petits seigneurs contre les évêques, dont la puissance politique vient de s'accroître116. Dès lors, ces feudataires du second ordre sont les collaborateurs utiles des Communes, qui les récompensent de leurs services par certaines magistratures117. Dès le Xe siècle, les villes, qui regrettent le vieux droit à l'élection populaire des évêques, résistent de toutes parts aux comtes ecclésiastiques. En 983, le peuple de Milan chasse l'archevêque et toute sa noblesse118. Aux XIe et XIIe siècles, les Communes, en même temps qu'elles bataillent contre les évêques, arrachent aux empereurs concessions sur concessions119. Mais la menace d'une intervention impériale suffit pour les rallier un instant autour du suzerain épiscopal. Ainsi Milan, en 1037, marche avec son archevêque contre Conrad le Salique; le danger passé, la cité se soulève, prend pour capitaine un grand feudataire rebelle, Lanzone, et fait à ses maîtres une guerre furieuse de trois ans, qui ne finit que par la soumission des nobles. L'autonomie des Communes grandit à mesure que s'aggrave l'hostilité du Pape et de l'Empereur; le Saint-Siége et le Saint-Empire cherchent simultanément un point d'appui dans les cités italiennes; mais l'Église, pouvoir spirituel qui ne se transmet point par hérédité, s'ouvre à tous les chrétiens, et, par les moines, entre en rapport intime avec la société populaire et bourgeoise, répond mieux que l'Empire au sentiment national: elle représente, entre Grégoire VII et Boniface VIII, l'indépendance de l'Italie en face de l'étranger. L'Empereur a des villes très-fidèles, telles que Pise, des alliés très-énergiques dans le parti gibelin de Florence; mais, dès qu'il s'agit de former une action contre la suzeraineté impériale, c'est vers le pape que se tournent les républiques. Alexandre III mène contre Frédéric Barberousse la Ligue lombarde. Innocent III profite de la tutelle de Frédéric II pour provoquer la ligue guelfe des villes de Toscane120. Mais les Communes entendent bien ne point se livrer au patronage politique de l'Église; elles maintiennent la primauté théorique de l'Empire; en 1188, en pleine Ligue lombarde, Parme et Modène ont soin de réserver à la fois les droits de l'Empereur et ceux de l'association dirigée contre lui, salva fidelitate Imperatoris et salva societate Lombardiæ121. C'est ainsi que, dans la querelle de ces deux maîtres du monde, l'Italie se fortifie par leur affaiblissement même; tandis qu'ils se battent pour le droit féodal, elle se dégage du régime féodal et réduit successivement les seigneurs que trois ou quatre invasions successives lui avaient imposés. En 1200, il n'y a plus, dans toute la Lombardie, un seul noble indépendant; les Visconti entrent dans la république de Milan, les Este dans celle de Ferrare, les Ezzelin dans celles de Vérone et de Vicence122. En 1209, les derniers seigneurs de la Toscane descendent de leurs tours et s'établissent à Florence123. Au milieu du siècle, la grande maison des Hohenstaufen, la race de vipères, est écrasée par Innocent IV; mais cinquante ans plus tard, la papauté reçoit le soufflet d'Anagni et prend le chemin de l'exil; l'Italie de Pétrarque, sans Empereur et sans Pape, «navire sans pilote en grande tempête», voit commencer une évolution nouvelle de son état social.

