Читать книгу L'École française de peinture, depuis ses origines jusqu'à la fin du règne de Louis XIV : leçons professées à l'Ecole nationale des beaux-arts (1876-1877) - Georges Berger - Страница 4
PREMIÈRE LEÇON
ОглавлениеIntroduction: définitions générales. — Origines de l’école française. — Art carlovingien; école palatine d’Aix-la-Chapelle. — Calligraphes; peintres de manuscrits; peintres verriers. — L’architecture et la peinture en miniature. — Le treizième siècle est une ère d’émancipation; les corporations. — La plate-peinture: retables et tableaux de chevet. — Les peintres imagiers. — Influences diverses: La Bourgogne et les Flandres; l’école de Cologne; Van Eyck et Fra Giovanni Angelico; Hemling et Jean Fouquet.
Je n’attendais pas, il y a quelques semaines, l’honneur de paraître à cette place. J’espère qu’une bonne fortune inappréciable pour moi ne deviendra pas pour mes auditeurs une déception trop amère. Le maître éminent qui a bien voulu me confier la suppléance de sa chaire désire se consacrer à l’achèvement du plus beau monument d’histoire philosophique et nationale qu’aura produit notre littérature contemporaine. M. Taine laissera dans cet hémicycle un vide difficile à combler. Ses conseils joints à ceux du grand artiste qui dirige cette école soutiendront mes efforts dans la tâche périlleuse imposée à mon inexpérience.
Je me propose d’ouvrir le livre des grandes annales de l’Art, aux chapitres consacrés à la peinture française. J’y recueillerai, pour les analyser, les comparer, et les faire servir à d’instructives conclusions, les grands faits de la naissance et du développement de notre école nationale. J’ai la mission délicate et flatteuse de diriger une recherche qui doit aboutir à un enseignement à la fois historique et philosophique. Qu’il me soit permis de mettre une part de ma responsabilité à l’abri, en confessant, tout d’abord, que j’arrive les mains vides de théories inédites.
Mes prétentions sont bornées: je veux être pour ceux qui suivront ce cours un cicerone prévoyant et scrupuleux, avare de leur temps ainsi que de leurs peines. Je m’arrêterai seulement en face de personnalités caractérisées, devant des œuvres reconnues capables de provoquer les remarques utiles et la méditation féconde. J’aurai soin de rappeler ou de faire connaître les circonstances diverses et les influences de tous ordres au milieu desquelles les objets de notre étude ont été formés. Mon ambition sera satisfaite et ma récompense sera acquise, après cela, si, pour la partie dogmatique de mes leçons, je n’ai qu’à résumer et à formuler les jugements que la logique la plus élémentaire aura imposés à l’esprit de tous.
J’estime, en effet, qu’un cours de l’espèce de celui-ci peut être profitable par la revue méthodique de faits ou d’exemples auxquels leur valeur et leur authenticité donnent une éloquence victorieuse, plus que par l’exposé d’une doctrine si consciencieusement réfléchie qu’elle puisse être; il faut surtout alors que les leçons soient composées d’après des observations matériellement contrôlées ou contrôlables, que les impressions personnelles du professeur n’apparaissent que dans la stricte mesure voulue par la confiance, ou mieux par la confidence qu’il doit à un auditoire curieux et intelligemment libéral.
Le programme que j’aurais à exposer s’esquisse par des traits chronologiques et biographiques trop connus dans leur généralité, pour qu’il soit utile que j’en offre, par avance, le moindre aperçu sommaire; ce n’est, d’ailleurs, qu’en les analysant dans des détails qui échappent souvent à l’observation concrète que je pourrai éclairer les points sur lesquels il me faudra particulièrement fixer l’attention.
En remontant jusqu’aux premiers vestiges apparents d’un pinceau national, en redescendant ensuite le cours des époques jusqu’au seuil du dix-huitième siècle, je citerai les noms illustres des peintres, des princes, des personnages qui, par leur science, leur talent, leur génie, leur goût et leur protection, ont fondé, perfectionné, ennobli, caractérisé, encouragé et modifié la manière française. Nous franchirons les Alpes, le Rhin et les frontières du Nord; nous rechercherons là-bas dans chacune des écoles anciennes de l’Italie, de l’Allemagne et des Flandres, les sources des influences premières; nous y noterons les points de ressemblance dont la connaissance est nécessaire à l’histoire des origines, les termes de la comparaison essentielle à faire pour affirmer l’originalité et l’indépendance relative conquises par nos maîtres. A propos de l’œuvre de chacun de ceux-ci, j’abrégerai les énorvements d’un examen trop prolongé en dégageant les caractéristiques visibles de sa composition, de son dessin et de son coloris. Après avoir enseigné à reconnaître l’individualité d’un peintre et les allures d’un atelier ou d’une période artistique, après avoir mis chacun presque en mesure de formuler des attributions dont l’exactitude dépendra toujours néanmoins de l’habitude de voir, c’est-à-dire de l’expérience pratique plutôt que des facultés appréciatives et du savoir, il me restera encore à raconter la vie des principaux artistes, à faire l’historique de certains morceaux.
Est-ce là tout ce que je dois à mon sujet? Certainement non. J’ai à parler de l’Art; ce seul mot implique une recherche plus profonde; il exige des définitions que je rendrai aussi brèves et peu subtiles que possible. C’est, d’abord, j’en conviens, le terme général qui désigne les procédés par lesquels l’activité intellectuelle produit les œuvres qui se rapprochent le plus de la perfection attribuable à chacune d’elles. J’avoue que parler de procédés c’est rappeler l’usage des sens, du bras, de l’outil; j’admets que l’organisme corporel désigne tous les hommes pour être, avant tout, des artisans; mais j’ajoute immédiatement que l’élévation de la capacité morale classe certains d’entre eux au rang d’artistes.
Ces deux degrés dans la grande hiérarchie intellectuelle qui domine toutes nos hiérarchies sociales ont, comme on le voit, des dénominations peu différentiées: artisans — artistes; c’est que notre langue est souvent judicieuse au point de compléter la définition de ses termes les plus généraux par les dérivés de ceux-ci: il m’est donc permis de dire, d’accord avec l’esprit de la langue française, qu’en prononçant le mot Art je spécifie encore le principe universel qui préside à la conception, à la facture, ainsi qu’à la perception ou compréhension des œuvres capables de saisir à la fois les sens et l’âme.
