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SARDANAPALE.
TRAGÉDIE HISTORIQUE
ACTE PREMIER

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SCÈNE PREMIÈRE

SALEMÈNES, seul

Il a outragé la reine, mais il est encore son époux; il a outragé ma sœur, mais il est encore mon frère; il a outragé son peuple, mais il en est le roi, et je lui dois mon amitié aussi bien que ma soumission: non, il ne mourra pas ainsi. Je ne verrai pas le sang de Nemrode et de Sémiramis disparaître de la terre, et treize cents années de commandement finir comme un conte de berger; il faut le relever. Il y a dans son ame efféminée un insouciant courage que la corruption n'a pas entièrement étouffé; une secrète énergie que le tems a pu réprimer, mais non pas détruire: – il est plongé, mais non pas noyé dans l'abîme des voluptés. Villageois, il se fût montré capable de conquérir un empire; né sur le-trône, il ne le transmettra pas: ses fils n'hériteront que d'un nom peu glorieux. – Cependant, tout n'est pas perdu; il peut encore secouer son indolence et sa honte, et se montrer tel qu'il doit être, sans plus d'effort qu'il n'en met à se montrer tel qu'il ne le devrait pas. Serait-il, en effet, moins difficile de commander aux nations que de traîner une vie fainéante? de conduire une armée, que de diriger un harem? Il s'épuise en de fades plaisirs; il abrutit son ame; il éteint sa généreuse vigueur au milieu de soins qui ne donnent pas la santé, comme la chasse; ou la gloire, comme la guerre. – Il faut le rappeler à lui-même; mais, hélas! (On entend de l'intérieur des appartemens une musique suave.) le tonnerre seul pourrait le réveiller. Écoutez! c'est le luth, c'est la lyre, c'est le tambourin; les accords lascifs de langoureux instrumens, les molles voix des femmes et de ces êtres qui sont moins que des femmes se font entendre comme l'écho de ses plaisirs; et cependant le grand roi de toute la terre connue incline sa tête couronnée de roses, et son diadème négligemment attaché semble devoir être la conquête de la première main généreuse qui osera le lui ravir. Ils viennent! Déjà se répandent jusqu'à moi les parfums de sa suite voluptueuse. Je distingue les étincelles des pierres précieuses des jeunes filles, dont il a fait ses confidentes et son conseil: elles s'avancent dans la galerie, parmi les flots de ces femmes, revêtues du même costume, et non moins femmes qu'elles-mêmes. Voici venir le petit-fils de Sémiramis, la reine-homme! Faut-il l'attendre? Oui, l'affronter même; lui répéter ce que tous les gens de bien se disent quand ils parlent de lui et de sa cour. Les voilà les esclaves que conduit un monarque serviteur de ses esclaves.

SCÈNE II

Entre SARDANAPALE. Son costume est efféminé, sa tête couronnée de fleurs, et sa robe négligemment flottante. Une suite de femmes et de jeunes esclaves le suivent

SARDANAPALE, à quelques gens de sa suite

Que le pavillon soit tendu sur l'Euphrate, qu'il soit illuminé et disposé pour un banquet particulier; à minuit, nous y souperons: songez à ce que rien ne manque, et faites préparer les galères qui doivent nous y conduire. Une brise rafraîchissante ride la large surface des flots: nous ne tarderons pas à nous embarquer. Vous, qui daignez partager les doux momens de Sardanapale, nymphes charmantes, nous nous retrouverons à cette heure plus douce encore, et alors, réunis comme les étoiles suspendues sur nos têtes, nous formerons un empirée aussi brillant que le leur. Mais en attendant, que chacune reste maîtresse de son tems; pour toi, Mirrha, ma chère Ionienne, choisis: veux-tu demeurer avec elles ou avec moi?

MIRRHA

Seigneur-

SARDANAPALE

Seigneur! Pourquoi donc, ma chère ame, cette froide réponse? Hélas! c'est le malheur des rois de l'entendre souvent. Dispose de tes instans comme tu disposes des miens. Dis-moi, veux-tu accompagner notre société, ou, loin d'elle, continuer à charmer ici mes heures?

MIRRHA

Le choix du roi est le mien.

SARDANAPALE

Ne parle pas ainsi, je te prie: ma joie la plus chère est de servir chacun de tes vœux. Je n'ose même exprimer mes propres désirs, dans la crainte de contrarier les tiens; car tu te montres toujours trop empressée à sacrifier tes pensées devant celles des autres.

MIRRHA

Je voudrais donc rester: je n'ai de bonheur qu'en contemplant le tien; cependant-

SARDANAPALE

Cependant? Qu'est-ce cependant? Tes vœux chéris seront toujours la seule barrière qui pourra s'élever entre toi et moi.

MIRRHA

Je songe que l'heure présente est ordinairement celle du conseil; mieux vaudrait donc me retirer.

SALEMÈNES, s'avançant

L'esclave ionienne dit bien; qu'elle se retire.

SARDANAPALE

Qui parle ainsi? Quoi! vous ici, mon frère?

SALEMÈNES

Le frère de la reine, ô roi, et votre plus fidèle vassal.

SARDANAPALE, à sa suite

Comme je l'ai dit, que tout le monde dispose de ses heures, jusqu'à celle de minuit, où nous sollicitons de nouveau votre présence. (La cour se retire.) (A Mirrha, qui s'éloigne.) Mirrha! toi, je croyais que tu restais?

MIRRHA

Grand roi, tu ne l'as pas dit.

SARDANAPALE

Mais tu m'y semblais disposée; j'ai vu dans l'expression de tes regards ioniques le désir de ne pas me quitter.

MIRRHA

Sire, votre-

SALEMÈNES

Le frère de sa reine, courtisane d'Ionie! Oses-tu bien me nommer et ne pas rougir?

SARDANAPALE

Sans rougir? Tes yeux sont aussi mauvais que ton cœur! Tu colores ses joues charmantes, comme sur le Caucase la teinte mourante du jour, quand le soleil couchant nuance d'un rose plus sombre la blancheur de la neige; oui, tu lui reproches une insensibilité, un aveuglement qui t'appartiennent seuls. Quoi! des larmes, ma Mirrha!

