Читать книгу L'École française de peinture, depuis ses origines jusqu'à la fin du règne de Louis XIV : leçons professées à l'Ecole nationale des beaux-arts (1876-1877) - Georges Berger - Страница 5

DEUXIÈME LEÇON

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Table des matières

Vestiges de la peinture murale en France du neuvième siècle à la fin du quinzième siècle. — Jean Fouquet. — Jean Cousin et les Clouet.

J’ai dit, en terminant ma dernière leçon, que je considérais Jean Fouquet de Tours, peintre du roi Louis XI, comme la première personnalité française, devant laquelle il convenait d’arrêter la course, jusqu’alors si rapide, de notre étude ou plutôt de nos recherches.

Après Andrieu Beauneveu et Jean de Laval, cités parmi les peintres que le duc Jean de Berry avait entretenus, soit dans sa résidence de Bourges, soit à Paris dans son hôtel de Nesles, on connaît d’autres contemporains de Jean Fouquet; les chroniques du temps fournissent les noms de Litemont, peintre des étendards et pennons de Charles VII, — du sorcier et magicien Gillemer, qui exécuta de grandes peintures murales à Poitiers, — de Folarton, auteur d’œuvres analogues dans les églises de la ville de Tours, — de Jean Maubert, que Louis XI recommanda comme enlumineur à l’Université de Caen.

Un scrupule me vient en citant ces noms et la nature des travaux auxquels ils se rattachent; je me rappelle qu’après avoir fait part de mon soupçon que les peintures murales du neuvième, du dixième et du onzième siècles, ne devaient pas être très recommandables puisqu’on leur substituait volontiers des mosaïques rapportées d’Italie ou les draps imagés qui étaient les tapisseries de ces époques, j’ai continué ma leçon en cherchant à faire saisir les influences réciproques qui, jusqu’au quinzième siècle, ont donné un caractère appréciable et particulier aux anciennes peintures des Flandres, de la Bourgogne et de la France proprement dite. Avant d’aborder Van Eyck et Hemling, tout en restant, ainsi que j’ai essayé de le prouver, dans les données françaises de mon sujet, j’ai surtout envisagé les miniatures et ensuite les tapisseries comme des grandissements véritables de celles-ci. J’ai peur qu’on ne m’accuse d’avoir oublié les intéressants vestiges de peintures murales qui subsistent sur quelques points du territoire français. Je les ai omises à dessein, parce que je ne trouve pas en elles les éléments vraiment nécessaires à la démonstration que je poursuis.

Un examen approfondi révèle, il est vrai, dans certaines, un caractère spécial qu’on peut rattacher au sentiment français, mais l’impression dominante est un assujettissement presque constant à la tradition grecque ou italienne et à l’ordonnance liturgique qu’une théocratie rigide a imposée, pendant tout le moyen âge, aux manifestations publiques de l’art religieux.

L’entrave la plus certaine du développement artistique a été cette discipline, resserrée encore par les formules du spiritualisme allégorique qui a constitué le mysticisme de plus en plus voulu par l’Église dans la mosaïque et les peintures murales à la détrempe ou à l’encaustique, depuis l’époque apostolique jusqu’au milieu du treizième siècle. L’émancipation artistique ne peut commencer à se produire que par la libre étude de la nature; l’union des forces de la raison avec celles de l’imagination fait ensuite éclore le pouvoir inventif d’où procèdent la variété et l’individualisme des artistes ou des écoles.

Bien que j’ai cru ne pas devoir citer ces peintures comme des exemples frappants ou des preuves concluantes, je tiens à esquisser la nomenclature et la description critique des principales d’entre elles. On pourra consulter ensuite, au sujet de quelques-unes, la riche collection des reproductions qui ont été exécutées sous la direction de la Commission des monuments historiques, par des artistes habiles et scrupuleux, tels que MM. Denuelle, Lameire, Savinien Petit et d’autres.

En fait de peintures antérieures au neuvième siècle, je ne peux signaler qu’un seul fragment; il est visible dans l’ancienne chapelle du cimetière des héliscamps à Arles; c’est le bas d’une figure d’ange modelée à la manière des mosaïques exécutées à Rome ou à Ravenne, du sixième au huitième siècle.

Le neuvième siècle offre des vestiges assez fréquents, mais d’un intérêt surtout archéologique. — L’église de Saint-Loup-de-Naud, près de Provins, était totalement couverte de peintures. Celles du sanctuaire ont seules subsisté ; elles représentent sur la face latérale de droite les âmes reçues dans le sein d’Abraham; la conque absidale offre à son sommet une image du Christ bénissant avec les Symboles des Évangélistes et au-dessous les Figures des Apôtres, placés sous des arcatures.

La cathédrale d’Auxerre mérite une visite spéciale; la voûte en berceau de la crypte est couverte, au-dessus de l’autel de la Trinité, par une ancienne représentation apocalyptique peinte à fresque, de 1087 à 1114, d’après l’ordre de. Humbaud, évêque d’Auxerre. Le Christ y est représenté à cheval, au centre d’une grande croix jaune toute enrichie de pierreries; quatre anges chevauchent dans des nimbes développés en pendentifs aux angles de la croix. Je ne peux comparer cette très curieuse peinture où apparaît une certaine recherche d’expression dans la figure du Christ, qu’à celles qui furent faites, au même temps, à Rome, dans l’église de Saint-Urbain ou dans celle des Quattro S.-S. Coronati; elle est certainement supérieure à ces dernières; d’autre part, elle ne se rapproche nullement du style byzantin de la fin du neuvième siècle. Je crois qu’il faut y voir une œuvre presque française. La même crypte recèle encore, dans le fond d’un cul-de-four absidal, une importante figure de Christ bénissant, assis entre deux chandeliers à sept branches, au milieu d’une auréole en quatre feuilles. Extérieurement à l’auréole sont peints deux anges thuriféraires et les attributs des évangélistes. Cette fresque est de la fin du douzième siècle; elle est de la famille byzantine, mais elle participe, par son caractère, à la réforme dont témoigne la manière plus nourrie des mosaïques de Monreale, en Sicile, et du cœur de l’église de S. Miniato, près de Florence. Des artistes grecs étaient venus en France, à cette époque d’une première diffusion de l’art et nous savons, par le savant Millin qui a encore vu leurs œuvres au commencement du siècle, qu’ils avaient exécuté des mosaïques placées au milieu même des fresques de la célèbre abbaye bénédictine de Cluny, dans les environs de Mâcon.