Ce principe lui-même est aussi peu définissable, à première analyse, que celui de l’organisation psychologique de l’être humain.
Je suis tenté de ranger l’Art, considéré sous ce point de vue, au nombre des facultés intellectuelles, quand je réfléchis à l’emploi que l’esprit humain en a toujours fait pour dissimuler, sous les dehors réhabilitants de la forme idéale, le réalisme abaissant des besoins physiques. Ainsi: la nécessité d’abriter sa fragilité corporelle contraint l’homme à se bâtir une demeure, mais son génie crée l’architecture, que les siècles les plus reculés ont connue assez imposante pour fournir des sanctuaires à la Divinité. Les exigences matérielles de la vie commune et le sentiment de l’insuffisance individuelle déterminent l’invention du langage artificiel: l’esprit humain accapare cet outil organique, l’ennoblit en le mettant au service de l’éloquence et de la poésie natives, et voilà les belles-lettres qui rivent un fleuron au diadème de l’être pensant. Si j’envisage, parmi les beaux-arts, ceux qui sont sans relation d’origine avec nos besoins physiques, la sculpture et la peinture me révèlent immédiatement la tendance de l’imagination vers la production d’œuvres qui, sous des formes ou des apparences empruntées à la nature, interprètent les spectacles de celle-ci; je vois dans cette interprétation préférée et substituée à une reproduction dont le seul mérite consisterait dans l’illusion plus ou moins complète imposée aux sens, l’éclatante manifestation d’une faculté de l’âme nécessaire pour créer une œuvre d’art ou pour en jouir.
Je suis porté, dès lors, à regarder l’œuvre d’art comme une revendication de la partie intellectuelle et de la partie morale de l’homme sur la nature physique, de l’idée sur la matière.
Je comprends, dès lors aussi, ce qu’il faut entendre par «l’idéal» : ce mot cesse d’être un qualificatif énigmatique; il s’érige comme la dénomination vraie de l’essence de l’Art.
L’idéal se définit par les conditions de sa manifestation; celle-ci implique une activité de la pensée capable d’atteindre au génie quand les idées qui naissent sont neuves, abondantes et sublimes; elle demande, en outre, le talent uni au style, c’est-à-dire le pouvoir ou le don de faire éclore dans une imitation éclectique de la nature passive, les proportions, l’harmonie, le rythme qui correspondent à ces idées et contribuent le mieux à les exprimer dans des images sensibles.
J’espère m’être fait rapidement comprendre; s’il en est ainsi, nous avons conquis, par notre entente, le droit de demander à chaque peintre de notre école dans quelles proportions et dans quelles formes il a fait de son pinceau le serviteur de sa pensée.
Dans les arts du dessin, la recherche des secours que les études pratiques peuvent apporter au talent et au goût inné doit être entreprise dans le seul but de faire apprécier le travail de la pensée sous les aspects les plus appropriés, les plus correctement naturels et les plus artistiquement combinés pour transmettre les sensations de l’auteur. Bien penser et bien peindre, c’est être à la hauteur de sa mission; c’est honorer autrui par la forme sous laquelle on lui communique sa pensée. Savoir bien peindre sans savoir bien penser, c’est le fait de l’impuissance artistique qui gagne par une flatterie le suffrage de la classe nombreuse des observateurs superficiels; blâmons ces derniers qui décernent trop souvent le titre d’artiste au peintre que des juges autorisés relèguent au rang moins élevé, mais encore très enviable, des artisans habiles et spirituels.
La foule dépasse rarement, dans son examen, l’enveloppe des qualités extérieures qui font le charme accaparant du tableau; elle se déclare satisfaite après qu’elle a savouré un fini précieux et exact, une facture spécieuse, une composition captivante, un dessin irréprochable, un coloris chatoyant, les tours de force d’une audace toujours heureuse en face de difficultés de métier toujours vaincues par une pratique prodigieusement experte. Il semble que le peintre qui a séduit les yeux mérite toutes les couronnes; le dédain de pareils succès classe un artiste.
Pour ne pas encourir le reproche d’être sévère jusqu’ à l’exclusivisme, je me hâte de reconnaître que sans déroger à son essence idéale, l’Art doit chercher la vérité dans la représentation des objets, à condition toutefois que l’illusion qu’il procure ainsi se change en une effluve poétique.
L’imitation prosaïque de la nature a été désignée par opposition, sous le nom de «réalisme» ; elle n’a rien à démêler avec l’Art pur, car la pensée et le style n’apportent rien aux œuvres qu’elle produit.
Dans sa fonction créatrice, l’Art demande aux sens, à celui de la vue spécialement, de fournir des motifs à l’imagination, de guider celle-ci dans le choix et l’agencement expressif des imitations qu’il est obligé de faire des modèles de la nature; il ne peut, dès lors, exercer son influence qu’en captivant les sens au point de les assujetir à être les agents promoteurs de cette sympathie organique, grâce à laquelle la pensée se dégage de la forme matérielle qui la revêt et provoque, pour sa perception, les mêmes phénomènes psychologiques qui ont présidé à sa conception. Cette obligation faite à l’Art de ne traiter la nature et les sens qu’en intermédiaires pour l’aider à atteindre son but suprême qui est l’émotion des âmes, certifie encore son espèce idéale.
L’histoire de la peinture a été écrite souvent; ce sujet est inépuisable; il serait long de citer les noms des auteurs fameux qui l’ont abordé, qui ont tenu à honneur de corriger, de commenter et de compléter des devanciers moins renseignés sur certains points, morts avant certaines de ces découvertes, qui viennent, par intervalles, enrichir d’un fait nouveau les annales de l’Art. L’homme d’étude suffit à peine à son devoir de connaître les volumes que la science philosophique ou critique produit journellement sur la peinture et sur les peintres. Il faut des loisirs et une vocation pour s’absorber dans la lecture et le dépouillement de ce bagage de livres nécessaire, dans sa totalité, à l’érudit, et dans certaines de ses parties, à l’homme du monde qui aspire à parcourir les musées et les galeries avec l’encourageante certitude d’y trouver une autre satisfaction que celle des yeux.