SALEMÈNES

Qu'elles coulent; elle pleure pour bien d'autres, et elle est elle-même la cause de pleurs plus amers.

SARDANAPALE

Maudit celui qui fait ainsi couler les siennes!

SALEMÈNES

Oh! ne te maudis pas toi-même: – des millions d'hommes le font déjà bien assez.

SARDANAPALE

Tu oublies qui tu es; ne me fais pas souvenir que je suis roi.

SALEMÈNES

Plût à Dieu que tu le fusses!

MIRRHA

Oh! mon roi! je t'en prie; et toi, prince aussi, permettez que je me retire.

SARDANAPALE

Puisqu'il le faut, et que cet homme brutal n'a pas craint d'insulter ta belle ame, j'y consens; mais souviens-toi que nous devons bientôt nous réunir: j'aimerais mieux perdre un empire que ta présence.

(Mirrha sort.)

SALEMÈNES

Il se peut que tu les perdes tous les deux, et tous deux pour toujours!

SARDANAPALE

Mon frère, puisque je supporte un pareil langage, je puis du moins commander à moi-même; cependant, ne me force pas à sortir de mon naturel.

SALEMÈNES

Et c'est justement à ce naturel facile, et même trop faible, que je voudrais t'arracher. Oh! que ne puis-je te réveiller, quand même tu devrais m'en punir.

SARDANAPALE

Par le dieu Baal! cet homme voudrait faire de moi un tyran.

SALEMÈNES

Mais tu l'es déjà! Crois-tu qu'il n'y ait d'autre tyrannie que celle du carnage et des haines? celle du vice, les excès et les débordemens du libertinage, l'indolence, l'apathie, les suites d'une molle oisiveté enfantent des milliers de tyrans dont la cruauté surpasse les actes les plus odieux d'un despote énergique, quelles que soient l'impétuosité et la violence de son caractère. Le triste et scandaleux exemple de tes débordemens corrompt les nations ainsi qu'il les oppresse; du même coup, il sappe et ta puissance immédiate et celle de tes officiers les plus éloignés. Aussi, que l'étranger envahisse nos frontières, ou qu'un séditieux appelle à la guerre civile, l'un ou l'autre nous seront également fatals. Le premier ne trouvera plus dans tes sujets un courage capable de le repousser, et le second rencontrera moins des vainqueurs que des complices.

SARDANAPALE

Et qui te rend aujourd'hui le porte-voix du peuple?

SALEMÈNES

L'oubli de ta conduite avec la reine, et les chagrins de ma sœur; l'affection naturelle que je conserve pour mes jeunes neveux; ma loyauté envers le roi, loyauté que des paroles ne suffiront plus bientôt pour lui prouver; mon respect pour la race de Nemrode, et, de plus, un autre sentiment que tu ne connais pas.

SARDANAPALE

Qu'est-ce que cela?

SALEMÈNES

Un mot qui t'est inconnu.

SARDANAPALE

Prononce-le, cependant: j'ai toujours aimé à apprendre.

SALEMÈNES

La vertu.

SARDANAPALE

Je ne connais pas ce mot! Il n'en est pas un qui plus souvent sonne dans mes oreilles-plus retentissant que le bruit de la multitude ou l'éclatante trompette; ta sœur ne m'a jamais fait entendre autre chose.

SALEMÈNES

Pour changer ce pénible sujet, écoute un peu parler le vice.

SARDANAPALE

Qui écouter?

SALEMÈNES

Les vents eux-mêmes, si tu étais un peu sensible aux échos de la voix des peuples.

SARDANAPALE

Allons, je suis indulgent comme tu vois, et patient comme tu l'as maintes fois éprouvé. – Parle donc; qui te pousse à agir ainsi?

SALEMÈNES

Les dangers que tu cours.

SARDANAPALE

Explique-toi.

SALEMÈNES

Eh bien donc, toutes les nations, car elles sont nombreuses, dont ton père t'a transmis l'héritage, sont transportées de fureur contre toi.

SARDANAPALE

Contre moi! Et que veulent les esclaves?

SALEMÈNES

Un roi.

SARDANAPALE

Et que suis-je donc, moi?

SALEMÈNES

A leurs yeux, rien; mais aux miens un homme qui pourrait encore être quelque chose.

SARDANAPALE

Insolente valetaille! Et que désirent-ils donc? N'ont-ils pas paix et abondance?

SALEMÈNES

De la première, ils en jouissent aux dépens de leur gloire; de la seconde, bien moins que le roi ne l'imagine.

SARDANAPALE

Alors, à qui la faute, si ce n'est aux satrapes infidèles qui n'y pourvoient mieux?

SALEMÈNES

Mais certes, on peut en accuser aussi le monarque dont les regards ne s'étendent jamais au-delà des murs de son palais, ou, s'il le fait, qui ne voit pas au-delà de quelques palais élevés sur les montagnes, jusqu'à ce que les chaleurs de l'été aient disparu. O glorieux Baal! toi qui édifias ce vaste empire, et fus mis au rang des dieux, ou du moins dont la gloire, à travers les siècles, égalera celle d'un dieu, pensais-tu que ton descendant présomptif ne regarderait jamais en roi les royaumes que tu lui conquis en héros, et que tu obtins au prix de ton sang, de tes sueurs et de continuels dangers? Et pourquoi? pour procurer les impôts nécessaires aux frais d'un festin, ou des concussions multipliées au profit d'un infâme favori.

SARDANAPALE

Je te comprends. Tu voudrais me faire marcher en conquérant. Par tous les astres que consultent les Chaldéens, ces turbulens esclaves mériteraient que je les punisse en cédant à leurs vœux, et que je les conduisisse à la gloire.

SALEMÈNES

Pourquoi non? Sémiramis n'était qu'une femme, elle conduisit nos Assyriens aux bornes du soleil, aux rivages du Gange.

SARDANAPALE

Cela est très-vrai. Et comment en revint-elle?