Le douzième siècle fournit une plus abondante série de morceaux à étudier: c’est d’abord, en Poitou, l’église de Saint-Savin, où la nef et le narthex ont conservé des peintures dont les sujets sont tirés de l’ancien Testament. Une description en a été donnée par Mérimée dans son livre sur Les Arts au Moyen-Age. — C’est ensuite la chapelle de l’ancienne Chartreuse du Liget, près d’Orléans; cinq portions de fresques assez bien conservées restent visibles entre les fenêtres de la partie circulaire du monument. — L’église de Saint-Queriou, à Provins, contient une chapelle dont la décoration peinte emprunte son caractère à l’art oriental; les prophètes étaient représentés dans les parties dégradées. — Dans l’ancienne Gascogne, à l’église de Saint-Macaire, vis-à-vis de Langon, des sujets bibliques sont peints dans les coupoles. — A Tours, dans l’église de Saint-Julien, des fresques à demi-effacées sont encore assez déchiffrables pour qu’on reconnaisse Moïse brisant les Tables de la Loi devant le Veau d’or, — le Passage de la mer Rouge, — Moïse frappant le rocher, etc., etc. — Les transepts de l’église Notre-Dame, au Puy, ont été autrefois ornés de peintures; les restaurations de 1851 en ont fait disparaître les derniers vestiges. — Le chœur de l’ancienne collégiale, devenue l’église de Notre-Dame-la-Grande, à Poitiers, laisse voir des peintures de l’école byzantine du commencement du douzième siècle; par contre, dans la même ville, l’ancien baptistère, ou Temple de Saint-Jean, renferme des sujets de l’Ancien Testament d’un style presque latin exécutés au milieu d’une décoration à la manière antique. Cette adoption presque simultanée de deux systèmes opposés l’un à l’autre, démontre que la peinture française murale du douzième siècle ne s’était pas ouvert une voie à elle; toute initiative était entravée d’ailleurs par le contrôle des évêques qui imposaient leurs volontés comme des lois.

Il semble possible néanmoins de discerner une tendance plus marquée vers la restauration de l’ancien style classique dont j’ai signalé l’empreinte persistante dans nos manuscrits et je suis en mesure de fournir immédiatement la preuve de ce fait, par deux exemples de peintures à fresque sur lesquels j’insisterai particulièrement

La première de ces peintures couvre l’un des murs du réfectoire de l’ancienne abbaye bénédictine de Charlieu, (département de la Loire); la lutte y est ici manifeste entre l’influence byzantine que la papauté cherchait plus que jamais à maintenir dans l’art ecclésiastique et le classique latin plus sympathique à des pinceaux français. Cette fresque comprenait deux zones superposées; celle d’en haut n’existe plus; les têtes de la Vierge, du roi de Bourgogne Bozon fondateur du monastère, de Saint-Étienne son patron et le buste du Christ en ont été détachés et appartiennent aujourd’hui au musée des Thermes et de l’Hôtel de Cluny. La zone inférieure, quoique très dégradée, laisse encore deviner les figures assises des Apôtres. Le Christ et la Vierge sont conformes aux types de la «Panagia» et du «Pantocrator » qu’ont vulgarisés les moines Basiliens du mont Athos et que leurs successeurs continuent à perpétuer dans les icônes russes. Mais ces figures sont plus humanisées que si elles avaient été exécutées par des orientaux; les apôtres saint Pierre et saint Paul sont représentés avec leurs physionomies traditionnelles du style romain, sous les traits qu’ont transmis les premiers monuments de notre ère, tels qu’on les trouve graphités sur des fonds dorés de coupes de verre, sculptés sur les anciens sarcophages chrétiens et peints dans les catacombes ou reproduits dans les mosaïques exécutées avant le sixième siècle. Les moines auteurs de ces peintures étaient aussi des miniaturistes; ils ont modelé les visages avec les tons verdâtres caractéristiques qu’on désigne sous le nom de «poche».

Le second exemple que je tiens à citer appartient aussi au plein douzième siècle; il se trouve dans l’église de Saint-Chef (département de l’Isère) et comprend tout l’ensemble des importantes peintures de la chapelle qui forme tribune dans le bas-côté du nord. Aux parties hautes des deux faces principales, les ordres d’anges sont représentés par des figures ailées qui tiennent du style byzantin par l’allongement exagéré des corps, mais sont latines et françaises par leur souplesse ou plutôt par une absence très frappante de rigidité. Les deux groupes inférieurs où sont réunis, d’une part, les rois d’Israël, de l’autre, les rois de Juda, ont un mouvement inusité et pittoresque; les personnages assis, à deux plans différents, dans des attitudes variées, vivent par l’expression de leurs gestes; les draperies sont traitées à l’antique d’une façon très acceptable.

La comparaison minutieuse et raisonnée de ces peintures murales antérieures au treizième siècle et, par conséquent, de la période romane, donnerait envie de définir et de classer des écoles provinciales françaises, caractérisées par leurs préférences pour des styles étrangers divers; mais les éléments précis indispensables pour une pareille entreprise font défaut; il est plus prudent de continuer notre revue à vol d’oiseau, dans l’ordre chronologique.

Le treizième siècle a vu la substitution de l’architecture ogivale à l’architecture romane. Les grandes surfaces lisses si bien appropriées aux fresques figuratives ont disparu avec les édifices en pleins cintres et à coupoles. L’ogive a fait émigrer la légende peinte du mur au vitrail; la peinture décorative est devenue ornementale et partielle. Voici la liste de quelques églises connues où il est encore permis d’examiner des peintures murales du treizième siècle; je n’ai rien de spécialement intéressant à dire sur leur style de transition:

La Sainte-Chapelle de Paris;

L’église de Saint-Pierre-sur-Dive (Calvados);

L’église Saint-Georges, à Bocherville, près de Rouen;

L’église de Saint-Aignan (Loir-et-Cher);

Les églises de Saint-Gaudens et de Saint-Martory (dans la Haute-Garonne);

L’abside du baptistère de Saint-Jean, à Poitiers;

La cathédrale de Clermont d’Auvergne;

La tour de l’ancien réfectoire des Templiers, à Metz.

«Pendant le quatorzième siècle, la peinture des grands édifices fut presque complètement abandonnée; les fenêtres s’élargirent et absorbèrent les parties planes disponibles autrefois. Les fresques, après avoir été disséminées dans les chapelles latérales dont on commença à flanquer le chœur et la nef des cathédrales, cédèrent peu à peu la place aux retables et aux tableaux d’autel; ceux-ci, plus commodes à faire exécuter ou à trouver tout faits, furent vite préférés par les corporations qui entretenaient ces chapelles placées sous les vocables de leurs patrons.