IV

L'âge des Communes, qui était sur le point de finir, laissait une trace profonde dans l'originalité italienne. Il n'avait point fondé la véritable liberté individuelle, mais, par l'exercice de la vie publique, par la lutte continue pour l'indépendance de l'association et l'autonomie de la cité, il avait trempé les caractères, éveillé les esprits, aiguillonné les passions. Ces artisans et ces bourgeois, obscurément classés dans leurs corporations, perdus dans la personnalité abstraite de leur ville, en même temps qu'ils renouvelaient le régime social de l'Italie, affranchissaient leurs âmes de la torpeur et des ennuis de la servitude et prenaient les qualités alertes qui conviennent à l'action. Les vicissitudes de leur entreprise ont assoupli leur volonté, et à l'audace des desseins, à la hardiesse de l'exécution, ils ont ajouté la prudence, la patience, la finesse diplomatique et la ruse. Voyez, à Santa-Maria-Novella, les personnages de Ghirlandajo. Ces graves figures, dont plusieurs sont des portraits, ont une fermeté dans l'expression, une assurance dans le regard qui révèlent l'inflexible volonté; mais les lèvres fines et serrées garderont bien un secret ou sauront mentir à propos. Une émeute ne leur déplairait point, mais ils la dirigeront par la parole; leur vraie place est au conseil; là, ils délibèrent sur les intérêts de la république avec le bon sens âpre qu'ils ont à leur comptoir, et si quelque audacieux menace d'inquiéter la liberté, ces marchands feront sonner les cloches et prendront leurs piques. A force de peser les chances de la fortune, ils ont pris, dans le maniement des affaires de l'État, la dextérité qui leur sert à bien vendre leurs laines ou leurs florins. A force de regarder en face et de près les grandes puissances du monde, ils en ont jugé les faiblesses, et ils se jouent d'elles. Toutes ces cités, Venise, Milan, Sienne, surtout Florence, produiront d'incomparables ambassadeurs. Le globe impérial ne les émeut pas plus que la tiare du Saint-Père. Leur passion et leur tendresse sont toutes pour leur ville. Ils l'ont rachetée, ils l'ont fortifiée de remparts et de tours, ils l'enrichissent, ils l'aiment éperdument. «Mon beau San Giovanni!» soupire Dante exilé, en songeant au baptistère de Florence. Pour parer cette mère et cette fiancée, est-il un luxe trop précieux? L'art de la première Renaissance est essentiellement communal. La Commune s'orne d'un château-fort pour la Seigneurie, d'un beffroi crénelé, d'un palais du podestat, d'une cathédrale, d'un campanile, d'un baptistère, d'un Campo-Santo, de loges et de portiques; les corporations d'artisans ont leurs tableaux de sainteté, leurs ex-voto ou leurs chapelles peintes à fresque dans les églises; les morts glorieux reposent en de magnifiques tombeaux sur les places publiques. Pise fait venir de Jérusalem de la terre sacrée, où ses grands citoyens dorment encore dans l'attente de la Cité céleste.

Dans l'unité sociale du régime républicain apparaît la diversité des constitutions particulières; dans la communauté de la langue vulgaire se dévoile encore la variété des dialectes provinciaux; pareillement, sous les traits généraux du génie italien, se montrent des différences originales que les conteurs, et, plus tard, la Comedia dell'arte, nous font voir, au moins par leur côté comique. De Bologne sortira le pédant, le docteur ridicule; de Venise, le vieux marchand vaniteux et trop galant, messer Pantalon; de Naples, le Zanni, le Scapin, le valet trop ingénieux, et Scaramouche, l'aventurier vantard; l'aimable Arlequin vient de Bergame, Cassandre de Sienne, Zanobio, le vieux bourgeois, de Piombino; Stenterello, l'éternelle dupe, de Rome. Ce sont des masques et non des caractères individuels, mais ils sont bien vivants, et l'Italie s'amuse encore aujourd'hui de ces personnages collectifs, où reparaît la physionomie morale des cités et des provinces d'autrefois.

Cependant, dès le temps des Communes, quelques grandes âmes, que l'esprit et la passion de leur ville ont plus profondément pénétrées, possèdent déjà une individualité si forte, qu'elles échappent à la prise vigoureuse des institutions et des mœurs publiques; au delà des murs de la Commune, elles aperçoivent la patrie italienne, «l'Italie esclave, hôtellerie de douleur». Dante, un Gibelin, Pétrarque, un Guelfe, promènent à travers l'Europe cette notion nouvelle, tout à fait supérieure à la portée politique de leur siècle, que Machiavel ranimera aux derniers jours de la liberté italienne. Et si l'ingrate Florence chasse son poëte, si l'Italie elle-même manque à Dante exilé, celui-ci emportera tout avec soi, comme le sage antique. «Le monde, dit-il, est notre patrie124.» Il refusera de rentrer dans Florence à d'humiliantes conditions. «Ne puis-je apercevoir de tous les points de la terre le soleil et les astres, et goûter partout les joies de la vérité125?» Le génie italien touche ainsi à l'achèvement de la personnalité humaine; la crise politique du XIVe siècle consommera l'affranchissement des âmes.