SALEMÈNES

Comment? en homme, – en héros; malheureuse, mais non vaincue; et vingt gardes lui suffirent pour protéger sa retraite jusqu'en Bactriane.

SARDANAPALE

Et combien de guerriers abandonna-t-elle derrière elle, dans les Indes, aux vautours?

SALEMÈNES

Nos annales n'en disent rien.

SARDANAPALE

Je le dirai donc pour elles. – Elle eût mieux fait de rester dans son palais, occupée à tisser quelque vingt robes, que de regagner la Bactriane avec une vingtaine de gardes, laissant des millions de sujets fidèles à la rage des corbeaux, des loups et des hommes, les plus féroces des trois. Est-ce là de la gloire? Je préfère mille fois mon ignominie.

SALEMÈNES

Tous les esprits belliqueux n'ont pas la même destinée. Sémiramis, cette mère glorieuse d'une centaine de rois, échoua sans doute dans les Indes; mais elle ajouta la Perse, la Médie, la Bactriane au royaume qu'elle gouvernait autrefois, et que tu pourrais aujourd'hui gouverner.

SARDANAPALE

Dis plutôt qu'elle ne sut que les conquérir, et que moi je les gouverne.

SALEMÈNES

Avant peu, ils auront peut-être besoin de son épée plutôt que de ton sceptre.

SARDANAPALE

Il y eut un certain Bacchus, n'est-ce pas cela? J'ai ouï mes filles grecques en dire quelque chose. – C'était, suivant elles, un dieu, c'est-à-dire un dieu de la Grèce, une idole étrangère au culte des Assyriens; eh bien! il conquit ce même royaume du couchant, cette Inde dont tu parles, où Sémiramis fut vaincue.

SALEMÈNES

Je sais qu'il y eut un homme de ce nom: et tu comprends sans doute que, s'il a passé pour un dieu, c'est à cause de ses hauts faits?

SARDANAPALE

Et je le révère dans ses divins attributs, sans l'imiter dans ses actions humaines. – Holà! mon échanson!

SALEMÈNES

Que désire le roi?

SARDANAPALE

Honorer un dieu de fraîche date, un conquérant des anciens jours. Un peu de vin, dis-je.

(Entre l'échanson.)

SARDANAPALE, à l'échanson

Donne-moi le gobelet d'or enrichi de perles, qui porte le nom de coupe de Nemrode. Remplis-le, et présente-le moi aussitôt.

(L'échanson sort.)

SALEMÈNES

C'est bien le moment, en effet, de la remplir, pour signaler la continuation d'une fête que le sommeil n'a pas encore interrompue.

(L'échanson rentre avec du vin.)

SARDANAPALE, prenant la coupe

Mon noble parent, si les Grecs, barbares habitans de nos lointains rivages et des limites de nos empires, ne mentent pas, ce Bacchus a conquis l'Inde entière, n'est-ce pas?

SALEMÈNES

Sans doute, et de là l'origine de son apothéose.

SARDANAPALE

Non, non: de toutes ses conquêtes, il ne reste que quelques colonnes à sa gloire, peut-être, et qui le seraient à la mienne, si je les jugeais dignes d'être acquises et transportées; elles fixent la borne des mers de sang qu'il répandit, des empires qu'il ravagea et des hommes qu'il égorgea. Mais, là, là, dans ce gobelet est son véritable titre à l'immortalité; c'est la céleste grappe dont, le premier, il exprima l'âme, et qu'il transmit, pour enchanter celle de l'homme, sans doute, comme une sorte d'allègement aux désastres de sa vie victorieuse. Sans elle, il eût conservé le nom et la tombe d'un mortel; comme Sémiramis, mon aïeule, on l'eût pris comme une espèce de monstruosité semi-glorieuse. Voilà ce qui le fit monter au rang des dieux: – consens donc aujourd'hui à t'humaniser à son exemple, mon grave et soucieux frère: bois avec moi aux dieux de la Grèce!

SALEMÈNES

Au prix de tous tes royaumes, je ne voudrais pas profaner ainsi la religion de notre pays.

SARDANAPALE

C'est-à-dire que tu le juges un héros, parce qu'il répandit le sang par torrens, et que tu le désavoues comme dieu, parce qu'il sut trouver dans un fruit un charme qui réjouit les tristes, ranime les vieillards, inspire les jeunes gens, force le désespoir à oublier ses douleurs, et la crainte ses périls, enfin ouvre un nouveau monde quand celui-ci devient pour nous un objet d'ennui. Eh bien donc, je bois à toi et à lui comme n'ayant été qu'un homme; mais comme ayant également mérité la plus juste admiration du genre humain par les biens et par les maux qu'il répandit. (Il boit.)

SALEMÈNES

Penses-tu donc renouer un festin à cette heure?

SARDANAPALE

Si je le faisais, comme il ne coûterait pas une seule larme, il vaudrait mieux qu'un glorieux trophée; mais ce n'est pas mon intention, et puisque tu ne veux pas me faire raison, continue comme il te plaira. (À l'échanson.) Valet, retire-toi. (L'échanson sort.)

SALEMÈNES

Je ne voudrais que te rappeler d'un songe, et te réveiller ainsi plus doucement qu'une révolte ne le ferait.

SARDANAPALE

Et qui se révolterait? pourquoi? quelle cause, ou du moins, quel prétexte? Ne suis-je pas roi légitime? issu d'une race de rois qui n'ont pas eu d'autres ancêtres? Qu'ai-je pu faire, à toi ou au peuple, que tu doives contrôler, ou qu'il puisse faire tourner contre moi?

SALEMÈNES

Quant à ta conduite envers moi, je n'en parlerai pas.

SARDANAPALE

Mais, sans doute, à ton avis, j'aurai fait injure à la reine; n'est-ce pas?

SALEMÈNES

À mon avis, oui; tu l'as outragée.

SARDANAPALE

Un moment de patience, prince, et écoute. Elle a le rang, les honneurs, les respects qu'elle a droit d'attendre; la tutelle des héritiers de l'empire, les hommages et les prérogatives de la souveraineté. Je l'ai épousée, comme le font les rois, par convenance, et je l'aimais comme la plupart des maris chérissent leurs épouses. Que si vous supposiez, elle ou toi, que je dusse me conduire comme avec sa femme un paysan chaldéen, vous ne connaissez ni moi, ni les rois, ni la nature humaine.