L’église des Jacobins, à Toulouse, vit cependant ses arcatures se peupler de sujets du Nouveau Testament, répartis suivant les convenances architectoniques du style ogival. Les transepts de la cathédrale de Clermont furent peints de même au quatorzième siècle. Ce sont les deux seuls exemples importants que j’aie à citer; ils participent à la renaissance préparée par l’émancipation artistique que j’ai signalée pendant le treizième siècle. Un sentiment vraiment affranchi et approprié au sujet se manifeste dans les parties conservées; certaines figures, entre autres celles d’une abbesse mitrée dans l’église des Jacobins de Toulouse, sont d’un dessin remarquablement soigné et pourraient servir de modèles aux décorateurs modernes.

Je ne décrirai pas les fresques d’Avignon; elles sont italiennes et passent pour avoir été exécutées soit par Simone Memmi, soit par des élèves de Giotto que Clément VI avait appelés dans sa résidence d’exil connue sous le nom de «Palais des papes». — Un certain nombre de chapelles, dans les anciennes églises d’Auvergne, conservent encore des décorations peintes du quatorzième siècle et sous ce rapport, méritent une visite.

Les. églises provinciales de France renferment certaines peintures murales du quinzième siècle pendant lequel se continua l’évolution favorable commencée pendant le siècle précédent. Les personnages représentés prennent des expressions de moins en moins mystiques; ils revêtent même le caractère de l’énergie morale et de la grâce. Celle des peintures de cette époque que je crois opportun de signaler en premier se trouve dans une chapelle de la cathédrale d’Autun; c’est une fresque exécutée par ordre d’un abbé de Cluny qui occupait le siège épiscopal de la ville; elle représente une procession instituée à Rouen à la suite de la peste qui frappa la ville sous le pontificat de Grégoire XII. Une trentaine de personnages, cardinaux, prélats, diacres, seigneurs et dames précèdent ou suivent le pape qui porte l’image de la sainte Vierge. On croirait voir le carton de l’une de ces belles tapisseries flamandes du quinzième siècle, où j’ai cherché à montrer les bienfaits de l’influence française; les costumes y ont la scrupuleuse exactitude que nous retrouverons dans les peintures de Fouquet; les visages empreints d’une bonhomie naturelle et d’une dévotion naïve font plaisir à voir après les impassibles grimaces du moyen age. Je pourrais avouer qu’en leur présence j’ai pensé aux fresques du Campo Santo de Pise; que j’ai vu des cardinaux très proches cousins de ceux-ci dans certaines peintures de Sienne et de Milan; mais, faute de preuves suffisantes, j’aime mieux admettre que la peinture de la cathédrale d’Autun est une œuvre française sans mélange évident.

Il ne faut pas-croire d’après ce premier exemple que la vérité naïve est la seule qualité des grandes compositions murales du quinzième siècle; pour être convaincu du contraire il suffira d’aller à Bourges examiner les peintures qui ont été épargnées dans la chapelle de l’ancienne maison de Jacques Cœur. Je crois qu’il est impossible de peindre des figures plus angéliques que celles de ces dix messagers du ciel qui portent les paroles du Credo inscrites sur des phylactères; elles se détachent sur la voûte comme des apparitions vaporeuses et blondes; un fond de gros bleu stellé d’or fait harmonieusement ressortir la blancheur des robes, l’iris des ailes et l’azur des écharpes. Les draperies traitées à la manière des terres émaillées de Lucca della Robbia, la grâce ravissante et sérieuse des visages de ces anges me rappellent le, florentin Botticello; si j’étais sûr de mon impression au point d’avoir la décevante certitude qu’une si belle œuvre n’est pas française, je saurais gré à Jacques Cœur du modèle italien qu’il a su choisir.

Ma seconde et dernière recommandation est en faveur de l’église Notre-Dame dans la ville du Puy. La belle fresque qu’on y conserve est attribuée au seizième siècle, mais les costumes des personnages la rapprochent beaucoup du quinzième. Les arts libéraux: — Grammatica — Logica — Rhetorica — Musica — y. sont figurés par quatre femmes assises sur des trônes à dossiers monumentaux. Devant chacune d’elle siège un docteur à chaperon. D’après les inscriptions, c’est d’abord Priscien le grammairien latin, puis Aristote, Ciceron et Tubalcaïn. Priscien et Cicéron lisent; Aristote disserte; Tubalcaïn frappe sur une enclume à coups de marteau. Cette composition empreinte d’une philosophie aimable a été regardée par Mérimée comme une œuvre du Garofalo qui peignait à Ferrare pendant la première moitié du seizième siècle. Le seul motif de cette attribution a été la découverte d’une touffe d’œillets dans la coiffure de la «Musique» ; Mérimée s’est souvenu que cette fleur était la signature habituelle du Garofalo. C’est vous dire que le doute continue à planer sur cette fresque; les figures féminines ont certainement le caractère florentin de la fin du quinzième siècle, mais les docteurs ont un air moitié germanique, moitié français; leur impassibilité est celle que je retrouve dans les miniatures du temps, où chaque personnage porte une expression figée qui l’éloigne absolument de l’action dans laquelle le peintre l’a représenté. Toutefois, ils sont dessinés, sinon peints à la manière des deux portraits du Louvre catalogués sous les numéros 652 et 655, dont l’un représente Juvénal des Ursins, l’autre le roi Charles VII. Ces deux portraits en buste, de grandeur naturelle, sont traités avec toute la minutie d’un miniaturiste; ils manquent de la largeur de touche qui ajoute la vie à la ressemblance; on les attribue à Jean Fouquet dont il est temps que nous nous occupions.

La date de la naissance de Jean Fouquet est incertaine; il paraît être mort à un âge avancé en 1477, l’année de la bataille de Nancy. Aucun peintre, parmi ses contemporains, n’a joui d’une notoriété comparable à la sienne. Lemaire, poète et conseiller de Marguerite d’Autriche, l’a célébré en le mettant au niveau de Van Eyck. En fait de tableaux authentiques de lui, on ne cite que les deux portraits du Louvre et une sainteté qui fait partie de la collection de M. Louis Brentano à Franc fort-sur-le-Mein.

