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PRÉFACE

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Table des matières

Petit-fils et fils de deux artistes d'un rare mérite et d'une juste célébrité: P.-J. Mène et Auguste Cain; mon excellent ami Georges Cain a suffisamment prouvé qu'il est le digne héritier de leur talent. Il veut constater aujourd'hui qu'il sait, comme disaient nos Anciens, «manier la plume aussi bien que le crayon» & que le Musée Carnavalet n'a pas seulement en lui le Conservateur actif & passionné que nous voyons tous les jours à l'œuvre, mais aussi le guide le plus éclairé en fait d'érudition parisienne, & il a écrit ce livre charmant qui évoque à mes yeux le Paris de mon enfance et de ma jeunesse;—ce Paris d'autrefois qui a subi bien des transformations au cours des siècles; mais pas une aussi rapide, aussi complète que celle dont j'ai été le témoin.—C'est au point que j'ai peine à retrouver dans certains quartiers, sous la ville de Napoléon III, celle de Louis-Philippe, qui serait aujourd'hui inhabitable, étant données les exigences de la vie moderne, mais qui répondait aux besoins et aux habitudes de son temps. On s'accommodait de défauts que l'on jugeait inévitables, aucune capitale n'en étant exempte. Et, en somme, avec ses tares & ses verrues, ce Paris-là avait bien aussi son charme!

La plupart de ses rues étaient très étroites et dépourvues de trottoirs. Il fallait se garer des voitures sur le seuil des boutiques, sous les portes cochères ou à l'abri de bornes plantées çà & là, à cet effet. Toutefois, là où la circulation était la plus active, le piéton courait moins de risques à cheminer sur la chaussée qu'à traverser aujourd'hui le Boulevard... Ce Boulevard, qui ne voyait passer alors qu'un omnibus tous les quarts d'heure, desservant la place de la Madeleine & celle de la Bastille; où l'on redoutait si peu d'être écrasé, que, devant la Madeleine, j'ai vu les curieux faire cercle autour du bâtonniste, à la place même où est aujourd'hui le refuge, et que, sur la place de la Bastille, je jouais tranquillement au cerceau autour de l'Éléphant & de la Colonne de Juillet. On n'avait guère à craindre dans tout Paris que les éclaboussures des ruisseaux coulant au milieu des rues... quand ils coulaient; car, par les grandes chaleurs de l'été, les eaux ménagères y croupissaient jusqu'aux pluies d'orage. En hiver, la neige n'étant jamais balayée, & l'emploi du sel étant inconnu, c'était chose horrible que le dégel! Tous les recoins des maisons mal alignées étaient consacrés aux dépôts d'ordures & aux libertés qu'autorisait chez les passants l'absence de kiosques dont l'installation s'est fait trop longtemps désirer. Ces rues enfin, à cause même de leur étroitesse, étaient plus bruyantes que les nôtres. Le roulement des lourds camions sur de gros pavés arrondis, mal ajustés, où ils rebondissaient en ébranlant les maisons & les vitres, les cris incessants des marchands et marchandes de fruits, légumes, poissons, fleurs, etc... poussant leurs charrettes à bras, des marchands d'habits, de parapluies, de petits balais; des vitriers & des ramoneurs; la sonnerie des fontainiers soufflant dans leurs robinets; l'appel des porteurs d'eau, faisant claquer à tour de bras les anses de leurs seaux; les chanteurs ambulants portant de cour en cour leurs clarinettes & leurs tambours de basque: tout cela en somme était la gaieté de la rue. Ce qui n'était pas tolérable, c'était l'obsession des orgues de barbarie, se relayant sous vos fenêtres, sans répit, du matin au soir, & vous infligeant un supplice auquel aujourd'hui encore je ne songe pas sans colère!


LA PLACE DE LA BASTILLE ET L'ÉLÉPHANT.

Lithographie de Ph. Benoist.