SALEMÈNES

Laissons cela, je te prie; je rougirais de me plaindre, et la sœur de Salemènes ne demande pas du souverain de la Syrie lui-même un amour forcé. Daignerait-elle, d'ailleurs, accepter des hommages que tu partagerais avec des prostituées étrangères, et des esclaves ioniennes? La reine garde le silence.

SARDANAPALE

Et pourquoi pas son frère?

SALEMÈNES

Je ne suis que l'écho des empires que celui qui long-tems les néglige ne gouvernera pas long-tems.

SARDANAPALE

Ingrats et sots esclaves! Ils murmurent de ce que je n'ai pas répandu leur sang; de ce que je ne les ai pas conduits dans les sables du désert pour y dessécher par millions; de ce que je n'ai pas blanchi avec leurs os les rivages du Gange; de ce que je ne les ai pas décimés par des lois sauvages, ou épuisés à construire des pyramides ou des murailles babyloniennes.

SALEMÈNES

Oui, ces trophées eux-mêmes seraient plus dignes d'un peuple et d'un souverain, que des chants, des concerts, des fêtes, des concubines, des trésors dilapidés et des vertus mises en oubli.

SARDANAPALE

Oh! pour mes trophées, j'ai fondé des villes; Tarse et Anchialus furent élevées en un jour; – et que pourrait de plus cette belle sanguinaire, mon aïeule guerrière, la chaste Sémiramis, si ce n'est les détruire?

SALEMÈNES

J'en conviens; ta vertu s'est montrée dans l'érection de ces villes, fondées par suite d'un caprice, et recommandées par un vers qui doit les déshonorer avec toi dans les âges futurs.

SARDANAPALE

Me déshonorer! Par Baal, ces villes, quoique fort bien bâties, ne sont pas plus belles que ces vers. Dis contre moi, contre mes mœurs, tout ce que tu voudras; mais ne va pas nier la vérité de cette courte sentence; elle te rappellera l'histoire de toutes les choses humaines. Écoute:

Sardanapale, roi, fils d'Anacyndaraxe,

A bâti dans un jour Anchiales et Tarse:

Bois, mange, fais l'amour: tout le reste n'est rien.

SALEMÈNES

Admirable morale! et belle inscription pour un roi, à mettre sous les yeux de ses sujets!

SARDANAPALE

Oh! sans doute, tu voudrais me voir publier en forme d'édits: «Obéissez au roi, – joignez vos tributs à ses trésors, – recrutez ses phalanges, – répandez votre sang à son premier commandement, – courbez-vous et glorifiez, ou levez-vous et travaillez.» Ou bien encore: – «Sardanapale, en ce lieu, égorgea cinquante mille de ses ennemis; voilà leur sépulcre, et voici son trophée.» Je laisse de tels soins aux conquérans; c'en est assez pour moi de chercher à alléger, pour mes sujets, le poids des misères humaines, et à adoucir leur descente vers la tombe; je ne prends aucune licence que je ne leur accorde. Tous, nous sommes des hommes.

SALEMÈNES

Mais, tes aïeux furent honorés comme des dieux.

SARDANAPALE

Des dieux! morts et pulvérisés, c'est-à-dire n'étant plus ni dieux ni hommes. Ne viens pas me parler de telles choses! Les vers seuls sont des dieux, puisqu'ils se repaissent de vos dieux, puisqu'ils meurent d'inanition, quand ces mets viennent à leur manquer. Crois-moi, tes divinités n'étaient que des hommes; regarde leur postérité. – Dans moi, je sens mille preuves de ma mortalité, aucune de ma nature céleste, à moins qu'on ne prenne pour telle, justement ce que vous condamnez, un penchant à l'amour, à la clémence, au pardon des folies de mes semblables, et (ce qui tient plus à l'humanité) une grande indulgence pour les miennes.

SALEMÈNES

Hélas! la perte de Ninive est résolue. – Malheur, – malheur à la cité sans rivale!

SARDANAPALE

Que crains-tu donc?

SALEMÈNES

Tu es sous la garde de tes ennemis; dans quelques heures éclatera la tempête qui doit te renverser et les miens et les tiens; encore un jour, et la race de Bélus n'existera plus.

SARDANAPALE

Que nous faut-il donc craindre?

SALEMÈNES

L'ambition, la trahison qui a semé sur tes pas les piéges; une ressource reste encore: donne-moi, avec ton seing, le pouvoir d'étouffer les machinations, et je déposerai bientôt à tes pieds les têtes de tes principaux ennemis.

SARDANAPALE

Les têtes! – et combien?

SALEMÈNES

Faut-il les compter, quand la tienne elle-même est en danger? laisse-moi agir, donne-moi ton seing, et repose-toi sur moi du reste.

SARDANAPALE

Je ne permettrai jamais de disposer d'un nombre illimité de vies. Quand nous prenons celle des autres nous ignorons et ce que nous avons pris et ce que nous avons accordé.

SALEMÈNES

Quand ils en veulent à ta tête, craindrais-tu de prendre la leur?

SARDANAPALE

C'est une grande question. – Oui, répondrai-je cependant. Ne peut-on trouver d'autres remèdes? Quels sont ceux que tu soupçonnes? – Je consens à ce qu'on les arrête.

SALEMÈNES

J'aimerais mieux que tu ne me le demandasses pas; aussitôt, ma réponse traversera les rangs indiscrets de tes favorites, de là courra jusqu'au palais, puis jusqu'à la ville, et tout sera perdu. – Confie-toi sur moi.

SARDANAPALE

En effet, tu sais que j'en ai toujours agi ainsi; prends mon seing, le voici, (Il lui donne son seing.)

SALEMÈNES

Je n'ai plus qu'une requête.

SARDANAPALE

Nomme-la.