Bien qu’on ne puisse guère l’étudier que comme miniaturiste, on découvre dans Jean Fouquet l’étoffe d’un peintre véritable, surtout par la composition, l’entente relative de la perspective dont il n’a jamais craint d’affronter les difficultés et la science du clair-obscur. La Bibliothèque de Munich possède, à mon avis, le plus précieux spécimen de son art; c’est une scène connue sous le nom de Jugement du duc d’Alençon; elle fait partie d’un manuscrit intitulé : «Les cas des nobles hommes et femmes malheureux.» On y voit plus de deux cents personnages admirablement groupés; l’expression des figures laisse à désirer par son uniformité et la timidité du rendu, mais les costumes sont étudiés avec la recherche des détails qui donne aux œuvres de Fouquet la valeur de documents utiles à l’histoire. L’examen de cette peinture rare apprend comment étaient vêtus les membres du Parlement, les chanceliers, les officiers de la couronne; on y distingue Charles VII et le duc du Maine comme principaux acteurs de cette mise en accusation d’un prince du sang passé aux Anglais.

Fouquet a composé des diminutifs de tableaux véritables en illustrant d’une cinquantaine de sujets le Livre d’Heures de Maistre Estienne Chevalier, contrôleur des Finances sous Charles VII et Louis XI. Quarante de ces précieuses peintures appartiennent au même M. Brentano, de Francfort-sur-le-Mein; l’une d’elles est à Paris, dans la collection de M. Feuillet de Conches; elles ont été reproduites par l’éditeur Curmer en chromolithographies consciencieusement faites, mais bien éloignées des originaux; cette restitution donne une idée du style; en somme, elle enseigne peu de chose.

Jean Fouquet dessinait avec une lourdeur involontairement brutale; on sent que sa main n’a pas été assez légère pour interpréter son sentiment souvent délicat. Les traits sont partout uniformément anguleux comme dans les personnages cuirassés dont il a abusé. Les draperies d’aspect plastique sous lesquelles il enfouit ses personnages ont une épaisseur trop compacte pour laisser jamais deviner l’anatomie du corps. Les oppositions de lumière sont pour lui les grands moyens d’effet; ses personnages secondaires sont trop souvent laissés dans un pénombre que rien ne motive; par contre, il a peur que ses motifs principaux ne ressortent pas assez, aussi emploie-t-il souvent la méthode puérile qui consiste à éclaircir les fonds derrière eux.

On dirait qu’il a compris ces imperfections du dessin et de la gouache sous ses doigts trop pesants; en tout cas, il a tenté de les racheter par une profusion de rehauts d’or et de hachures dorées qui débordent jusque sur les motifs d’architecture. Il est exact dans ce qu’il a vu, mais il n’est pas inventeur. C’est ainsi qu’une de ses miniatures qui doit représenter Salomon présidant à la construction du Temple, fait assister à l’édification d’une cathédrale gothique.

On croirait au premier abord, qu’à l’encontre de ses compatriotes, Fouquet s’est instruit auprès des anciens flamand?; un examen plus approfondi révèle une influence italienne. Fouquet a, en effet, traversé l’Italie pour aller à Rome peindre le portrait du pape Eugène IV; il y a certainement subi l’influence toute puissante alors du Squarcione qui, sous une raideur d’exécution un peu byzantine, semait des germes assez féconds pour fonder les écoles de Lombardie et de Bologne.

Il sera bon que vous consultiez à la Bibliothèque nationale le Manuscrit des Antiquités Juives (Manuscrit français n° 6891). On lit à la fin: «Icy ce livre a 12 histoires. Les trois premières de l’enlumineur du duc Jehan de Berry, et les neuf de la main du bon peintre et enlumineur du roy Louis XI, Jehan Fouquet, natif de Tours.» Il est juste de dire, à la louange de Fouquet, que la comparaison des peintures qui accompagnent le texte justifie l’inscription qui met Andrieu Beauneveu au rang des simples enlumineurs et son collaborateur à celui des bons peintres.

Jean Fouquet n’est pas à placer à la tête de notre école, comme certains critiques et quelques historiens ont osé le faire; tout chez lui indique une capacité artistique secondée par une imagination féconde et une pensée bien dirigée, mais pas assez forte pour s’affranchir de procédés qui lui convenaient mal. En face de la fresque, du panneau ou de la toile du chevalet, il serait devenu une plus éminente personnalité. Il vivait à une époque où nous avons le droit de nier le génie s’il n’est pas novateur.

L’école de miniature française qui a suivi Fouquet pendant le seizième siècle a voulu renchérir encore sur la manière ornée et brillante de ce maître; la gaieté du coloris a tout primé ; l’expression des têtes est devenue complètement insuffisante; cette exagération a fait sombrer les miniaturistes devenus impuissants devant l’envahissement des émailleurs. Le temps ne tarda pas à venir où il fallut avoir recours aux flamands, à Clouet, puis à Porbus pour reconquérir la science de l’expression qui fait les habiles portraitistes; Jean Cousin fit exception comme nous le verrons bientôt, parce qu’il eut le respect de son art, avec le génie et les qualités qui étaient nécessaires pour échapper à l’effondrement presque complet de notre peinture nationale. Quant à Fouquet lui-même, s’il n’a pas donné tout ce que son tempérament incontestable d’artiste avait promis, c’est que la protection royale ne s’étendit pas jusqu’à ses efforts ou ne les reconnut pas. Louis XI avait ses peintres, comme Charles VII avait eu les siens, comme il avait vu son oncle de Bourgogne, Philippe le Bon, en entretenir à sa cour de Dijon; mais Jean Fouquet, le premier parmi les artistes de la maison royale, était moins payé et considéré que le dernier des armuriers.

A la mort de Charles-le-Téméraire, qui laissa une fille unique, l’Europe fut appelée à se partager l’héritage des ducs de Bourgogne. Le duché de Bourgogne proprement dit revint à la France comme fief mâle, et quelques années plus tard la Picardie nous fut complètement accordée par le traité d’Arras (1482). Les Pays-Bas et l’Artois passèrent à la maison d’Autriche par le mariage de Marie, fille de Charles-le-Téméraire, avec l’archiduc Maximilien, fils de l’empereur Frédéric III. Cette nouvelle répartition territoriale isola la France de ses voisins du nord avec l’art desquels le sien avait surtout des affinités; l’occasion de réparer cet état des choses fut perdue plus tard et à tout jamais, ainsi qu’on va le voir.