J’aime à penser, messieurs, que ce dernier désir est le vôtre; que beaucoup d’entre vous viennent ici guidés par l’envie d’être mis rapidement à même de le contenter. Notre École nationale des Beaux-Arts a devancé vos souhaits en ouvrant au public les portes de son hémicycle; à moi de me tenir à la hauteur des promesses faites par elle et des exigences de votre légitime curiosité. Quant à vous, qui entamez ou qui poursuivez le cours de vos études artistiques, qui désertez pour un instant et en faveur de ce cours les ateliers ou d’illustres maîtres vous apprennent à dessiner et à peindre, vous font libéralement part des secrets de leur pratique, de leur commerce avec la nature et avec leurs devanciers, de leur puissance géniale et créatrice; quant à vous, élèves de cette école, vos voisins sur ces bancs me permettront de dire que vous serez non pas la classe privilégiée de mon auditoire, — ni ma capacité, ni ma position ne m’autorisent à employer ces mots — mais l’objectif préféré de ma sollicitude. N’êtes-vous pas, en effet, l’avenir pour l’une des gloires les plus radieuses du pays? En vous racontant les anciens triomphes et aussi les anciennes défaillances de l’école française, en vous convaincant de leurs causes, je voudrais apporter mon humble pierre à l’édification de sa grandeur future. Je me joindrai à vos maîtres que je viens de citer pour indiquer, s’il est possible, par quelles voies on arrive à conduire merveilleusement son crayon, sa brosse et sa palette, tout en épurant par le travail assidu et sublime de la pensée, les idées filles des sensations qui inspirent les grands sujets aux grands peintres.
Il nous faudra suivre plus d’une section de la route où sont accumulés les modèles de tous les temps et de toutes les régions, celle de la tradition. Que ce mot ne cause aucun effroi! Il n’a pas le sens rétrograde que se plaisent à lui infliger certains novateurs mécontents, auxquels le succès échappe parce qu’ils ont été rebelles à l’étude, et, par suite, au progrès. La tradition ne circonscrit aucun parcours, elle jalonne simplement la direction à suivre. On se hâte aujourd’ hui de la confondre, dans une malédiction commune, avec l’enseignement académique dont j’aurai l’occasion de parler plus d’une fois pour signaler des résultats heureux, ou des exagérations fâcheuses; celui-ci n’a été lui-même qu’une étape ou une halte sur la voie tracée. La tradition, c’est la grande avenue, la carrière sans limites où le but final est toujours aussi loin du voyageur que la perfection est au-dessus des moyens humains. On prétendra peut-être aussi que la tradition entrave la liberté nécessaire à l’artiste. Autant vaudrait dire que le vagabond est plus libre dans les fondrières du chemin de traverse que l’homme aux allures dégagées qui suit la grand’ route, et, n’ayant point à surveiller ses pas, laisse son regard inspirer sa pensée en fouillant le ciel ou les horizons lointains.
Je suis loin de répudier ou de nier les aimables productions d’une spirituelle et galante fantaisie; après m’être recueilli dans le génie du dix-septième siècle, j’aime à me délasser dans l’esprit du dix-huitième. Pour continuer la gloire ainsi que le charme de notre école, je veux qu’on n’oublie aucune de ces deux époques typiques de la peinture française; mais je crois que personue n’hésiterait à se placer avec moi à un point de vue plus élevé, en souhaitant que nos peintres, fascinés par l’hommage rendu aux qualités éminemment nationales de notre goût et de nôtre verve, ne se dérobent pas au souffle universel qui répand indistinctement le génie du grand art sur le monde pensant. Il faut apprendre à reconnaître ce souffle, à bien y orienter sa voile pour courir sûrement dans le lumineux sillage des guides immortels...
Je m’arrête; il est temps d’aborder et d’étudier les premiers faits historiques qui ont trait à notre sujet; ils seront plus éloquents que moi; Gœthe l’a dit: «Le plus beau don de l’histoire, c’est l’enthousiasme qu’elle éveille.»
On a contesté, et certains dialecticiens contestent encore l’école française de peinture; leur principal argument réside dans le sens étroit qu’ils persistent à attacher au mot «École» ; ils veulent que, dans le cas particulier, celui-ci signifie non seulement l’apparition et la permanence constatées dans le grand ensemble des œuvres indigènes, de certains caractères absolument nationaux ainsi que de qualités particulières, mais aussi de quelque chose d’inné dont l’analogue ou l’équivalent de même genre ne peut se trouver nulle part ailleurs.
Cette doctrine rigoureuse qui fractionne le domaine de l’Art au lieu de souder ses parcelles, semble avoir cours en Allemagne; pour un peu, les instituts étrangers de Rome la proclameraient en face de la Villa Médicis. Notre tutélaire asile de Monte Pincio, — cela est triste à dire, — n’a guère trouvé qu’en France des détracteurs capables d’avancer qu’il a cessé d’être utile au perfectionnement de nos jeunes peintres par l’étude des grandes pages italiennes sous le ciel qui les a vues naître. Nos contradicteurs étrangers attestent seulement que nous nous complaisons au foyer séculaire des écoles maîtresses dans la continuation et même la régénération desquelles notre dix-septième siècle, — la grande époque de notre peinture, — a été absorbée au point de ne pouvoir plus rien fonder d’individuel.
Mon rôle ici ne comporte pas la discussion à propos de tels paradoxes; quitte à faire un peu d’érudition pour renverser la prétention à plus d’individualité qu’affectent certaines écoles du Nord, il serait facile de leur découvrir des ascendants qui, pour être plus archaïques, ne Leur sont pas moins étrangers, dont l’influence a traversé l’art français mais s’est épurée au contact italien.
Notre histoire artistique veut cependant que nous remontions à ces origines communes, en remontant à un ancêtre commun, au grand empereur de l’an 800, au fils de Pépin le Bref.