SALEMÈNES

Renonce, pour cette nuit, au banquet que tu as fait dresser dans le pavillon sur l'Euphrate.

SARDANAPALE

Renoncer au banquet! Non, pour tous les complots qui jamais bouleversèrent un empire; qu'ils viennent, qu'ils réussissent: ils ne me feront ni trembler, ni m'éveiller plus tôt, ni déposer ma coupe. Quoi qu'ils fassent, je n'ôterai pas une seule rose de ma couronne, je ne perdrai pas une seule heure de plaisir. – Je ne les crains pas.

SALEMÈNES

Mais, s'il était nécessaire, t'armerais-tu; oui, ou non?

SARDANAPALE

Peut-être. J'ai d'excellentes armes, une épée d'une trempe merveilleuse; un arc, une javeline digne de Nemrode lui-même; un peu pesante, il est vrai, mais encore supportable. Et, maintenant que j'y pense, il y a long-tems que je ne m'en suis servi, même pour la chasse. Les as-tu vues, frère?

SALEMÈNES

C'est bien le tems de pareilles plaisanteries! – S'il le fallait, revêtirais-tu ces armes?

SARDANAPALE

Ou ne les revêtirais-je pas? Oh! s'il le faut, et que ces insolens esclaves ne veulent pas être redressés à moins, je saurai manier l'épée, jusqu'à ce qu'ils veuillent bien me permettre de revenir aux fuseaux.

SALEMÈNES

Il y a déjà long-tems, disent-ils, que tu les as changés contre ton sceptre.

SARDANAPALE

Mensonge! mais laissons-les dire. Les anciens Grecs, dont nos captives chantent souvent les faits, racontaient la même chose de leur plus grand héros, Hercule, parce qu'il vint à aimer une reine de Lydie. Tu le vois, partout la populace s'empare de toutes les calomnies qui peuvent blesser leurs souverains.

SALEMÈNES

Ils ne parlaient pourtant pas ainsi de tes ancêtres.

SARDANAPALE

Non, ils n'osaient. Contraints de souffrir et de combattre, jamais ils n'échangeaient leurs chaînes que contre des armes. Maintenant, ils ont paix et bonheur, le loisir de rire et de railler; je ne m'en fâche pas. Je ne donnerais pas le gracieux sourire d'une seule belle fille, pour toute la renommée populaire qui jamais distingua un nom du néant. Et quelle est donc l'opinion de ce vil troupeau, devenu plus insolent par la pâture, pour me forcer à rechercher ses fastidieux éloges ou craindre ses assommantes clameurs?

SALEMÈNES

Vous l'avez dit, ce sont des hommes; et comme tels, ils ont parfois un cœur.

SARDANAPALE

Et mes dogues aussi; le leur même est plus fidèle, et par conséquent meilleur; – mais, continuons. Tu as mon seing, et puisqu'ils sont soulevés, il faut les apaiser; mais sans trop de violence, à moins que la nécessité n'en fasse une loi. J'ai horreur de toutes les peines infligées ou subies; nous en avons assez en nous-mêmes, le dernier sujet comme le plus puissant monarque, pour ne pas encore ajouter au mutuel fardeau des misères humaines, et pour nous obliger, par une allégeance réciproque, à nous soulager l'un l'autre d'une partie de nos ennuis naturels. Mais voilà ce qu'ils ne savent pas, ou ne veulent pas savoir. J'en atteste Baal: j'ai fait tout ce que je pouvais pour les soulager; je n'ai pas entrepris de guerre, ajouté de nouveaux impôts, tourmenté leur existence; je les laisse couler leurs jours comme ils veulent, passant de mon côté les miens le plus agréablement que je puis.

SALEMÈNES

Tu recules devant les devoirs d'un roi: voilà pourquoi ils disent que tu n'es pas digne d'être le leur.

SARDANAPALE

Ils mentent. – Par malheur, je suis incapable d'être rien autre chose qu'un roi, et, par malheur encore pour moi, le dernier Mède peut aussi bien en tenir la place.

SALEMÈNES

Du moins, il en est un qui désire l'être.

SARDANAPALE

Que veux-tu dire? – Mais, c'est ton secret; tu crains les questions, et je ne suis pas d'une nature curieuse. Prends les moyens convenables; et puisque la nécessité l'exige, je t'avoue et je te soutiens. Jamais homme ne désira plus sincèrement régner paisiblement sur des citoyens paisibles; mais s'ils m'obligent à prendre les armes, mieux vaudrait pour eux avoir réveillé les cendres de l'implacable Nemrode, le chasseur puissant. Je ferai de ces royaumes une vaste forêt peuplée d'un gibier sauvage, jadis appartenant à l'espèce humaine, mais qui, par son choix, aura cessé de l'être. Ils calomnient ce que je suis; et ce que je ferai leur portera le défi de me calomnier encore: ils devront s'en prendre à eux-mêmes.

SALEMÈNES

Enfin, tu peux donc sentir!

SARDANAPALE

Sentir! Et qui peut ne pas sentir l'ingratitude?

SALEMÈNES

Je ne m'arrêterai pas à te répondre en paroles, mais par les faits. Entretiens seulement l'énergie qui pouvait long-tems sommeiller, mais ne fut jamais éteinte en toi; ainsi, tu peux encore régner glorieux et redouté. Adieu.

(Salemènes sort.)