V

Les Communes ne devaient point survivre longtemps à leur triomphe. Elles portaient en elles-mêmes un germe de dissolution, et chacune d'elles, sur ses étroites frontières, rencontrait la Commune voisine, c'est-à-dire l'ennemi. Elles avaient abattu les nobles, proclamé l'égalité, et n'étaient point de sincères démocraties; Florence, en 1494, avec 90,000 habitants, ne comptait que 3,200 citoyens véritables126. Partout le peuple maigre est réduit à un droit politique inférieur à la bourgeoisie; les paysans, que l'on arme pour la défense du sol, sont exclus des offices publics et du droit de cité127. L'esprit de caste, l'ambition des familles, la rivalité des intérêts sont des causes permanentes de désordre; ajoutez la jalousie, les empiétements réciproques des pouvoirs et les incertitudes de la politique extérieure. La loi constitutionnelle de l'État est remise en question chaque fois que la sécurité de l'État est menacée. De Dante à Machiavel, les grands Italiens crient vainement: Pax! pax! et non erit pax! La paix, en effet, ne règne ni dans les conseils de la république, ni dans la rue, ni au dehors, c'est-à-dire à l'horizon du campanile communal. On s'est délivré du Saint-Empire et du Saint-Siége, mais on a perdu du même coup la haute police de l'Italie. Et, comme on ne redoute plus l'intervention de ces puissances, on n'a plus de raison de s'entendre, de se confédérer, de former l'unité morale de toute une province. Il ne reste en présence que des intérêts contradictoires et des villes dont la fortune ne peut s'accroître qu'aux dépens de leurs voisines. Un terrible combat pour la vie est commencé. Il faut que Florence réduise Pise afin de maintenir sa communication avec la mer, et qu'elle domine sur Sienne, afin d'assurer la route commerciale de Rome. Du côté du nord, elle s'inquiète des desseins de Milan, qui peut lui fermer les passages des Alpes. Arezzo et Pistoja même lui portent ombrage. Et toutes les cités de Lombardie, de Toscane, des Marches et de l'Émilie observent anxieusement la république patricienne de Venise, la mieux ordonnée de toute la péninsule; la haine de Venise sera, jusqu'à la Ligue de Cambrai, la seule passion capable de renouer un instant les alliances de l'âge précédent. Une Commune conquise n'entre point dans la communauté politique de ses vainqueurs. Jamais un citoyen de Pise ou de Pistoja ne verra s'ouvrir pour lui les magistratures de Florence. On retombait ainsi dans une forme imprévue de la féodalité, la suzeraineté des cités les plus fortes et les plus orgueilleuses. L'Italie se peuplait de mécontents et d'exilés qui ne rêvaient que nouveautés. Guichardin, discutant l'idée de Machiavel sur une grande république italienne, remarque que la république n'accorde la liberté «qu'à ses citoyens propres», tandis que la monarchie «est plus commune à tous128.» Pour la même raison, il affirme que Cosme de Médicis, aidant François Sforza à devenir tyran de Milan, «a sauvé la liberté de toute l'Italie que Venise aurait asservie129.» Le jour où cette notion pénètre dans une monarchie troublée, le pouvoir est bien près de glisser aux mains des plus audacieux. Au XIVe siècle, les tyrannies établies sur les ruines des Communes justifient une fois de plus les lois politiques d'Aristote.