Enfin l'éclairage de ces rues était déplorable. La plupart en étaient encore au réverbère, dont l'allumage sur la chaussée arrêtait toute circulation. Mais, en revanche, la ville était mieux gardée, la nuit, qu'elle ne l'est présentement, grâce aux rondes, des «patrouilles grises» qui circulaient sous le manteau, à pas lents, à la file indienne, rasant les murs et se croisant en route, de façon à se prêter main-forte au moindre appel. Heureux temps où, à une heure du matin, dans mon quartier désert, j'étais assuré de me heurter à l'une d'elles, et où l'on pouvait s'attarder, sans revolver en poche. C'est, dit-on, que Paris était moins grand, moins peuplé, & la tâche de la police plus facile. C'est à elle à mesurer la protection sur le danger & le nombre de ses agents sur celui des malfaiteurs, pour qui, du reste, on n'avait pas alors les affectueux égards qu'on leur prodigue aujourd'hui.

Pour se faire pardonner ses rues étroites, mal pavées, mal éclairées, mal entretenues, Paris avait alors un attrait qu'il n'a plus:—ses jardins.

On se le figure comme un fouillis de vieilles maisons, privées de jour, d'air salubre & de verdure. En réalité, les maisons vieilles ou neuves n'existaient qu'en bordure sur la rue. Derrière elles, dans tout l'espace compris d'une rue à l'autre, de vastes enclos leur assuraient le soleil, le silence & la verdure, dont elles étaient privées sur leurs façades. Nombre d'habitations s'étaient taillé, dans le morcellement des anciens hôtels & des communautés religieuses des derniers siècles, de grandes cours & des jardins particuliers qui, séparés par de basses clôtures, se prêtaient mutuellement leurs ombrages. Il en était ainsi dans toute la ville, sauf dans la Cité et dans le centre, aux abords de l'Hôtel de Ville & des Halles. Il suffit d'un coup d'œil sur les anciens plans de la Ville pour constater que ces terrains non bâtis occupaient sous Louis XVI la moitié, & sous Louis-Philippe le tiers de sa superficie actuelle. Dans les quartiers du Marais, de l'Arsenal, dans les faubourgs Saint-Antoine, du Temple, Popincourt, à la Courtille, dans la chaussée d'Antin, les Porcherons, le Roule, le faubourg Saint-Honoré & sur toute la rive Gauche, privilégiée à cet égard, ce n'étaient qu'habitations clairsemées, au milieu de vergers, potagers, treilles, basses-cours, bosquets & grands parcs plantés d'arbres séculaires. On s'acharne à détruire le peu qui en subsiste & au point de vue de l'hygiène & de l'agrément, c'est grand dommage.

De ma fenêtre, rue d'Enfer, place de l'Estrapade, impasse des Feuillantines, je ne voyais autour de moi, à perte de vue, que profusion de feuillages. Rue Neuve-Saint-Étienne, de l'habitation de Bernardin de Saint Pierre, j'apercevais, au delà de grandes allées d'arbres taillés, les tours de Notre-Dame, & je pouvais me dire, comme le bon Rollin, dans le distique gravé sur sa porte, à quelques pas de là: Ruris et urbis incola «Habitant de la ville & de la campagne». C'est au travers de ces jardins, de ces rues silencieuses, si propices au travail, parfumées par les lilas, fleuries par les marronniers blancs & roses, que l'on a tracé les grandes voies nouvelles: les boulevards Saint-Germain & Saint-Michel, les rues de Rennes, Gay-Lussac, la rue Monge qui a rasé le pavillon champêtre où est mort Pascal, dans cette même rue Saint-Étienne; et la rue Claude-Bernard qui a supprimé les Feuillantines, où Victor Hugo enfant faisait la chasse aux papillons. Bientôt le dernier survivant des enclos religieux du quartier Saint-Jacques, celui des Ursulines, va faire place à trois rues nouvelles!...