Charlemagne avait à organiser un monde auquel convenait encore l’épithète de barbare; il fut le premier des novateurs du moyen âge par la grandeur de ses projets de transformation morale, par l’ubiquité de leur réalisation; il a été le mieux inspiré de tous par l’appui qu’il a voulu prendre sur la civilisation antique. Mais, les anciens fruits de la belle culture ne renaissent pas par la seule volonté d’un empereur, même sur le plus fécond des sols, si des âges de décadence ont laissé celui-ci en jachère! C’est ainsi que Charlemagne a fondé l’Allemagne mais n’a su la doter d’abord que des épaves amoindries recueillies dans l’Italie dégénérée des huitième et neuvième siècles. Si par contre, il a pu donner à la France la suprématie européenne que les Mérovingiens lui avaient fait entrevoir, c’est que les Francs, émancipés quatre cents ans plus tôt, avaient conservé, par l’esprit de leur race et la sauvegarde du monarchisme, le reflet de la grandeur romaine, c’est-à-dire l’héritage de la période gallo-romaine terminée seulement à la date de leur indépendance.
Charlemagne avait concentré dans l’école palatine d’Aix-la-Chapelle la protection qu’il accordait aux savants et aux artistes. Nos bibliothèques classent quelques évangéliaires carlovingiens au nombre des manuscrits qui sont sortis de ce foyer; le moindre examen suffit pour faire reconnaître deux influences dans l’exécution de leurs miniatures: l’une appartient au plus détestable byzantin, au style que Rome venait de créer en dégradant encore, par l’incertitude des contours, la manière sèche et livide des mosaïstes ou des enlumineurs de Constantinople, au style qu’elle seule pouvait dès lors répandre et qu’elle avait transmis aux écoles de l’empire; l’autre laisse subsister une apparence du caractère antique aussi effacé que dans le Virgile du sixième siècle de la bibliothèque vaticane, tel qu’avait pu et dû le perpétuer la préférence latine des prélats mérovingiens comme Grégoire de Tours.
C’est donc en se trouvant le seul dépositaire accessible de la tradition classique que notre première peinture nationale, celle des manuscrits, permit à l’art carlovingien d’obtenir, malgré son expansion précipitée, un regain de culture antique qui, pour l’observateur éclairé, n’aura pas disparu tout à fait dans l’art allemand d’Othon le Grand.
J’ai tellement hâte d’arriver à la partie essentielle de notre étude, que je n’entreprendrai ni la nomenclature, ni la description des documents épars à l’aide desquels il vous sera possible de faire par vous-mêmes, les remarques que je viens de vous soumettre.
Il nous faut traverser les siècles jusqu’à l’époque où la France libre de l’étranger, constituée dans son unité territoriale et climatérique, émancipée par la conquête des franchises qui créent l’émulation et permettent la culture de l’esprit public, vieille d’un passé assez long pour donner l’expérience et la connaissance de soi-même, verra naître dans son sein les personnalités et les influences qui, dans les arts comme dans les mœurs, font, à un moment donné, que les nationalités se spécifient. Les greffes d’une école se cueillent à tous les rameaux de l’Art universel, c’est la sève du tronc et du terroir qui donne aux fruits, c’est-à-dire aux œuvres produites, leur arome spécial, autrement dit l’empreinte du génie national.
Malgré l’indispensable rapidité de notre course, je veux tâcher de faire saisir la succession des événements et des actions complexes qui sont les origines étrangères ou indigènes, locales ou générales de la peinture française:
Avant de quitter les temps carlovingiens, je dois rappeler que Charlemagne légalisa par ses capitulaires et rendit obligatoire la coutume introduite par Childebert, à Saint-Germain-des-Prés, de couvrir de peintures les murs des églises et des cloîtres. Ces fresques ou ces encaustiques primitifs, retraçaient en images conventionnelles la légende sacrée interprétée dans une forme liturgique. Je me garde d’honorer de la moindre attache sérieuse à notre peinture nationale ce badigeon figuratif et officiel dont la disparition gêne la curiosité archéologique, mais ne blesse aucun instinct purement artistique. Cet usage, adopté au point d’être désigné sous la dénomination très générale de «Opera ecclesiæ » a persisté très longtemps; il est facile de se rendre compte toutefois que les œuvres picturales de cette catégorie devaient être, à peu d’exceptions près, assez médiocres puisqu’on leur préférait, là où la dépense possible autorisait un vrai luxe, les tentures brodées et les draps imagés ou tapisseries dont les rapports de l’Europe avec l’Orient avait introduit le goût. L’empereur lui-même avait choisi la ressource de dépouiller Ravenne d’une partie de ses mosaïques dont il fit revêtir les parois de son palais et de sa cathédrale d’Aix-la-Chapelle.
Malgré sa puissance, le génie de Charlemagne participa à la rudesse des temps; il avait multiplié les écoles, il était assidu à fréquenter ou à présider les pédantesques disputations des Alcuin, des Pierre de Pise, des Paul Diacre, qu’il avait fait venir de patries éloignées pour les réunir en une sorte d’académie, à son secrétaire Eginhard; ces savants lui apprenaient simultanément à connaître les formes de la langue grecque ou latine, les subtilités de la dialectique et le cours des astres; mais, il ne sut jamais écrire.
Savoir écrire! c’est-à-dire fixer et transmettre par des signes matériels les méditations du génie, jouir d’un pouvoir qui échappait au grand empereur lui-même, c’était posséder les prémices de ce privilège du talent et des facultés qui continuera à distinguer les artistes.
Ajoutez à la pratique manuelle de l’écrivain, le talent et le goût imaginatif du dessinateur, de l’enlumineur de l’ornemaniste, vous aurez défini le calligraphe. Constatez les efforts de ce dernier: sa vocation, qui est déjà celle de l’artiste, lui commande de chercher la variété, d’oser toujours; il isole les figures qu’il accolait naguère aux seules lettres capitales, il en compose des encadrements, il les réunit en petits sujets intercalés dans le texte; ces sujets prennent plus d’importance et d’étendue, ils absorbent la page entière; des compositions véritables s’étalent en frontispices; vous êtes en présence du miniaturiste.
Si j’avais à présenter l’histoire détaillée et spéciale des origines de notre peinture française, il me faudrait des séances longues et un peu arides pour passer en revue les monuments caractéristiques de notre calligraphie et de notre miniature. J’adopterais peut-être la classification qui reconnaît trois écoles au neuvième siècle: celle de Saint-Martin de Tours, fondée par Alcuin et qui avait le monopole du style carlovingien proprement dit; l’école Franco-Germaine de Melz, créée par Drogon, fils naturel de Charlemagne, et celle de Reims, où son fondateur, l’évêque Ebbon, avait introduit la double influence italienne et byzantine.