Franchissons, en effet, les dix années qui séparent la mort de Louis XI survenue en 1483, du moment où Charles VIII, marié à Anne de Bretagne, va secouer la salutaire tutelle de sa sœur Anne de Beaujeu. Le nouveau roi de France est aussi pauvre de santé que d’esprit; c’est un déshérité de l’intelligence qui se tourne mal à propos vers son épée et lui demande de signaler son émancipation souveraine. De quel côté va-t-il frapper? il hésite. L’Italie le tente; il peut tirer de l’oubli et revendiquer les droits qu’il tient de la maison d’Anjou sur le royaume de Naples; d’un autre côté, la prudence guerrière de Crèvecœur, l’ancien général de Louis XI, lui montre vers les Pays-Bas le seul accroissement territorial auquel la France puisse actuellement prétendre avec une apparence de légitimité. S’il se trouvait à cette époque, dans notre pays, un homme désintéressé de la politique de conquête ainsi que de la gloire militaire, capable de discerner dans quel sens les allures contemporaines du tempérament français pouvaient profiter du mouvement artistique qui se perpétuait dans le nord ou de la renaissance scientifique et artistique qui se développait au delà des Alpes, cet homme-là devait souhaiter la déconvenue à tous les brillants paladins qui encombraient la cour, circonvenaient le roi pour l’entraîner à parader sous le soleil d’Italie plutôt que d’aller cueillir d’utiles trophées dans ce qu’ils appelaient les boues de la Flandre.

La guerre des Hussites avait, pendant le premier tiers du quinzième siècle, rejeté dans les Pays-Bas les meilleurs artistes de l’école germanique; la raideur traditionnelle de ceux-ci, déjà entamée dans l’œuvre de Guillaume de Cologne par l’influence de Van Eyck son contemporain, s’assouplit encore sur la terre d’exil au contact d’un style relativement plus moelleux; l’école flamande s’assimila par contre un peu du charme d’expression rêveuse qui caractérise les anciens maîtres’ allemands. Si les Pays-Bas eussent alors été rattachés à la France, le souffle de notre esprit national non encore cultivé jusqu’à l’érudition qui prépare les fruits de la science, ni même jusqu’à la connaissance de ses aptitudes, mais tout naïvement imprégné de ce sentiment de grâce exquise et naturelle que n’abdiqua jamais la touche de nos miniaturistes, qui valut à Alain Chartier le baiser de Marguerite d’Écosse, qui déborde dans les «cent nouvelles nouvelles» de Louis XI et dans les «pastorales» du bon roi Réné, ce souffle vraiment français eut fécondé les prémices d’un grand art en faisant jaillir la beauté de sa correction trop froide et l’émotion vraie de son mysticisme trop profond.

Une école française eut peut-être été fondée, à cette époque, sur les bases solides du caractère national et de la science réelle du dessin ainsi que de la composition; la France eut mis bientôt en face des Albert Durer et des Holbein des rivaux capables d’être aussi scrupuleux dans l’imitation de la nature réelle mais d’une énergie plus poétique.

L’Italie recueillait le bénéfice d’une éducation qui nous manquait; les armées de Charles VIII la traversèrent en s’éprenant de son luxe, sans comprendre son art; les quelques œuvres françaises du temps, qui nous restent, n’ont rien emprunté à Mantegna et à Botticello qui servaient de modèles aux artistes italiens. Charles VIII, devenu roi avant de savoir lire, ne pouvait comprendre l’œuvre des Médicis; il ne vit d’ailleurs que le plus dégénéré de leurs descendants, Pierre II, fils de Laurent le Magnifique, qui vint dans son camp, livrer les forteresses de la Toscane.

Les compagnons de Louis XII ne profitèrent pas davantage de leurs courses à travers le Milanais et le royaume de Naples; le nouveau roi s’érigea, pourtant, en protecteur des lettres et parvint à fixer dans l’université de Paris, quelques savants venus d’Italie. Un siècle s’était écoulé depuis que Cosme de Médicis avait fondé à Florence la célèbre académie où les dialogues de Platon furent de suite récités et savamment commentés, quand on commença à épeler, dans les écoles de Paris, le texte grec du sublime penseur. Ce retard de la grande science fut le retard de notre grand art et par suite de la naissance de notre école, puisque celle-ci, comme nous le verrons bientôt, devait avoir le privilège de se fonder pour ainsi dire sans transition, par un art assez élevé pour n’avoir été dépassé immédiatement ni jamais par aucune autre école.

Une instruction large et sérieuse, une science réelle et féconde, c’est-à-dire acquise et pratiquée loin du pédantisme, sont indispensables aux générations d’artistes. Toute renaissance, tout développement artistique est en rapport intime avec le progrès scientifique. Il n’est pas d’imagination aussi inventive qu’elle soit, pas de dons naturels aussi prodigieusement abondants qu’ils puissent être, qui n’avortent ou ne se dégradent dans un épuisement coupable s’ils n’alimentent et ne réchauffent leur verve en la mettant en communion avec les grands génies dont les productions honorent l’humanité. Hommes, nous naissons héritiers de la gloire de nos devanciers; mais la part de cet héritage se répartit, pour chacun de nous, à la mesure de nos capacités et de notre courage. Apprenons donc à connaître et à faire nôtre le bien que nous devons défendre. Contemplons dans les chambres du Vatican, cette pléiade cosmopolite de philosophes, de théologiens, de savants groupés par Raphaël dans les fresques immortelles de la «Dispute du Saint-Sacrement» et de «l’Ecole d’Athènes » ; le maître d’Urbino a rendu l’hommage de ces apothéoses aux génies que la nature généreuse lui avait permis de prendre pour les patrons de sa vie pensante, en lui fixant le devoir de les étudier et en lui donnant la faculté de les comprendre. Il faut à des chefs-d’œuvre des sujets dignes d’être traités en chefs-d’œuvre; l’étude et la science seules livrent au grand talent les objets de son application.

Le seizième siècle français vit, dès son aurore, deux hommes devancer leur époque, deux princes, si l’on en juge parle respect égal que notre amour-propre national leur doit: François Ier, un roi ami des belles choses et de la gentilhommerie; Jean Cousin, un artiste amoureux d’art et de science.

François Ier épris du culte que Louis XII, son grand oncle, et Charles d’Angoulême, son père, avaient voué aux choses de l’Italie, formé en face des modèles d’élégance artistique et littéraire que sa mère Louise de Savoie avait recherchés dans la péninsule, pensa immédiatement à recueillir la gloire d’une nouvelle campagne à travers le Milanais qui restait encore à recon. quérir.