VI

La tyrannie a manifesté, dans le gouvernement de la société, la vie morale de l'Italie. Mais elle ne fut qu'une forme particulière de la Renaissance, et, dans l'édifice de cette civilisation, l'une des colonnes les plus hautes, mais non pas la clef de voûte. Elle-même, elle sortit d'un état social dont le régime des Communes avait posé les prémisses. La mesure avare d'égalité et de liberté que les plus forts avaient laissée aux plus faibles, les rancunes et les intrigues des grandes familles dépossédées, étaient des causes énergiques de discordes civiles au moment où le principe de l'association s'affaiblissait, où les cadres primitifs de la corporation démocratique s'ouvraient aux nobles, où ceux-ci se rapprochaient parfois du petit peuple pour altérer l'équilibre social, où des entreprises démagogiques, telles que celle des Ciompi, décourageaient les partisans du gouvernement libéral. De même que les Communes s'étaient trouvées, par leur affranchissement, isolées en présence les unes des autres, les citoyens, que le progrès des institutions émancipait chaque jour davantage, se voyaient jeter sur un champ de bataille où l'action s'engageait non plus entre des corps réguliers et profonds, mais de soldat à soldat. Il n'est point de condition plus propice à la vigueur des caractères, à la virilité des intelligences. Les qualités, les vertus, les passions, les vices même que les Italiens ont employés jusqu'alors pour le bien collectif de leur ville, ils les tourneront désormais vers leur utilité propre avec une énergie d'autant plus grande que leur effort est égoïste et solitaire. C'est peu de se défendre pour ne point périr; il faut qu'ils attaquent et qu'ils vainquent pour assurer la paix du lendemain et contenter leur orgueil. Dans la mêlée humaine, le mieux armé triomphera. La richesse, la fourberie et l'audace sont des armes excellentes, mais la plus sûre de toutes, c'est l'esprit. Étudier beaucoup de choses et n'être étranger à aucune connaissance, pénétrer aussi avant que possible dans l'observation de la nature humaine, et revenir sans cesse à la noble image que les anciens nous en ont léguée, telles sont les ressources que la vie de l'esprit prête à la vie active, qui préparent la bonne fortune et consolent dans la mauvaise130. L'homme universel, uomo universale, l'un des ouvrages les plus étonnants de la Renaissance, se fait pressentir bien avant Léo Battista Alberti, Léonard de Vinci, Pic de la Mirandole et Michel-Ange. Dante et Pétrarque touchent à la plupart des problèmes intellectuels de leur âge; mais ils entrent naturellement aussi dans les débats politiques du XIVe siècle et donnent leurs avis aux républiques, aux empereurs et aux papes. Le marchand florentin est à la fois un homme d'État et un lettré à qui les humanistes dédient des livres grecs131. Pandolfo Collenuccio traduit Plaute, commente Pline l'Ancien, forme un musée d'histoire naturelle, s'occupe de cosmographie, écrit sur l'histoire et pratique la diplomatie132. Personne alors ne s'enferme dans sa bibliothèque, sa cellule ou son comptoir. Les artistes, tels que Giotto, les sculpteurs de Pise, Ghiberti, Brunelleschi, sont maîtres en plusieurs arts. Et l'on voit bien, par les biographies de Vasari, qu'ils furent aussi des maîtres dans la vie réelle, par la patience, la sagesse, l'énergie et parfois la grandeur d'âme.

Ainsi le régime des tyrannies répond non-seulement à l'état politique, mais à l'état psychologique de l'Italie. La cité ou la province, que l'association ne sait plus gouverner, s'abandonne à la volonté du plus hardi, du plus rusé, du plus illustre de ses citoyens, souvent même d'un étranger. Le tyran demeure l'expression très-forte du génie de son pays et de son siècle; c'est pourquoi il n'arrête ni ne détourne la civilisation. Ce pouvoir, illégitime par ses origines, et qui commence généralement par un coup de main, sinon par un crime, n'est point un despotisme oriental. Le tyran, comme autrefois la Commune, doit compter avec l'indépendance individuelle de ses sujets. Son autorité, qui ne repose ni sur le droit, ni sur l'hérédité, est à la merci des circonstances: la révolte ouverte, la concurrence des familles rivales, l'intervention de ses voisins, la conspiration, le poison et le poignard lui rappellent sans cesse que son pouvoir est précaire et révocable; aussi ne s'y maintient-il qu'en s'accommodant au caractère des villes sur lesquelles il règne. Il tombera, s'il n'est soutenu par l'opinion publique. L'horrible Jean Marie Visconti, à Milan, peut bien quelque temps jeter des hommes en pâture à ses bêtes fauves et à ses chiens; il meurt assassiné dans une église. On n'imagine point Florence soumise à une tyrannie autre que celle des premiers Médicis. Pétrarque doit rendre d'une façon juste le sentiment de ses contemporains dans le traité qu'il écrit pour François de Carrare, tyran de Padoue133. «Vous n'êtes pas, dit-il, le maître de vos sujets, mais le père de la patrie; avec eux vous ne devez agir que par la bienfaisance, j'entends avec ceux qui soutiennent votre gouvernement, les autres sont des rebelles et des ennemis de l'État.» – «Les tyrannies, écrit Matteo Villani, portent en elles-mêmes la cause de leur dissolution et de leur chute134.» Mais ce sont les tyrans qui périssent, victimes de leurs excès: la tyrannie reste. Car seule, désormais, elle peut garantir l'intérêt suprême de chaque citoyen, l'indépendance nationale.