A partir du douzième siècle, c’est-à-dire à partir de la fin de la période de barbarie nouvelle qui succède à Charlemagne ou plutôt à Charles le Chauve, et jusqu’à l’expiration du moyen âge, je chercherais à distinguer, d’après les indications du savant comte A. de Bastard, cinq grandes écoles provinciales: Bourgogne, Picardie, Limousin, Provence, et Aquitaine. Je persiste à penser que je serais ainsi en meilleure voie qu’en m’attachant aux rares vestiges de la grande imagerie murale des cloîtres et des églises, ou bien qu’en prétendant désigner des peintres primitifs par la transcription des noms de certains moines ou évêques sortis des abbayes de Fulde, de Saint-Gall, d’Hildesheim, de Moutier-en-Dier; les chroniques ont conservé quelques-uns de ces noms, mais on serait embarrassé de retrouver les œuvres de leurs titulaires. Candidus, Tutilon, Bernvard ou Hugues exerçaient tous les arts: ils étaient peintres, statuaires, poètes, musiciens; ils ont certainement exécuté par ordre et obligation plus d’une de ces peintures qu’ils savaient fatalement destinées à périr rapidement; ils n’ont pu y inscrire l’enthousiasme artistique et l’idée de durée que révèle presque toujours l’ornementation des manuscrits.
Tandis que l’Italie, en attendant la première renaissance de Giotto, se complaisait dans la mosaïque où le style byzantin rie tolérait plus qu’un souvenir intermittent et excessivement affaibli de l’art antique, la France avait transporté la légende peinte du mur au vitrail; elle avait inauguré l’art éminemment national de la peinture sur verre. Quelques-uns prétendent que l’ancienne cathédrale du Mans possédait des vitraux peints, dès le neuvième siècle. Quoi qu’il en soit, le progrès s’accentua surtout dans cette branche de notre activité artistique à partir de l’abbé Suger qui, vers le milieu du douzième siècle, garnit de vitraux la basilique de Saint-Denis, où il avait d’abord fait exécuter des peintures murales. Le seizième siècle a vu l’apogée des maîtres verriers; il me suffira de rappeler Robert Pinaigrier et Jean Cousin.
S’il était écrit que la France devait fonder son école sous les auspices de l’Italie et par les rapports établis avec cette contrée, on peut s’étonner à bon droit que notre pays n’ait point participé à la révolution commencée par Cimabue, pendant le treizième siècle. A cette époque, en effet, un prince français, Charles d’Anjou, comte de Provence, alla conquérir le royaume de Naples; à son passage à Florence, il visita l’atelier déjà renommé du maître de Giotto et vit ses fresques d’Assise. Il convient d’admettre que la grandeur du mouvement imprimé par Cimabue n’ait pas saisi d’emblée les esprits français, et de regretter que notre génie national n’ait pas eu, au même moment, la destinée triomphante de s’exalter dans deux personnalités complémentaires l’une de l’autre, comme celles de Dante et de Giotto; mais il me semble juste de soutenir que si la grande peinture sacrée ou historique avait eu en France la tradition et la considération qui fait rechercher le progrès, l’exemple rapporté des rives de l’Arno aurait préparé chez nous une génération analogue à celle qui, en Italie, va d’Orcagna à Benozzo Gozzoli; comme Pise, quelque ville française aurait eu son Campo Santo.
La peinture en vitrail devait encore rester notre genre national dans les œuvres publiques; celle-ci se prêtait mieux d’ailleurs au style de l’architecture septentrionale dont la sculpture et une stéréotomie de plus en plus hardie, savante et harmonieuse, faisaient tous les premiers frais.
L’architecture était l’art prépondérant et révélé du plein, moyen âge. La miniature subsistait avec une divulgation naturellement plus timide; elle ne s’en émancipait pas moins à mesure que l’affranchissement des communes et les croisades élargissaient son champ et permettaient à l’émulation laïque de féconder les règles d’une esthétique embryonnaire établie par la discipline du cloître, en empruntant des sujets nouveaux à la chevalerie et aux rapsodies des troubadours ou des trouvères.
Me trouvera-t-on hardi, si je prétends que la miniature a fourni à l’architecture de la dernière période romane et du style gothique, je ne dirai pas des formes, mais un choix considérable de ces motifs sculptés qui s’épanouissent ou se pelotonnent dans les chapiteaux, les rosaces, les culs-de-lampe, les saillies en gargouilles et les fleurons? Tout cet arsenal d’accessoires ornementaux empruntés à la flore sauvage, grimpante, jardinière et potagère que le peintre du cloître avait constamment sous les yeux, est entremêlé de ces mille figures chimériques, fantastiques et voulues qu’engendre surtout l’imagination quand elle travaille dans le recueillement d’une solitude austère. N’est-il pas vrai que dans nos vieilles cathédrales, tous ces ornements ont conservé une minutie de dessin qui fait réfléchir à côté du parti-pris décidé des lignes architecturales?
L’esprit français fit un acte rare de sagesse lorsqu’il s’appliqua à modérer et à régler les bénéfices de l’ère de délivrance inaugurée par le treizième siècle. Les ouvriers et les artistes s’étaient formés en corporations. Ils comprirent que la lutte avec l’école religieuse n’était possible qu’à condition d’organiser le recrutement, l’apprentissage et la hiérarchie dans les corporations. Les peintres furent les premiers à donner l’exemple d’un sage et tutélaire fonctionnement dont les coutumes servirent de bases au roi Charles V pour créer, un siècle plus tard, la première académie de Saint-Luc.
Les peintres et les sculpteurs restèrent unis dans un même corps de métier jusqu’au quatorzième siècle, car la coloration et la dorure étaient l’accompagnement constant de la sculpture dans les édifices, dans le mobilier, dans mille ustensiles ou objets d’usage et d’apparat tels que les selles de chevaux, les chandeliers, les écus de chevaliers, etc.; cela dura ainsi jusqu’au jour où l’émaillerie, le damasquinage, la niellure et les incrustations eurent complètement substitué leur luxe plus positif à cette ornementation trop peu substantielle.