Lorsque le roi de France entra dans Milan, Léonard de Vinci auquel les froideurs de Léon X avaient rendu plus cher le souvenir de faveurs accordées par Louis XII, vint au-devant lui et se laissa emmener en France. L’illustre florentin, l’ancien protégé des Sforza, fut magnifiquement traité à Fontainebleau où se tenait la cour de son royal protecteur; mais il reçut du peuple un accueil aussi peu enthousiaste que son dédain fut grand pour ce qui formait notre art national; l’œuvre unique de Léonard en France paraît avoir été.... un projet de canal à travers la Sologne. Ce fait est explicable: les artistes de la grande époque italienne étaient habitués à voir leurs œuvres soumises à la critique d’un public formé de longue date à la connaissance du beau par l’exemple de pontifes ou de princes éclairés et amis des arts. L’entraînement de nos compatriotes n’avait pas encore été provoqué dans cette voie; ils étaient loin d’un tel raffinement de goût et s’exaltaient plus volontiers au récit des prouesses de Marignan qu’à la vue des premiers chefs-d’œuvre rapportés d’Italie.

Voilà pourquoi Jean Cousin, qui peut légitimement être regardé comme notre premier peintre, semble n’avoir pas conquis, à son époque, une gloire assez retentissante pour le sauver de l’oubli et de l’obscurité qui entourent aujourd’hui sa personnalité. Il était cependant, par son caractère et ses aptitudes, de la même race artistique que les italiens de la renaissance, qui considéraient comme une pauvreté d’esprit de ne cultiver qu’une seule branche de l’Art et s’évertuaient à devenir complètement maîtres de la technique de chacune d’elles. Il fut verrier, miniaturiste, peintre, sculpteur et architecte.

Jean Cousin naquit à Sens, vers l’an 1500. Sa vie a été longue, car elle lui permit de se marier trois fois et de produire un grand nombre d’œuvres dans les trois arts du dessin. Nous ne connaissons la plupart d’entre elles que par des descriptions ou de vagues indications que des chercheurs savants et infatigables, tels que MM. Ambroise Firmin Didot et Anatole de Montaiglon, ont exhumées des archives de Paris ou des départements.

Guy Le Fèvre de La Boderie, dans son livre de la «Révolution des Sciences et des Arts,» paru en 1578, cite Jean Cousin parmi les plus habiles architectes de son temps; les comptes du domaine de Chambord attestent qu’il a travaillé au château comme architecte et comme sculpteur des ornements extérieurs. Il a laissé un Traité de perspective; les figures en raccourci gravées sur bois, au frontispice de cet ouvrage, dénotent un dessin correct, mais un peu sec; le style indique qu’il a su se dérober aux mollesses d’une grâce de convention qui était le caractère dominant et contemporain des maîtres de l’École de Fontainebleau, dont j’aurai à parler; ces derniers furent toutefois plus appréciés que lui sous les règnes de François Ier, de Henri II, de François II, de Charles IX et de Henri III.

Le chef-d’œuvre qui a mis Jean Cousin au rang des grands sculpteurs est très connu: je veux parler de la belle statue exécutée en albâtre de Lagny, qui représente l’amiral Chabot et était placé sur son tombeau; elle se trouve actuellement au musée du Louvre. On lui attribue le tombeau du grand sénéchal Jacques de Brézé, dans la cathédrale de Rouen. On hésite entre lui et Germain Pilon pour nommer l’auteur du monument funéraire de Diane de Poitiers, dont le musée de Versailles possède un moulage.

Je dois considérer Jean Cousin surtout dans sa qualité de peintre; lui-même s’est intitulé «maître peintre», dans les quelques actes qui ont été retrouvés au fond des archives de la ville de Sens; son nom se rattache plus particulièrement à l’ancien art français de la miniature et du vitrail. Je citerai, parmi ses œuvres les plus authentiques, deux manuscrits: l’un faisait partie du musée des Souverains; c’est un livre de prières composé pour le roi Henri II; il contient dix-sept sujets dont six ou sept exécutés en camaïeu rose, bleu, gris et en or rappellent, par leur dessin plus naïf et plus énergique que celui des sujets en couleurs, le style des gravures et des verrières du maître de Sens. Le second est un in-folio qui faisait partie de la collection de M. Ambroise Firmin Didot; c’est le bréviaire ou livre d’heures de Claude Gouffier, grand écuyer de France; on y voit huit peintures sur vélin, qui sont presque des tableaux, puisqu’elles se mesurent par 0m,38 de hauteur sur 0m,20 de largeur; elles sont d’un style plus égal. L’une, qui représente le Christ délivrant les âmes de l’enfer, a les mêmes qualités de grandiose dramatique, que le vitrail de la chapelle de Vincennes, dont le sujet est l’Approche du Jugement dernier, et que le fameux tableau du Jugement dernier exposé au Louvre dans la salle des peintres du seizième siècle.

Les miniatures et les tableaux de chevalet de Jean Cousin démontrent son attache réelle, mais esthétiquement relâchée, aux dogmes artistiques du moyen âge; il semble même, au premier aspect, qu’il n’ait ressenti que de seconde main et par contre-coup, la bienfaisante influence répandue sur les italiens par l’antiquité classique retrouvée. Il est notre premier peintre, parce qu’on lui doit un progrès; imbu d’un louable esprit de réaction militante contre les afféteries de Fontainebleau, sa réticence ne l’a pas fait rétrograder, malgré son entourage qui préférait les notes gaies aux accords graves; il a tendu l’oreille à l’écho lointain mais harmonieux du concert éclatant de la renaissance italienne. Ses verrières de la cathédrale de Sens, de la Sainte-Chapelle, de Vincennes et de l’église de Saint-Gervais à Paris, atteignent, dans leur transparence, au coloris suave du Corrège tandis que leur dessin et leur composition rappellent parfois le tempérament énergique mais inégalement réglé de Jules Romain. Je n’insiste pas sur l’étude de ces morceaux, car je m’arrêterai plus longuement et plus profitablement en face des peintures à l’huile de Cousin.