La jouissance de ces jardinets attenant à la plupart des logis était vivement appréciée par le petit bourgeois parisien, qui a toujours été d'humeur casanière. On l'en raillait, au dernier siècle, dans un opuscule bien connu: Voyage de Paris à Saint-Cloud par terre et par mer. Sa curiosité des pays lointains n'était point sollicitée comme elle l'est aujourd'hui par les récits de voyages, les gravures, les photographies, les affiches en couleurs. Et le déplacement était fort coûteux! Les chemins de fer ne l'avaient pas encore mis à la portée de toutes les bourses, par la réduction de ses prix & ses trains circulaires à bon marché. Un simple ouvrier va plus facilement aujourd'hui à Biarritz, en Suisse ou à Monte-Carlo que ne le faisait alors un rentier du Marais. Paris était si peu délaissé, par les grandes chaleurs de l'été, que jamais les théâtres ne faisaient plus grosses recettes, surtout les scènes populaires telles que l'Ambigu, la Porte-Saint-Martin, la Gaieté, le Cirque, les Folies-Dramatiques, le Petit Lazary, Madame Saqui, le Théâtre Historique, etc., groupés au boulevard du Temple. La belle saison permettait aux spectateurs les plus éloignés de venir à pied à cette foire dramatique, en économisant, pour l'aller & le retour, le prix d'une voiture, & de faire queue sans avoir à craindre le froid ou la pluie; car le bon public de ce temps-là, qui aimait le spectacle pour lui-même, ne répugnait pas à cette longue station entre deux barrières, avant l'ouverture des guichets, qui se faisait alors de 5 à 6 heures du soir. C'était une des conditions, un des stimulants de son plaisir, quelque chose comme l'apéritif du spectacle.


DÉMOLITION DE LA RUE SAINT-HYACINTHE-SAINT-MICHEL à la hauteur de la rue Soufflot.

Eau-forte de Martial.

Les vacances elles-mêmes ne faisaient pas dans Paris des vides bien sensibles, si ce n'est sur la rive Gauche. De mai à octobre, la majorité de la classe moyenne, petits commerçants, fonctionnaires & rentiers; employés, commis, travailleurs de toute sorte se contentaient, comme les héros de Paul de Kock, de parties de campagne, avec dîners sur l'herbe, dans toute la banlieue parisienne: Vincennes, Montmorency, Saint-Cloud, Romainville, etc. A Paris, les boutiquiers dressaient leur couvert en plein air, dans les cours, les jardins, ou, à défaut, dans la rue. Quand je rentrais de mes promenades du dimanche, à l'heure du dîner, de 4 à 5 heures du soir, je ne voyais partout, dans les rues les plus fréquentées, que familles attablées devant leurs portes, tandis que filles et garçons, sur la chaussée, jouaient au volant, à la main chaude ou à colin-maillard. Il m'est arrivé de me faire prendre au passage par quelque fillette aux yeux bandés qui, pour me reconnaître, promenait sa main sur ma figure, aux grands éclats de rire de tous les dîneurs! Et si par les longues soirées d'été, quelque partie de barres commencée à la grande allée du Luxembourg nous entraînait, mes camarades & moi, dans la rue de Vaugirard, la petite place Saint-Michel, & la rue d'Enfer..., les bonnes gens qui prenaient le frais sur le pas de leurs portes n'accordaient aucune attention à cette galopade de gamins en pleine rue.

Bref, c'était la province!

Ces mœurs bourgeoises, que l'on peut caractériser d'un mot en disant qu'elles étaient «dix-huit-cent-trente», ont survécu à la Révolution de 1848 & persisté jusqu'au Second Empire, où l'extension des chemins de fer, l'afflux des étrangers, les grandes entreprises industrielles & commerciales, la prospérité croissante, le souci du confort & du luxe, la vie publique plus active, la concurrence plus âpre, la lutte pour la vie plus acharnée ont enfanté les mœurs actuelles! Transformation surprenante à laquelle n'a pas peu contribué la création d'un nouveau Paris sur les ruines de l'ancien. Que de fois je me suis félicité d'avoir, dès l'âge de quinze ans, donné pour but à mes flâneries des jours de congé la recherche dans les vieux quartiers aujourd'hui éventrés, morcelés, disparus, des moindres vestiges du passé, comme si j'avais prévu qu'à bref délai ils seraient mis en poussière par la pioche du démolisseur!


HÔTEL DE VILLE EN 1838.

Lithographie de Engelmann.