Le tyran, en effet, est, avant tout, un chef d'armée, un capitaine. Il importe assez peu qu'il soit un bâtard, un aventurier, un scélérat; le point capital est qu'il connaisse l'art de la guerre. Puisque les armées ne se recrutent que de mercenaires, il faut qu'il ait la main heureuse dans le choix de ses soldats, et qu'il mène par la terreur ces bandes terribles, la plaie de l'Italie, que Machiavel essaiera, mais trop tard, de guérir. Au XVe

104

Fustel de Coulanges, Orig. du régime féod. (Revue des Deux-Mondes. 1er août 1874.)

105

Cesare Balbo, Della fusione delle schiatte in Italia.

106

Plutarque, Vie de Numa. – Mommsen, De collegiis et sodaliciis Roman. – Fustel de Coulanges, La Cité antique. —Corpus Juris (1756), t. I, p. 926.

107

Lampridius, in Alex. Sever.

108

Lib. X, cap. 26.

109

Bonaini, Archiv. delle provinc. d'Emilia.

110

Gabriele Rosa, Feudi e Comuni. Brescia, 1876, p. 145.

111

Perrens, Hist. de Florence, t. I, ch. IV. – Peruzzi, Stor. del Comm. e dei Banch. di Firenze.

112

Sur ce point, consulter la savante Histoire de M. Perrens, t. II, liv. V, ch. 3 et 4.

113

Sismondi, Hist. des répub. ital. du moyen âge, t. II, p. 34.

114

«Nous pouvons, dit-il, à peine soulever le voile qui couvrira toujours cette première époque de l'histoire des villes libres.» (Ibid., t. I, p. 366.)

115

G. Rosa, Feudi, p. 239.

116

Id., ibid., p. 160.

117

Pagnoncelli, Dell'antichità de' municipii italiani.

118

Arnolfo, Hist. mediol., I, cap. 10.

119

G. Rosa, Feudi, 2e partie, art. XVIII.

120

Scip. Ammirato, Istor. fiorent., I, anno 1197.

121

G. Rosa, Feudi, p. 256.

122

Id., ibid., p. 263.

123

Perrens, Hist., t. I, p. 180.

124

Nos autem cui mundus est patria. De Vulg. Eloq., l. I, VI.

125

Nonne solis astrorumque specula ubique conspiciam? Nonne dulcissimas veritates potero speculari ubique sub cœlo? Epist., X.

126

Pasq. Villari, Stor. di Girol. Savonarola, t. I, p. 255.

127

Pasq. Villari, Niccolo Machiavelli e i suoi tempi, t. I, p. 7.

128

È più commune a tutti. Opere inedite, t. I. Considerazioni intorno ai Discorsi del Machiavelli.

129

Ibid., t. III. Storia di Firenze.

130

Machiavel, Lett. famil., XXVI.

131

Burckhardt, Cultur der Renaiss. in Ital., p. 110.

132

Roscoe, Vie de Léon X, III, 197. – Reumont, Lorenzo de' Medici il Magnifico, t. II, p. 119.

133

De Republica optime administranda.

134

VI, 1.

Les origines de la Renaissance en Italie

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