Avant d’examiner le tableau du Louvre, il est à propos que je parle de cinq portraits peints par Jean Cousin, que M. Bouvyer de Tours a exposés en 1873 lors de l’exposition rétrospective d’objets d’art organisée dans cette ville. L’heureux propriétaire de ces cinq petits panneaux est un descendant de Jean Cousin; ceux-ci ne sont jamais sortis de sa famille. Jean Cousin avait épousé, en troisième noce, Marie Bouvyer, sœur de Jean Bouvyer chanoine de la cathédrale de Sens et il avait uni à un parent de celui-ci, dont le prénom était Étienne, sa fille Marie née de sa seconde femme, Christine Nicole Rousseau. Parmi ces portraits, celui du chanoine Jean Bouvyer et celui de Marie Cousin prouvent que si Jean Cousin n’a pas fréquenté Holbein, son contemporain, il a étudié avec une prédilection marquée sa manière à la fois fine et simple subordonnée au respect absolu mais raisonné du naturalisme le plus vrai. Or, pendant la fin du quinzième siècle et presque toute la durée du seizième siècle, les artistes allemands n’étaient pas attirés en France plus que leurs œuvres n’y étaient appréciées; Holbein préféra même la voie des Pays-Bas pour se rendre en Angleterre; on est donc autorisé à penser que Jean Cousin sortit de France pour perfectionner son art et qu’il a été acquérir des connaissances nouvelles en face de modèles étrangers. Il y aura lieu de discerner aussi dans sa manière des symptômes italiens qu’il n’aurait pu que difficilement contracter sans franchir les Alpes. Les trois autres portraits, celui d’Étienne Bouvyer, ceux de Jean III Bouvyer et de Savinienne de Bornes sa femme, sont plus français, mais français dans le genre des types qu’on est convenu d’appeler les «Clouet».

Il suffit à beaucoup de personnes de se trouver en présence de l’un de ces petits portraits aux allures soignées et précieuses, d’un dessin serré et d’un pinceau minutieux, qui représentent des personnages habillés à la mode des Valois, pour s’écrier: «C’est un Clouet!» Il faut savoir cependant que les peintres du nom de Clouet, ont formé une dynastie dont le chef peignait à Bruxelles en 1475. Jean Clouet, fils de ce dernier, vint en France avant l’avènement de François Ier; c’était un peintre sans qualités brillantes; aucune de ses œuvres n’est authentiquement connue; tout en conservant sa nationalité, il devint peintre ordinaire du roi et fit ainsi partie de la domesticité royale, comme tant d’autres parmi lesquels je peux citer Jean Perréal, autrement dit Jean de Paris qui figure dans les comptes sous la dénomination de peintre et valet de chambre des rois Charles VIII, Louis XII et François Ier; on a conservé, aux mêmes litres, le nom de Jean Bourdichon de Tours et celui de Pierre de Brimbal, désigné par un document de 1531, comme imagier du roi.

Jean Clouet fut sans doute appelé de Flandre pour suppléer à l’insuffisance des artistes français adonnés aux qualités brillantes ou spécieuses de leur art et devenus incapables de rendre les expressions, alors justement que le goût du portrait avait envahi la cour de France.

Jean Clouet forma certainement des élèves et se créa des concurrents, mais son fils, François Clouet, quelquefois désigné simplement par son surnom patronymique de Jehannet, dépassa tous les portraitistes de l’époque. Naturalisé français par un commandement de François Ier, sa vogue très justifiée se continua pendant les règnes suivants.

Les deux admirables petits portraits de Charles IX et d’Élisabeth d’Autriche sa femme, sont regardés comme les deux seules peintures authentiques de François Clouet que possède le musée du Louvre; l’art flamand s’y manifeste par la précision et le rendu des détails ainsi que par un modelé de touche dans lequel la science du clair-obscur ne joue pour ainsi dire aucun rôle. Le style ou, pour mieux dire, le cachet français s’y distingue de son côté par l’élégance et le goût qui ont présidé à l’interprétation des modèles c’est-à-dire au choix des expressions vraies les plus capables de donner à la fois la meilleure impression de la physionomie et du caractère moral. François Clouet est un fils de Van Eyck, émancipé sous le climat ensoleillé de la France.

Sans quitter le Louvre, je mettrais volontiers à l’actif de François Clouet, les deux portraits de Henri II, l’un en pied (n° 111), l’autre en buste vu de trois quarts (n° 112); celui de François de Lorraine, duc de Guise (n° 113) représenté debout; ceux enfin du comte de Cossé Brissac (n° 116) et de Jean Babou, seigneur de la Bourdaisière (n° 121). Les collections publiques et particulières abondent en portraits analogues de mérites inégaux. Ceux de la famille Bouvyer, à Tours, indiquent que Jean Cousin a abordé ce genre et qu’il y a réussi; c’est donc parmi les innombrables petits tableaux classés sous le nom devenu générique «des Clouet» qu’il convient d’abord de rechercher des œuvres de notre premier peintre français.

Jean Cousin a-t-il été en Italie? D’Agincourt, dans son Histoire de l’Art par les Monuments, prétend qu’il a composé des verrières pour des églises de Rome. Toujours est-il que l’inspection de son tableau du Jugement dernier, qui a été transféré de l’église des Minimes du bois de Vincennes dans les galeries du Louvre, fait supposer qu’il a étudié, en face de l’original de la chapelle Sixtine, plutôt que devant des copies, le même sujet traité en 1541 par Michel Ange. Il a certainement connu aussi l’œuvre de Raphaël et la partie supérieure de la fresque de la Dispute du Saint-Sacrement s’est imposée à lui comme un modèle fascinateur.

A sa passion pour son art Jean Cousin joignait un discernement très fin et un grand amour-propre national. Comme portraitiste, nous l’avons vu se faire d’abord le rival heureux de l’école franco-flamande; à un âge plus avancé, ainsi qu’on peut en juger par son portrait placé parmi les figures de son tableau du Jugement dernier, il s’est renfermé dans la vraie mission du peintre. En réduisant les dimensions de son cadre il a voulu se mettre davantage à la portée des esprits que séduisaient les mièvreries de l’art contemporain aussi exquis dans son élégance et dans sa coquetterie pailletée ou ciselée, que nul dans son pouvoir impressionnant; il a exécuté pour ses concitoyens un abrégé des modèles de peinture où les écoles italiennes du seizième siècle venaient d’inscrire leur immortalité.