Le Paris de Louis-Philippe était, à peu de chose près, celui de la Révolution & du Premier Empire. Chaque pas y réveillait des souvenirs dont on n'était guère préoccupé en mon jeune temps, le Romantisme étant tout au Moyen Age & à la Renaissance, & plus curieux de la Saint-Barthélemy que des massacres de Septembre. Il regardait tendrement la vieille tourelle d'angle de la place de Grève, & ne donnait pas un coup d'œil sur la même place à l'enseigne où fut accroché le malheureux Foulon. Il déplorait la disparition de la Porte Barbette qui vit le meurtre de Charles d'Orléans, & n'allait pas voir, à trois pas de là, rue des Ballets, la borne où fut décapité le cadavre de Madame de Lamballe. Peintres, romanciers, poètes, historiens dédaignaient ces localités encore chaudes du drame révolutionnaire dont ils prétendaient retracer quelques épisodes. Ary Scheffer veut nous montrer l'arrestation de Charlotte Corday. Il n'a garde de consulter les documents très précis qui la feraient revivre à ses yeux & aux nôtres, avec son visage, son attitude & jusqu'à sa toilette. Il ne songe même pas à aller rue des Cordeliers, visiter le logement de Marat, encore intact, jusqu'à son cordon de sonnette! Et il nous offre une Charlotte de son cru, toute de chic, qui a l'air d'une femme de chambre arrêtée par le concierge, au moment où elle sort, ayant sur le dos la robe de sa maîtresse!

Alfred de Vigny, dans son Stello, est aussi peu soucieux de l'exactitude des localités que de celle des faits. Il dresse l'échafaud d'André Chénier, «sur la place de la Révolution»! après l'y avoir conduit dans une charrette chargée de plus de «quatre-vingts victimes!! dont quelques femmes avec leurs enfants à la mamelle»!!!

Et ainsi des autres!

Mieux avisé, je n'ai pas dédaigné ces vieilles pierres, humbles témoins de si grands faits, & grâce à elles j'ai revécu la Révolution sur place. Elles étaient condamnées à disparaître. On ne fonde une ville nouvelle que sur les débris de l'ancienne, & il est bien difficile de concilier les exigences du présent avec le culte du passé. D'ailleurs, la plupart de ces vieilleries, celles mêmes qui pouvaient être sauvées, feraient triste mine au milieu des splendeurs de la ville actuelle. Ce qui me fâche, c'est de constater qu'on les a remplacées quelquefois de façon à les faire plutôt regretter.

Ainsi, par exemple, la Cité! La démolition de ses masures, de ses ruelles sinistres, n'a pu chagriner que les enragés de pittoresque ou les admirateurs des Mystères de Paris. Mais il faut bien avouer que Notre-Dame avait, dans son vieux parvis, plus grande allure qu'à l'extrémité de ce grand désert, où elle semble poser bêtement pour le photographe, entre le vide de la rivière & cet affreux Hôtel-Dieu qui a l'air d'un abattoir!

Il n'était pas non plus bien nécessaire, en déplaçant le Marché aux fleurs, d'interdire aux vendeuses les jolies logettes qu'elles improvisaient autrefois à l'aide de feuillages, de branchages & de fleurs, & de leur imposer ces toitures en zinc qui ne devraient abriter que des fleurs artificielles, pour compléter le charme de ce bosquet administratif!

On pouvait aussi se dispenser d'éventrer la place Dauphine, que j'ai vue aussi charmante que la place Royale, avec ses briques roses, pour nous montrer le monument funèbre qui est l'entrée du Palais de Justice & l'horrible balustrade de son escalier.

Aussi bien, puisque le hasard de la promenade m'a conduit au Pont-Neuf, je poursuis de ce côté ma petite flânerie rétrospective.

On peut féliciter le Pont-Neuf plus neuf que jamais, d'avoir perdu ses hauts trottoirs, les décrotteurs, tondeurs de chiens, coupeurs de chats, blottis entre ses bornes, & les boutiques de mercerie, papeterie, parfumerie, pommes de terre frites, briquets phosphoriques, allumettes chimiques allemandes, etc., installées dans les guérites en demi-lune que l'on a rasées pour y installer des bancs. Mais quel vandalisme que le badigeonnage des deux maisons en briques qui font face à la statue de Henri IV. Elles ont été construites pour la place qu'elles occupent. Elles font corps avec le pont & contribuent grandement à sa décoration. S'il plaît aux propriétaires, qui les ont déjà blanchies, de les remplacer par des constructions quelconques, c'en est fait de l'un des plus jolis aspects du vieux Paris.