Le peintre sortait et s’isolait de cette double corporation le jour où il se consacrait à la peinture proprement dite désignée sous le nom de plate peinture. Faut-il en conclure que nous avons possédé, dès le principe, de véritables peintres? Faut-il accorder cette qualification à ces manieurs du pinceau et de la palette qui travaillaient sur commande, ou, suivant qu’ils s’attachaient à un roi, à une abbaye, à un prince, à un seigneur, devenaient domestiques, frères-lais, officiers du palais? Quelles étaient leurs œuvres? Les comptes des maisons royales, qui abondent dans nos archives nationales, mentionnent des cartons de broderies, des tableaux de chevet, des tableaux d’autel ou retables, des peintures d’écus, d’oriflammes ou de guidons militaires, des panneaux décoratifs exécutés à l’occasion de fêtes et de cérémonies, etc.
Les retables ou tableaux d’autel avaient ordinairement la forme d’armoires à deux battants; dans les plus riches, la plate peinture n’occupa d’abord que les parties sacrifiées, c’est-à-dire les faces extérieures des volets; celles-ci disparaissaient lorsque le retable ouvert et développé en tryptique, exposait aux regards les contrefaces intérieures, garnies, ainsi que le corps principal, de scènes religieuses exécutées ordinairement en bois sculpté, peint et doré. Le plus important des deux célèbres retables conservés au musée de Dijon sous le nom d’autels portatifs des ducs de Bourgogne, offre un exemple de cette disposition. Ses peintures, divisées en quatre sujets, deux par volet, — «l’Annonciation » et «la Présentation au Temple,» d’une part, «la Visitation» et «la Fuite en Égypte», de l’autre, ne sont pas sans valeur; elles ont l’aspect de miniatures amplifiées; on les attribue à Melchior Brœderlam, peintre du duc Philippe le Hardi; c’est dire qu’elles datent de la deuxième moitié du quatorzième siècle, et, par conséquent, ont immédiatement précédé l’époque où Jean Van Eyck, renversant les barrières que la coutume imposait au talent et au génie, introduisit l’art véritable du peintre dans ces mêmes applications de la plate peinture qui n’étaient que l’occasion d’un métier. Pendant le treizième et le quatorzième siècle, l’autel portatif ou le retable n’était donc qu’un meuble d’église ou d’oratoire auquel la peinture apportait un tribut ordinaire et banal.
Des actes, publiés dans les Archives de l’Art français, désignent deux peintres, Jean Coste et Girard d’Orléans, qui, sous les rois Jean et Charles V, furent chargés d’exécuter des peintures dans la grande salle, la chapelle et la galerie du château du Val-de-Rueil (Vaudreuil). L’architecture décorative et mobilière de ces règnes est suffisamment relatée par les quelques monuments qui subsistent, pour qu’il soit permis de supposer que la peinture mentionnée consistait surtout dans le rechampissage des fonds et la coloration des motifs sculptés qui devaient représenter plastiquement les épisodes historiques ou sacrés indiqués par ces mêmes actes.
Quant à des tableaux tels que l’Italie en produisait déjà à côté de ses fresques et de ses mosaïques, quant à des traductions expressives ou même naïvement senties du côté passionnel et spiritualiste soit du modèle, soit de l’action, il n’en était pas encore question; il faut attendre Van Eyck, dont j’ai cité le nom il n’y a qu’un instant, et sur lequel j’aurai à revenir bientôt, tout en restant dans la donnée essentiellement française de mon sujet.
Nos artistes en plate peinture étaient des imagiers tels que Gringonneur, qui composa des cartes à jouer pour Charles VI. Ou bien, des miniaturistes encouragés à la hardiesse par la protection bourguignonne amplifiaient leur manière toujours soignée et peignaient de petites compositions sur des feuilles de dyptiques ou sur des panneaux simples; quelques échantillons, provenant pour la plupart des anciennes chapelles ducales de Dijon, se trouvent dans les collections d’amateurs privilégiés. Ce dernier genre semble avoir fourni les meilleurs tableaux de chevet qui s’accrochaient à la tête du lit, près du bénitier; on doit placer au même rang les miniatures isolées et suspendues au moyen des chaînes d’argent dont la fourniture figure souvent dans les comptes d’orfèvres.
A côté de ces petits tableaux, ou mieux de ces images, on en rencontre d’autres plus primitives, plus fabriquées, aux allures plus grecques, et qui devaient orner aussi les alcôves et les oratoires privés. Il faut se rappeler qu’après la mort de Giotto, les Italiens du quatorzième siècle s’étaient mis à produire et à exporter une quantité considérable de peintures qui avaient la prétention de rappeler le style du maître. Comme toutes les imitations grossières, celles-ci supprimaient les caractères qui sont le sceau du génie de l’auteur; elles laissaient subsister, en l’exagérant encore, la facture un peu grecque que la main de Giotto n’avait pu abdiquer tout à fait, surtout dans les figures sur fonds d’or. Ces pastiches barbares ne valaient pas mieux que les images vulgaires répandues par les Basiliens du mont Athos et par leurs copistes. Les provinces françaises avaient dû être inondées de ces peintures, en même temps qu’elles avaient pu recevoir par le nord, des productions de l’école allemande de Cologne qui réalisait l’alliance du gothique le plus raide avec le style byzantin le plus gemmé et le plus orné. On peut dire qu’aucun caractère national ne perçait encore réellement dans le dessin ou dans la peinture, à travers cette atmosphère néo-grecque.
Je n’irai pas davantage chercher les ancêtres de l’école française parmi les brosseurs de ces décors, de ces espèces de cartonnages peints, dont les rois et les grands vassaux faisaient un usage fréquent et coûteux, lors de leurs entrées dans leurs bonnes villes ou pendant les fêtes compliquées dont la cour de Bourgogne avait surtout le monopole. Ces enlumineurs en grand étaient aussi fabricants d’images de différents styles; on donnait le nom de tableaux à certaines de leurs compositions insérées dans des ensembles décoratifs; les comptes royaux mentionnent les noms de quelques-nns d’entre eux jusqu’à des époques relativement modernes. — Après le sieur Jean Bourdichon, que Louis XI et Charles VIII firent assidûment travailler, c’est M. Antoine Charron, peintre, «payé pour deux
«batailles faites de plate peinture en forme de bronze;
«pour un autre tableau fait de plate peinture où était
«représenté Mars sur un chariot triomphal», — le tout exécuté pour l’entrée à Paris, comme roi de Pologne, de Henri, alors duc d’Anjou; je pourrais en citer de plus anciens et toute une série jusqu’à Laurent Vouet, père de Simon Vouet, avec lequel j’entamerai l’histoire véritable de l’école française.