La toile du Jugement dernier entr’ouvre les cieux à la manière de Raphaël; les nuées se déchirent aux lueurs des éclairs et de l’arc-en-ciel, aux éclats des trompettes sonnées par un vol hardi et noble d’archanges. Jésus-Christ, entouré d’une assemblée de saints et d’élus, est debout sur le globe terrestre; les gloires du Paradis illuminent sa face empreinte d’une dignité bienveillante; sa main brandit une faucille; pas de geste violent, pas d’allure courroucée, rien de cet aspect terrible donné par Michel-Ange au fils de Dieu. Aux angles supérieurs du tableau, les prophètes trônent sur les nuages; les temps prédits par eux sont arrivés et voilà les planètes et les étoiles qui pleuvent sur la terre, en embrasant les villes et les palais. Toutes ces petites figures dont la plus grande n’excède pas 0m,20, qui se contorsionnent, s’agitent, se dégagent nettement sur les premiers plans ou se perdent dans l’infini des fonds, révèlent la mâle énergie d’un talent fécond, d’un génie inventif, d’un art qui s’est uni à une science réelle. Si tous les nus venaient à être grandis ils seraient presque dignes du peintre de la Sixtine; le modelé est parfait; l’anatomie est vraie. Toutes ces ruines et tous ces supplices, ces réprouvés qui luttent contre d’affreux démons, ces figures suaves et élégantes d’anges qui parcourent la scène et protègent les justes, la riche architecture de ces rotondes, ces édifices enflammés que reflètent les eaux blafardes de la vallée de Josaphat, sont autant d’éléments de contraste que Jean Cousin a reliés ou juxtaposés sans faillir aux formules d’une ordonnance harmonieuse et, disons-le hardiment, d’une composition savante ainsi que pittoresque.

Le souvenir de Raphaël est inscrit à la partie supérieure du tableau; celui de Michel-Ange se lit au-dessous, dans l’épisode de la barque infernale où des monstres infernaux entassent les réprouvés. Il serait injuste de reprocher ces emprunts à Jean Cousin; Raphaël et Michel-Ange ont dérobé à l’antiquité le secret de la beauté primordiale qui procède de la pureté des formes et de l’harmonie des proportions; ils sont les deux expressions les plus opposées mais les plus frappantes du génie de la renaissance individualisant cette conquête par l’introduction dans l’art de la double caractéristique du sujet et de l’artiste. Michel-Ange trouve ses effets dans l’ampleur et la puissance; sous leur musculature pesante et massive, ses personnages sont empreints d’une vérité surnaturelle; si le modelé et la pose paraissent arbitraires, le sentiment profond et limpide qui a guidé la main du maître ne se dégage pas moins en traits irréfutables de la matière excessive. Raphaël reste sobre parce qu’il reste idéalement pur; son enthousiasme ne connaît pas les voies de l’arbitraire; chez lui, la pensée et la forme ne rompent jamais leur harmonie; la correction de son dessin et la suavité discrète de son coloris impressionnent dans leur savante simplicité parce que le style atteint à la précision psychologique. Jean Cousin a compris ces deux grands enseignements; il les a choisis entre tous et il a voulu les traduire dans la langue française de son époque. N’était-il pas capable et digne de fonder une école, celui qui a distingué et a tenté d’acclimater les principes au. contact desquels le grand art peut s’éveiller? Il n’a pas été compris par ses compatriotes, bien qu’il ait mis à leur niveau les exemples qui prouvent que la liberté est le droit suprême des artistes!

On attribue à Jean Cousin un tableau qui fait partie d’une collection privée à Sens, et qui fut découvert dans les greniers du château de Montard, propriété de la famille Bouvyer, à l’époque où Félibien écrivait ses entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, vers le milieu du dix-septième siècle. Ce panneau, connu sous le titre de Eva prima Pandora représente une femme nue, de grandeur naturelle, couchée dans une grotte dont les ouvertures laissent voir la mer d’une part et une campagne brisée de l’autre; elle est accoudée sur une tête de mort; sa main droite froisse un rameau de l’arbre du bien et du mal; sa gauche s’appuie sur la cassolette fatale d’où s’échappe un essaim de génies malfaisants. L’anatomie du corps aux attaches fines, aux contours moelleux, est trop affectée; mais, au dire de ceux qui ont eu le bonheur de pouvoir étudier cette peinture usée et pâlie, on y constate plus de fermeté et moins de banalité que dans les Diane, les Danaé et les nymphes dont nous verrons le Rosso, le Primatice et leurs élèves peupler Fontainebleau et Anet. Le sujet lui-même, Ève-Pandore personnifiant dans une même figure le péché féminin suivant la tradition chrétienne et la fable païenne, est d’une philosophie robuste à côté des nudités galantes et chasseresses vouées soit au culte, soit au persiflage des duchesses de Valentinois et d’Étampes.

Avant de montrer son génie en traduisant Michel-Ange, Cousin avait prouvé son talent en égalant ou en surpassant des portraitistes du mérite de Clouet. Il a voulu démontrer, en outre, combien la victoire était facile à remporter sur des peintres qui parodiaient pour des femmes et des mignons l’énergie de l’école florentine faite pour des hommes et des héros. Ève-Pandore semble avoir été de sa part la démonstration plus voulue qu’inconsciente des sacrifices que l’art est parfois entraîné à faire au caprice.

La critique et l’histoire n’ont pas suffisamment isolé Jean Cousin parmi les peintres qui ont travaillé en France pendant le seizième siècle; il a suffi au plus grand nombre de ses historiographes de discerner le parfum d’élégance qui, dans la partie la plus sérieuse de son œuvre, se mêle quand même aux influences Michel-Angelesques, pour le rattacher au maniérisme qui dominait en France. L’élégance de Jean Cousin est cependant toute native; elle est la manifestation de la tendance innée du tempérament français que j’ai signalée dans nos miniatures des treizième et quatorzième siècles. Nous retrouverons bientôt cette même recherche de l’élégance chez Simon Vouet et dans son école; nous la suivrons à travers tout le dix-huitième siècle, aux heures où notre école vivra d’esprit et de fantaisie plus que de génie et d’invention. Parcourez nos salons annuels et vous retrouverez en elle l’élément qui sauve et fait accepter par la foule tant de tableaux vides de. qualités essentielles. J’avais raison de le prétendre, Jean Cousin a devancé les temps; son art est demeuré français au milieu de l’invasion étrangère; sa peinture a été méconnue parce qu’elle est restée fidèle à la pureté des grands principes sans prendre souci des décorateurs et des maquilleurs de Fontainebleau.

L'École française de peinture, depuis ses origines jusqu'à la fin du règne de Louis XIV : leçons professées à l'Ecole nationale des beaux-arts (1876-1877)

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