LE LOUVRE VERS 1785.

Dessin de Meunier. Musée Carnavalet.

On pouvait aussi épargner à Saint-Germain-l'Auxerrois le voisinage de cette tour, qui se donne pour gothique, et de cette mairie, qui se croit Renaissance. L'église y perd toute sa grâce & l'ensemble est ridicule.

Du moins, en lui tournant le dos, on a la satisfaction de ne plus voir devant la Colonnade un terrain vague, entouré de palissades pourries. Il ne lui manquait que des croix pour avoir l'air d'un cimetière.

Et, par le fait, c'en était un!

Sous la Restauration, on y avait enfoui, là même où est la statue équestre de Velasquez, des momies d'Égypte, décomposées par leur trop long séjour dans l'humidité des salles basses du Louvre. En 1830, à la même place, les corps des assaillants tués à l'attaque du Louvre furent jetés à la hâte dans une fosse commune. Dix ans plus tard, quand on voulut donner à ces braves une plus noble sépulture, on exhuma pêle-mêle patriotes & momies. Et les contemporains des Pharaons sont pieusement ensevelis sous la colonne de la Bastille, comme combattants de Juillet!

J'ai connu la cour du Louvre avec une statue du duc d'Orléans mise au rebut après 1848, & à laquelle succéda celle de François Ier, par Clesinger. Quelque imbécile l'ayant baptisée le «Sire de Framboisy», cette plaisanterie était trop idiote pour n'avoir pas le plus grand succès. Elle n'a pas été étrangère à la disparition d'une œuvre qui méritait un meilleur sort.

La cour a, de plus qu'autrefois, des statuettes dans quelques-unes de ses niches: l'ingénieux tracé sur le sol du Louvre de Philippe-Auguste & des parterres qui se font pardonner leur inutilité par leur modestie.

Aucune description ne saurait donner l'idée de ce qu'était alors la place du Carrousel, dans l'état provisoire auquel la condamnait, depuis le Premier Empire, la réunion du Louvre aux Tuileries, toujours projetée, toujours ajournée. Ce n'était que tronçons de rues éventrées, maisons isolées, à demi démolies, étayées par des poutres. Le sol inégal, effondré, dépavé, n'était plus, les jours de pluie, qu'un vaste bourbier. La grande galerie du Louvre était flanquée d'un affreux corridor en planches, «la galerie de bois», toujours prête à flamber! Car il est de tradition qu'à proximité du Musée il y ait une cause permanente d'incendie! Du même côté, la liste civile avait construit des baraques qui, de la petite cour du Sphinx jusqu'au guichet faisant face au pont des Saints-Pères, enveloppaient les ruines de l'ancienne église Saint-Thomas-du-Louvre & de ses dépendances, telles que le prieuré où Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Nanteuil, Arsène Houssaye & autres avaient installé leur «Bohème galante». Ces baraques, pour qui il faut plaider les circonstances atténuantes, étaient louées à des marchands de couleurs, de gravures, de tableaux et de curiosités de toute sorte. Je vois encore un grand magasin de bibelots où, dans le plus amusant des fouillis, au milieu d'œufs d'autruches, de crocodiles empaillés & de chevelures de Peaux-Rouges, le collectionneur faisait de merveilleuses trouvailles. Et que de richesses aussi dans les cartons que les marchands de gravures exposaient devant leurs portes à la curiosité des amateurs. Ce n'étaient, outre les gravures, que dessins, croquis, sanguines, gouaches de Cochin, Moreau, Boucher, Lawrence, Fragonard, Saint-Aubin, Prudhon, Boilly, Isabey, etc. J'ai là passé des heures délicieuses à fouiller dans ces cartons, où je ne pouvais, hélas! qu'admirer, n'ayant pas le moyen d'acheter des chefs-d'œuvre dont je pressentais la valeur future & que l'on donnait alors à vil prix, les pédants de l'école de David ayant en souverain mépris l'art français du XVIIIe siècle, trop aimable & trop spirituel à leur gré. «Monsieur, me disait plus tard un de ces marchands, j'ai roulé des gravures de Poussin, dont je ne donnerais pas aujourd'hui quarante sous, dans des Debucourt que je ne céderais pas pour mille francs!»