SARDANAPALE, seul

Adieu! Il est parti. Le seing qu'il porte à son doigt est un sceptre pour lui. Sa violence égale ma faiblesse; les esclaves méritent un pareil maître. Quant au danger, j'en ignore l'étendue; – il l'a mesuré, qu'il le prévienne. Consumerai-je donc ma vie-une vie si courte-à chercher tous les moyens de ne pas l'abréger encore? ce serait le sort le plus déplorable! Ce serait mourir d'avance que de vivre dans la crainte de la mort, déjouant des révoltes, soupçonnant tous ceux qui m'entourent, parce qu'ils m'approchent, tous ceux qui sont loin, parce que je ne les vois pas. Si pourtant il en était ainsi, – s'ils devaient me ravir et l'empire et la vie: eh bien! qu'est-ce que la terre et l'empire de la terre? J'ai aimé, j'ai vécu; je laisse de nombreux descendans: mourir maintenant serait aussi naturel que tous ces actes de la matière! Je n'ai pas, il est vrai, répandu le sang, comme je l'aurais pu, par torrens; je n'ai pas fait de mon nom le synonyme de la mort, – le signal de la terreur et des trophées. Mais je n'éprouve de cela nul remords; ma vie est tout amour: si je verse le sang, ce ne sera que par force. Jusqu'à présent, une seule goutte des veines assyriennes n'a été répandue en mon nom, et jamais la plus faible parcelle des immenses trésors de Ninive n'est tombée sur des objets qui puissent coûter à ses enfans une seule larme. Si donc ils me haïssent, c'est parce que je ne les hais pas; et s'ils se révoltent, c'est parce que je crains de les opprimer. O hommes! c'est avec des faux et non avec un sceptre qu'il faut vous gouverner; il faut vous moissonner chaque année comme les épis mûrs; autrement nous ne produisons qu'une excessive abondance, un amas infect de mécontens, corrompant les sources de la prospérité publique, et faisant de la fertilité un déplorable désert. – Laissons-là ces pensées. Holà, ici! quelqu'un.

(Entre un officier.)

SARDANAPALE

Esclave, dis à l'Ionienne Mirrha que nous souhaitons sa présence.

L'OFFICIER

Roi, la voici.

(Entre Mirrha.)

SARDANAPALE, bas à l'officier

Dehors. (A Mirrha.). Être charmant, tu as à peine prévenu mon cœur; il palpitait pour toi et tu venais à lui: laisse-moi croire qu'il existe entre nous quelqu'influence secrète, quelque douce sympathie, qui, sans nous voir, et de loin, nous attire l'un vers l'autre.

MIRRHA

Il est vrai.

SARDANAPALE

Je sais qu'elle existe, mais j'ignore son nom; quel est-il?

MIRRHA

Un dieu dans ma patrie, et dans mon cœur un sentiment exalté et comme divin; mais j'avoue qu'il est seulement mortel, car mon ame est humble et pourtant heureuse, – c'est-à-dire, désirant de l'être; mais-

(Elle s'arrête.)

SARDANAPALE

Il y a toujours un intervalle entre nous et ce que nous regardons comme le bonheur: laisse-moi écarter la barrière que ta voix hésitante m'indique devant le tien: celle qui s'oppose au mien sera en même tems rompue.

MIRRHA

Mon Seigneur! -

SARDANAPALE

Mon Seigneur, – mon roi, – sire, – souverain, – toujours ainsi, toujours me parler avec respect. Il est dit que jamais je n'obtiendrai un sourire, si ce n'est au milieu de l'étourdissante joie d'un banquet, alors que les bouffons ont, à force d'ivresse, reconquis leur égalité, ou que moi-même je me suis mis au niveau de leur abaissement. Mirrha, je puis souffrir tout cela; ces noms de seigneur, roi, sire, monarque, je les ai même quelque tems accueillis, ou plutôt soufferts de la bouche des esclaves et des nobles; mais quand ils s'échappent des lèvres que j'adore, des lèvres que les miennes ont tendrement pressées, un frisson se répand sur mon cœur; je reviens au sentiment de la fausseté d'une situation qui réprime toute espèce de tendresse chez ceux même qui m'en inspirent davantage, situation qui me fait souhaiter de pouvoir déposer enfin la pesante tiare pour me réfugier sous une chaumière du Caucase avec toi, et pour n'y plus jamais porter que des couronnes de fleurs.

MIRRHA

Plût au ciel!

SARDANAPALE

Aurais-tu les mêmes sentimens? – Pourquoi?

MIRRHA

Tu connaîtrais alors ce que tu ne peux jamais connaître.

SARDANAPALE

C'est-

MIRRHA

Le véritable prix d'un cœur; celui d'une femme, du moins.

SARDANAPALE

J'en ai éprouvé un, mille, – et mille, et mille.

MIRRHA

Des cœurs?

SARDANAPALE

Je l'imagine.

MIRRHA

Aucun! mais le tems d'en éprouver un viendra peut-être.

SARDANAPALE

Je l'espère. Écoute, Mirrha; Salemènes a déclaré-pourquoi ou comment l'a-t-il deviné, c'est ce que Bélus, le fondateur de mes états, connaît mieux que moi: – mais Salemènes a déclaré mon trône en péril.

MIRRHA

Il a bien fait.

SARDANAPALE

Et toi aussi! Toi qu'il a si rudement insultée; qu'il osait, il n'y a qu'un instant encore, chasser de notre présence, par ses grossières invectives; toi dont il excitait la rougeur et les larmes?

MIRRHA

Je devrais les rappeler plus fréquemment: il a bien fait de m'indiquer mon devoir. Mais tu parles de péril-de péril pour toi-

SARDANAPALE

Oui, il existe de conspirations, des noirs complots parmi les Mèdes: – les troupes et les peuples murmurent. Je ne sais ce que c'est: – un labyrinthe, – un abîme de mystères et de menaces. Tu connais Salemènes, c'est là son habitude; mais il est honnête. Allons, ne songeons plus à cela, – mais à la fête de minuit.

MIRRHA

Il est tems de penser à tout autre chose. N'as-tu pas repoussé ses sages précautions?

SARDANAPALE

Eh quoi! – aurais-tu peur?

MIRRHA

Peur! – Je suis Grecque, comment aurais-je peur de la mort? je suis esclave, pourquoi redouterais-je l'instant de ma liberté?

SARDANAPALE

Cependant, tu viens de pâlir?

MIRRHA

C'est que j'aime.

SARDANAPALE

Et moi? Je t'aime plus, – bien plus que tout ce que m'offrent cette courte vie, cet immense royaume, également menacés; – cependant, je ne pâlis pas.

MIRRHA

Cela prouve que tu n'aimes ni toi-même ni moi; car celui qui aime un autre s'aime lui-même, quand ce ne serait que pour cela. Ce que je vois est trop révoltant: des royaumes et des vies ne doivent pas être ainsi sacrifiés.