Si j’avais à retrouver ma voie, après cette longue digression, afin de poursuivre la recherche des traces qui marquent les origines de notre peinture, je remonterais jusqu’à la rencontre d’un guide irrécusable. Dante, aimait la France, qui fut sa plus douce terre d’exil; l’Université de Paris a été son asile consolateur; peu s’en est fallu qu’il n’ait écrit ses chants divins dans notre langue. Néanmoins son ingrate patrie ne cessa jamais de toucher son cœur; il la voyait au travers et au-dessus des luttes d’ambitions terrestres et prosaïques qui la déchiraient. Après avoir flétri la guerre civile dans ses chefs, il se reprit à exalter le souffle artistique qui agitait Florence, Sienne, Pise, mais ce retour à la gloire des siens ne lui fit pas oublier la France; le deuxième chant du Purgatoire rend hommage à la miniature française, en signalant la supériorité que ce genre avait surtout acquise à Paris, où le développement du pouvoir royal et l’assemblée des États-Généraux venaient de fonder le centre intellectuel du royaume. Dante n’a pas cité d’autre peinture.
Il n’est pas nécessaire que je retrace les grands événements européens qui, après la mort de Dante, vers la fin du premier quart du quatorzième siècle, changèrent et compromirent les destinées de notre nation; je n’ai pas à raconter la guerre de Cent-Ans. On peut dire que pendant cette longue calamité, les Anglais étaient en France, mais que la France était en Bourgogne. Ai-je besoin de rappeler les liens d’origine, d’annexions successives à la couronne, de vassalité et de fief qui avaient constitué le duché de Bourgogne en terre absolument française? Pendant un siècle, jusqu’à l’an 1477, qui vit le démembrement de l’héritage de Charles le Téméraire par Louis XI, les ducs de Bourgogne de la maison de Valois-Bourgogne fondée par Philippe le Hardi, balancèrent le pouvoir des rois de France et offrirent le refuge d’une cour brillante, sûre, éclairée à nos artistes nationaux dispersés par la guerre et les troubles. On sait, d’autre part, que ce même duc, Philippe le Hardi, par son mariage avec la princesse Marguerite, fille de Louis II comte de Flandre (1384), était devenu héritier de tous les états de ce seigneur.
Les Flandres, rattachées ainsi à la vraie France de l’époque, à la seule France vivante et pensante d’alors, n’avaient pas à épouser des mœurs tout à fait nouvelles; françaises 90 ans auparavant sous le règne de Philippe le Bel, jusqu’à la bataille de Courtray (1304), leurs rapports constants avec notre nation les avaient assimilées d’avance.
Ainsi que nous, les Flamands civilisés de bonne heure s’étaient adonnés à la miniature. Tout en pratiquant ce genre où la peinture devenait, dans chacun des deux pays, plus soignée, plus pittoresque en même temps que naturaliste, ils composaient des tapisseries comme nous avions la spécialité de composer des vitraux.
Les verrières françaises rappellent le style de nos miniatures: certains manuscrits du treizième siècle reproduisent des médaillons d’un dessin analogue à celui des rosaces de nos cathédrales; le texte de la «Légende dorée», publiée à Paris par Sébastien Vérard vers la fin du quinzième siècle, est entouré d’encadrements illustrés qui contiennent une foule de sujets identiques à ceux des vitraux de la même époque; mais, à cause de la différence si marquée dans la pratique des deux genres, ces analogies de la miniature et du vitrail ne sautent pas toujours aux yeux et ont besoin d’être définies.
Les tapisseries, par contre, semblent être des grandissements de miniatures; on croirait que les tapissiers flamands des quatorzième et quinzième siècles ont voulu éviter, aux curieux de leur temps et des âges à venir, l’usage délicat du verre grossissant pour voir ces fines miniatures dans tout l’épanouissement de leur style et de leur perfection.
La France ne produisait alors que des «tapis sarrasinois », sortes de broderies sur étoffe, dont la fabrication contemporaine de Charles Martel s’était perpétuée dans notre ancienne province de la Marche. Les tapisseries proprement dites provenaient toutes d’Arras et de Bruges c’est-à-dire des Flandres; mais bien avant la fondation de notre première fabrique nationale que François Ier devait établir à Fontainebleau, on peut distinguer parmi les innombrables «Arrazzi» qui décoraient les palais des princes et des rois, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en France, des œuvres que leurs styles aussi caractérisés que ceux des miniatures autorisent à appeler distinctement tapisseries flamandes et tapisseries françaises du quinzième siècle; c’est que les artistes français en se mêlant à ceux des Flandres dans les fabriques du Nord n’ont jamais abdiqué leur manière typique et nationale.
J’offre donc deux moyens d’apprécier la manière flamande et la manière française; si votre curiosité consent à s’armer d’une délicate patience, je vous conseille de tourner avec soin les pages des précieux manuscrits gardés dans les collections publiques ou privées; s’il vous plaît de vous borner à un examen plus prompt et surtout plus rapidement instructif, arrêtez-vous devant quelques-unes de ces importantes tapisseries dont une récente exposition organisée au palais des Champs-Élysées par la Société de l’Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l’industrie a fait connaître de très intéressants spécimens.
Comme point de départ, l’école franco-flamande participe au grand mouvement, provoqué ou simultanément ressenti par l’Italie, qui décide, à la fin du quatorzième siècle, la transition du style conventionnel au style individuel. Tout en reconnaissant le principe pittoresque qui l’emporte plus immédiatement en France et en Flandre qu’au delà des Alpes, on est frappé de la tendance toute flamande vers un coloris brillant; cette préoccupation constante de l’effet provient des relations non interrompues que les Pays-Bas entretenaient avec l’Orient, depuis les Croisades et surtout depuis l’époque de Baudouin. La place prise par Cologne à la tête de la ligue hanséatique avait introduit les mêmes errements dans l’école allemande; mais celle-ci, tout en partageant avec les Flandres un amour de la couleur issu de circonstances identiques, n’avait aucune influence sur le style des artistes flamands. L’école française, au contraire, moins serrée dans son dessin, moins accentuée dans ses contours et sa couleur, présentait déjà (le gracieuses figures et s’essayait dans ses miniatures aux rudiments de tableaux véritables; elle allait s’associer au triomphe de Van Eyck en lui apprenant les lois d’une facture harmonieuse et plus moelleuse, inconnue dans les ateliers de Bruges ou de Gand.