LE JARDIN DU PALAIS-ROYAL EN 1791.

Gouache du chevalier de Lespinasse. Musée Carnavalet.

Tout cela a été balayé par la réunion des deux Palais & par le prolongement de la rue de Rivoli qui nous a dotés, en outre, d'une très belle place devant le Palais-Royal, en échange de l'ancienne, fort mesquine, & de son château d'eau, monument assez décoratif, mais tout noir de crasse & d'humidité.

Quant au Palais-Royal, que le duc d'Orléans semblait avoir construit pour qu'il fût le forum de la Révolution, s'il n'était plus le rendez-vous des politiques, des clubistes, des gazetiers, des orateurs en plein vent & des agioteurs, le champ de bataille des sans-culottes & des muscadins, des royalistes & des demi-soldes; la promenade officielle des Merveilleuses, de tous les demi-castors & de toutes les impures; s'il n'avait plus ses galeries de bois, son camp des Tartares, sa grotte hollandaise, ses maisons de jeu, il était toujours le quartier général des «nymphes» du voisinage; & grâce à ses deux théâtres, à ses restaurants, à ses cafés renommés, à ses riches boutiques, surtout à celles des joailliers, il était encore la grande attraction de Paris pour les nouveaux débarqués de la province & de l'étranger. A la moindre ondée, la circulation devenait impossible sous ses portiques, & en tout temps, le dimanche surtout, jour de rendez-vous, il y avait cohue dans la galerie vitrée où tout récemment, je me suis vu seul, absolument seul!

Du palais des Tuileries, que dire? sinon qu'il était & qu'il n'est plus!... Que je regrette les magnifiques ombrages de sa grande allée sans rivale, même à Versailles, & ses massifs de marronniers qui bravaient le plus ardent soleil! La nature seule est coupable de leur disparition, mais on aurait pu les remplacer par des plantations moins piteuses que l'inévitable platane & l'acacia, qui, fleurs à part, est bien le plus bête & le plus mal fait de tous les arbres. Cela promet une belle frondaison pour l'avenir, si l'avenir n'est pas, pour ce malheureux jardin, sa suppression totale ou tout au moins son morcellement!...


PLACE DE LA CONCORDE.

Dessin original de G. de Saint-Aubin. (Collect. G. Cain.)

J'ai vu la place de la Concorde sans ses fontaines & ses statues, sauf les quatre chevaux de Marly: ceux de Coysevox à la grille des Tuileries, ceux de Coustou à l'entrée des Champs-Élysées. On travaillait dans mon enfance, à restaurer les socles des futures villes de France. Ils étaient, depuis Louis XV, coiffés de calottes de plâtre, pareils à des couvercles de marmites, & dédaignés au point que celui qui porte la ville de Strasbourg était flanqué d'un ignoble tuyau de poêle... Du moins, était-il le seul qui choquât la vue. Comptez ceux qui couronnent aujourd'hui les monuments de Gabriel! On s'obstinait encore à conserver autour de la place les fossés qui avaient fait tant de victimes en s'opposant, les jours de fête, à l'écoulement de la foule. Un soir qu'on tirait un feu d'artifice pour la fête du Roi sur le pont de la Concorde, je n'eus que le temps de me réfugier sur une de leurs balustrades, d'où je faillis être jeté dans le fossé par ceux qui suivaient mon exemple.

L'obélisque, lui, venait d'être érigé au centre de la place, où il n'avait pas d'autre raison d'être que de tirer d'embarras la Monarchie de Juillet. Elle ne savait qu'y mettre pour ménager toutes les opinions. Cette vieille pierre, indifférente à tous les partis, symbolisait bien leur Concorde.