SARDANAPALE

Sacrifiés! – Et quel est donc l'ambitieux qui tenterait de les conquérir?

MIRRHA

Magnanime courage en effet! Quand celui qui les gouverne s'oublie lui-même, est-ce à eux de le lui rappeler?

SARDANAPALE

Mirrha!

MIRRHA

Ne fronce pas ainsi le sourcil: trop souvent j'ai recueilli ton sourire pour que la seule expression de ton courroux ne soit pas à mes yeux plus amère que le châtiment le plus cruel. – Roi, je suis ta sujette; maître, je suis ton esclave! homme, je t'ai aimé! – aimé, j'ignore par quelle fatale faiblesse, bien que la Grèce soit ma patrie, et que j'aie sucé la haine des rois. – Esclave, je devrais haïr les chaînes; Ionienne, je me sens, en aimant un étranger, plus avilie encore par cette passion que par l'esclavage! pourtant, je t'ai aimé. Si cet amour a eu le pouvoir d'étouffer tous les premiers sentimens de la nature, dis-moi, ne peut-il réclamer le privilége de te sauver?

SARDANAPALE

Me sauver, ma belle maîtresse! Tu es mille fois trop belle; et ce que j'implore de toi, c'est ton amour, et non ta protection.

MIRRHA

Et quelle sécurité peut exister loin de l'amour?

SARDANAPALE

Je parle de l'amour des femmes.

MIRRHA

La première source de la vie humaine jaillit du sein de la femme; vos premiers bégaiemens sont recueillis de ses lèvres, elle tarit vos premières larmes, elle recueille trop souvent vos derniers soupirs alors que les hommes ont déposé l'ignoble soin de garder la dernière heure de celui qui les commandait.

SARDANAPALE

Ma sublime Ionienne! tes accens sont de la mélodie; c'est le chœur de ces tragédies dont je t'ai entendu parler comme du plaisir favori de tes antiques aïeux. Va, ne pleure pas, – calme-toi.

MIRRHA

Je ne pleure pas. – Mais, je te prie, ne parle jamais de mes pères ou de ma patrie.

SARDANAPALE

Pourtant, tu en parles souvent toi-même.

MIRRHA

Oui, je l'avoue, l'opiniâtre pensée se fait souvent jour, malgré moi, dans mes paroles; mais quand un autre parle de la Grèce, il m'offense.

SARDANAPALE

Eh bien donc, comment voudrais-tu me sauver, comme tu parles?

MIRRHA

En t'apprenant à te sauver toi-même; et non pas toi seul, mais ton vaste empire, de la rage de la plus cruelle guerre-la guerre des concitoyens.

SARDANAPALE

Ignores-tu donc, mon enfant, que j'ai en horreur et la guerre et les guerriers? Je vis dans la paix et les plaisirs: que peut-on exiger de plus d'un homme?

MIRRHA

Hélas! seigneur, il faut trop souvent montrer à la multitude l'apparence de la guerre, pour obtenir les bienfaits de la paix; et, pour un roi, il vaut bien mieux être craint qu'aimé.

SARDANAPALE

Je n'ai jamais recherché que ce dernier sentiment.

MIRRHA

Et l'un et l'autre t'est échappé.

SARDANAPALE

Est-ce toi, Mirrha, qui parles ainsi?

MIRRHA

Je parle de l'amour populaire, amour égoïste, qui témoigne toujours que les hommes sont gouvernés par la crainte et par les lois, sans pourtant être opprimés; – du moins ne le supposent-ils pas. Ou, s'ils l'imaginent, ils le jugent nécessaire pour les préserver d'une tyrannie plus cruelle, celle de leurs passions. Pour un roi de fête, de fleurs, de vin, de banquets, d'amour et d'allégresse, jamais il ne sera un roi de gloire.

SARDANAPALE

Gloire! Qu'est-ce que cela?

MIRRHA

Demande-le aux dieux tes ancêtres.

SARDANAPALE

Ils ne me répondront pas; quand les prêtres parlent pour eux, c'est pour obtenir quelques collectes nouvelles pour leurs temples.

MIRRHA

Vois les annales des fondateurs de ton empire.

SARDANAPALE

Elles sont tellement souillées de sang, que cela m'est impossible; mais que prétendrais-tu? L'empire a été fondé; je ne puis fonder empire sur empire.

MIRRHA

Conserve du moins le tien.

SARDANAPALE

Quoi qu'il arrive, j'en veux jouir. Viens, Mirrha, avance vers l'Euphrate, l'heure nous invite, la barque est prête, et le pavillon disposé pour notre retour après nous avoir offert la décoration d'un nocturne banquet, offrira à nos yeux ravis un globe lumineux, tel qu'un astre opposé aux étoiles célestes qui marcheront sur nos têtes; et cependant nous reposerons couronnés de fleurs, semblables-

MIRRHA

A des victimes.

SARDANAPALE

Non, non, mais comme ces souverains rois pasteurs, des tems reculés, qui ne connaissaient pas de plus brillantes pierreries que les guirlandes de l'été, et dont les triomphes ne coûtaient jamais de larmes. Allons.

(Entre Pania.)

PANIA

Vive à jamais le roi!

SARDANAPALE

Pas une heure après qu'il aura cessé d'aimer. Combien je hais ce langage, qui, faisant de la vie un mensonge, ose flatter la fragile poussière, de l'espoir de l'éternité! Eh bien, Pania, sois bref.

PANIA

Je suis chargé par Salemènes de renouveler au roi sa prière, de ne pas, au moins pour aujourd'hui, sortir du palais: quand le général reviendra, il donnera des motifs capables de justifier sa hardiesse, et peut-être lui feront-ils obtenir le pardon de sa présomption.

SARDANAPALE

Eh quoi! suis-je donc cerné? Suis-je déjà captif? Ne puis-je même respirer l'air du ciel? Dis au prince Salemènes que, toute la Syrie se pressât-elle en fureur et par millions autour de ces murailles, je sortirais.