Nous avons le droit de le prétendre; le goût français avec ses audaces déjà vieilles, la licence prise par nos anciens peintres d’ébaucher des personnages plus vrais dans leurs vêtements ou leurs armures que dans leur anatomie, l’habitude de préférer des attitudes d’allures pittoresques aux correctes rigidités de squelettes habillés, telles sont les ressources que Van Eyck sut mettre à profit quand son génie lui fit reconnaître l’importance intellectuelle et morale des traits du visage et lui dit d’adopter tous les ordres d’expression de la face humaine traduisibles par la peinture. Jean Van Eyck a donné aux traits du visage la souplesse que des pinceaux français avaient su donner aux parties du corps. Quant aux fonds paysagesques qui sont d’un sentiment purement flamand, ils conservent, dans l’œuvre de Van Eyck, un fini raide et égal à tous les plans, sans perspective fuyante ou aériennement estompée; ils restent semblables, — suivant l’heureuse expression de M. Vitet, — à un travail de géographe.
Van Eyck était né et avait étudié dans une petite ville dont il porte le nom et où l’art consistait, depuis l’époque de Pépin, à faire de la calligraphie plutôt que de la miniature; dès le huitième siècle, en effet, les religieuses d’Eyck étaient renommées par leur habileté à écrire en lettres d’or et d’argent.
Rendez-vous à Gand, dans la lugubre cathédrale de Saint-Bavon, devant les restes démembrés du merveilleux retable sur le grand panneau duquel trois cents figures pleines de vie, de noble vérité, aux expressions terrestres et célestes, entourent le saint emblème de l’Agneau; je vous défie, vous tous qui sentez et réfléchissez, je vous défie de ne pas être envahi par la révélation d’un génie supérieur! On comprendra les effort et la prodigieuse victoire de Jean Van Eyck en se rendant compte qu’il a peint la nature inanimée d’une main formée à la pratique traditionnelle d’un art méticuleux, mais qu’il a fait passer dans ses personnages le souffle qui fait rayonner l’âme. Un grand peintre se révèle en lui parce que sous l’enveloppe de son talent on sent tressaillir la pensée.
Pendant que Jean Van Eyck élevait l’art flamand et l’influence française au rang que j’ai dit, un bénédictin des cloîtres d’Ombrie, devenu profès dans le couvent florentin de San Marco, élargissait à son tour le champ de la miniature sacrée. Fra Giovanni Angelico a transporté dans le domaine de la peinture monumentale la pureté séraphique dont il avait empreint ses premières œuvres confiées à des livres dé piété. Ses fresques naïves et limpides renferment des figures touchées avec tant de délicatesse qu’il semble, — comme. M. Ch. Blanc a eu raison de le dire, — que le peintre, à travers la mince enveloppe du corps, n’ait voulu peindre que l’âme.
L’avenir de l’école française proprement dite est-il compromis entre l’Italie et les Pays-Bas qui, au quinzième siècle, peuvent être considérés comme les deux centres principaux des arts en Europe? Son temps n’est pas encore venu; elle se complaît dans un raffinement de goût et dans une poésie imagée qui donnent un caractère spécial à ses peintures, mais les laissent au-dessous de celles de ses rivales. Les miniatures du Bréviaire du duc de Bedford (man. latins, n° 82) qui, par la délicatesse de leurs teintes, l’énergie des têtes, la fermeté du style, la pureté des ajustements, sont attribuables à Jean Van Ecyk, à son frère Hubert et à sa sœur Marguerite, au même titre que celles du Roman de la Table Ronde (man. français, bibl. nat., 6976 et 77) et les illustrations peintes ou calligraphiées attribuées à des Italiens tels que Gherardo, Attavante et Girolamo qui ont travaillé au Missel de Mathias Corvin (bibl. de Bruxelles) ou à Gambagnola de Crémone, qui a orné la Vie de François Sforza (bibl. nat., man. français, n° 9941) sont d’un art beaucoup plus sérieux que les quelques échantillons qui nous restent du talent de notre compatriote Andrieu Beauneveu; celui-ci passe cependant pour le plus habile des artistes entretenus par le duc Jean de Berry, dans son hôtel de Nesles, à Paris.
En feuilletant dans notre bibliothèque nationale les Grandes heures du duc Jean de Berry, on peut se rendre compte, par les seules peintures authentiques que nous ayons d’Andrieu Beauneveu, des qualités que Van Eyck a prises à la miniature française et des défauts qu’il lui a laissés.
Andrieu Beauneveu a peut-être fait des tableaux; le comte de Viel-Castel lui attribue une grisaille sur soie, qui appartient au Louvre, et où l’on voit Charles V et la reine Jeanne de Bourbon agenouillés. Le souvenir que j’ai gardé de cette peinture exposée dans l’ancien musée des souverains, me la représente comme une image sans caractère, elle tient seulement un rang honorable parmi les œuvres spéciales et fréquentes que les peintres-valets de l’époque exécutaient sur la soie des bannières et des pennons; le duc de Berry a encore employé à ce dernier office un peintre du nom de Jean de Laval, inférieur sans doute à Andrieu Beauneveu.
Pendant qu’un soldat de l’armée de Charles le Téméraire était recueilli blessé à l’hôpital de Bruges et continuait la gloire de Van Eyck en composant, pour payer l’hospitalité et les soins reçus, les prodigieuses peintures signées du nom de Hemling, Louis XI accordait le titre de peintre du roi au miniaturiste français Jean Fouquet, de Tours. Les miniatures de ce dernier ont une valeur réelle, mais elles cèdent le pas à celles que Hemling exécuta avec ses élèves Gérard de Gand et Livin d’Anvers, pour le Bréviaire de Grimani (bibl. de Saint-Marc, à Venise). Néanmoins Jean Fouquet est une personnalité française, en face de laquelle il convient de faire une halte plus longue. Il fera l’objet d’une partie de ma prochaine leçon.