PANIA

Je dois obéir, et cependant-

MIRRHA

De grâce, roi, écoute. – Combien de jours et de nuits es-tu resté renfermé dans ces murs, dans des robes de soies; combien de fois refusas-tu de te montrer aux vœux du peuple; laissant tes sujets privés de ta vue, les satrapes libres de le tourmenter, les dieux privés de leur culte, tout enfin dans l'anarchie, produit de ton indolence; tout, dans ton royaume assoupi, excepté le génie du mal! Et maintenant tu ne peux demeurer un seul jour, un jour d'où ton salut dépend? Oh! n'accorderas-tu pas au petit nombre de ceux qui te sont encore fidèles quelques heures pour eux, pour toi, pour la vieille race de tes pères, pour l'héritage enfin de tes fils?

PANIA

Il est vrai! l'empressement extrême avec lequel le prince m'envoya devant votre personne sacrée m'oblige à joindre ma faible voix à celle qui vient de se faire entendre.

SARDANAPALE

Non, il n'en sera rien.

MIRRHA

Par le salut de ton royaume!

SARDANAPALE

Sortons!

PANIA

Par celui de tous tes fidèles sujets qui vont se rallier autour de toi et des tiens.

SARDANAPALE

Pure chimère; il n'y a pas de danger; – c'est une habile invention de Salemènes pour justifier son zèle et pour se rendre plus nécessaire à nos yeux.

MIRRHA

Au nom de tout ce qui est bon et glorieux, suis ce conseil.

SARDANAPALE

Les affaires à demain.

MIRRHA

Oui, ou la mort à la nuit.

SARDANAPALE

Eh bien, laissons-la venir, inattendue, au milieu de la joie et des grâces, des plaisirs et de l'amour; qu'elle me fasse tomber comme une rose effeuillée, – plus heureuse ainsi que de vieillir fanée.

MIRRHA

Ainsi, tu ne veux pas consentir, même au prix de tout ce qui jamais réveilla l'activité d'un monarque, à renoncer à un frivole festin?

SARDANAPALE

Non.

MIRRHA

Cède donc au moins pour moi, pour mon salut!

SARDANAPALE

Le tien, chère Mirrha?

MIRRHA

C'est la première demande que j'aie faite à un roi d'Assyrie.

SARDANAPALE

Je le sais; et serait-ce celle de mon royaume, qu'il faudrait te l'accorder. Eh bien! pour ton salut, je cède. Pania, hors d'ici! tu as entendu.

PANIA

Et j'obéis.

(Pania sort.)

SARDANAPALE

Tu me surprends. Quel est donc, Mirrha, le motif de pareilles instances?

MIRRHA

Le soin de ta conservation, et la conviction que rien dans le monde, que le plus imminent danger, ne pourrait forcer le prince ton parent à te faire une prière aussi pressante.

SARDANAPALE

Mais ce danger, si je le brave, pourquoi le craindrais-tu?

MIRRHA

C'est justement parce que tu ne crains pas, que je crains pour toi.

SARDANAPALE

Demain, tu riras de ces vaines imaginations.

MIRRHA

Si j'ai cessé d'espérer, je serai alors au lieu où personne ne pleure, et j'y serai mieux que s'il me restait la liberté de sourire. Et toi?

SARDANAPALE

Je serai roi comme précédemment.

MIRRHA

Où?

SARDANAPALE

Avec Baal, Nemrode et Sémiramis; seul en Assyrie, ou bien avec eux ailleurs. Le destin m'a fait ce que je suis, – il peut m'anéantir; – mais il faut que je sois ou roi, ou rien: je ne vivrai pas dégradé.

MIRRHA

Ah! si toujours tu avais eu les mêmes sentimens, personne jamais n'eût songé à te dégrader.

SARDANAPALE

Et qui maintenant y songerait?

MIRRHA

N'as-tu de soupçons sur personne?

SARDANAPALE

Des soupçons! – c'est là le métier des espions. Mais nous perdons mille momens précieux en paroles vaines, en craintes plus vaines encore. Renfermons-nous! – Vous, esclaves, préparez la salle de Nemrode pour la fête du soir. S'il faut faire une prison de notre palais, nous voulons du moins porter gaiement nos fers; l'Euphrate nous est-il interdit, et la demeure où l'été nous conviait sur ses charmans rivages? Eh bien, nous sommes ici hors d'atteinte. Allons, rentrons.

(Sardanapale sort.)

MIRRHA, seule

Et cet homme, je le chéris! Les filles de ma patrie n'aiment que des héros; mais je n'ai pas de patrie: l'esclave a tout perdu, excepté ses fers. Je l'aime, et l'anneau le plus pesant d'une longue chaîne est d'aimer ce que nous ne pouvons estimer. Soit: l'heure approche où il aura besoin de l'amour de tous, où il n'en trouvera nulle part. Me séparer de lui en ce moment serait plus infâme que ne serait glorieux, dans l'opinion de ma patrie, de l'avoir poignardé sur son trône, lorsqu'il y était le mieux affermi: je ne suis capable de l'un ni de l'autre. Si je pouvais le sauver, j'aimerais mieux, non pas lui, mais moi-même; et j'ai besoin de ce dernier sentiment: car je me suis avilie dans ma propre pensée en aimant ce séduisant étranger. Il me semble pourtant que je l'aime davantage depuis que je le vois haï de ces barbares, les ennemis naturels de la race grecque. Si je pouvais seulement éveiller dans son cœur une seule pensée comme celle qui animait les Phrygiens eux-mêmes quand ils combattaient entre les murs d'Ilion et les bords de la mer! Il voudrait écraser ces tumultueux barbares, et triompher de leur révolte. Il m'aime, et je l'aime moi-même: que l'esclave, en chérissant son maître, cherche à l'affranchir de ses vices. Si je n'y puis parvenir, il me reste un chemin vers la liberté; et si je ne puis lui apprendre à régner, je lui montrerai comment un roi peut seulement abandonner son trône. Il ne faut pas le perdre de vue.

(Elle sort.)

FIN DU PREMIER ACTE

Œuvres complètes de lord Byron, Tome 7

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