Pour qui a vu les Champs-Élysées sous Louis-Philippe, ils sont méconnaissables! Ils n'étaient pas, en ce temps-là, comme le boulevard des Italiens, le rendez-vous de ce qu'on appelait, avec la sotte mode de l'anglomanie, la «Fashion». On n'y prenait pas des glaces comme au perron de Tortoni. Les mondains & mondaines n'y passaient qu'à cheval ou en voiture, abandonnant dédaigneusement les contre-allées à des promeneurs plus modestes, aux petites gens qui s'y bousculaient dans la poussière, aux flâneurs, aux désœuvrés, aux étrangers, aux convalescents, aux écoliers en promenade, aux nourrices, aux bonnes d'enfants & aux tourlourous; aux joueurs de barres, de boules & de ballon du carré Marigny, & à l'innombrable marmaille qui se ruait sur la voiture aux chèvres & poussait des cris de joie devant les guignols!

On n'y voyait pour tous cafés, que trois pavillons indignes de ce nom, des petites buvettes ambulantes sur tréteaux, avec carafes de limonade et d'orgeat, & les marchands de coco secouant leur clochette; pour tous restaurants, deux infimes traiteurs, les marchands de gâteaux de Nanterre, de pain d'épices, de gaufres, et les «oublieux» faisant grincer leur crécelle; pour concerts, les râcleurs de violon, de guitare & de harpe, les chansonniers populaires & l'homme-orchestre; pour spectacles et réjouissance avant l'ouverture du jardin Mabille, le cirque d'été de Franconi, le Panorama du colonel Langlois, les balançoires, les chevaux de bois, le tir à l'arbalète, la toupie hollandaise & le jeu de Siam; pour luminaire, quelques becs de gaz, les chandelles des petits débitants & les lanternes rouges des marchandes d'oranges. Et pas une pelouse, pas un massif d'arbustes, pas une corbeille de fleurs!—Rien, absolument rien de ce qui fait aujourd'hui le charme de cette exquise promenade!

Au Rond-Point finissait Paris!

Au delà, ce n'était qu'une sorte de faubourg, avec, de loin en loin, quelque bel hôtel du dernier siècle: un grand jardin, des terrains à vendre, non bâtis, des maisons de rapport assez minables, de grands dépôts de meubles, des remises, des manèges & des carrossiers, surtout des carrossiers! Aux abords de la rue de Chaillot, l'avenue était bordée à gauche par un grand talus gazonné. J'y ai vu, dans la belle saison, des dîneurs découper leur melon & leur gigot, avec la joie naïve de citadins respirant le bon air des champs.

Aux abords de l'Arc de Triomphe, l'avenue était de plus en plus déserte & mal habitée, & quand on avait franchi la barrière de l'Étoile, ce n'était plus le faubourg, mais la banlieue. Là où l'on a tracé les belles avenues du Bois & Victor-Hugo, on ne voyait que terrains vagues, cultures maraîchères, carrières & masures inquiétantes. Quant au bois de Boulogne, il était si laid le jour & si dangereux la nuit, qu'il vaut mieux n'en rien dire.

A droite de l'avenue, le Roule était plus civilisé, mais au delà, vers Mousseaux, il n'en était pas de même. Un soir, j'eus la curiosité de voir la maison que Balzac venait de faire construire dans la rue qui porte son nom... Après quoi je m'engageai au hasard dans ce quartier des Ternes qui m'était inconnu. La nuit survint & je ne tardai pas à m'égarer. Je longeais sur ma gauche un grand coquin de mur qui n'en finissait plus, &, à la lueur de pâles réverbères, très espacés, je ne voyais à ma droite que des écuries, des chantiers, des étables de nourrisseurs, de laitiers, exhalant des odeurs de poulaille & de fumier, & des gargotes à rideaux rouges qui me rappelaient que, dans ces mêmes parages, à la même heure, un professeur de mes amis avait été pris au collet par un grand diable lui criant: «Ton argent, faquin!» Mon ami fumait un cigare. Rusé comme le sage Ulysse, il fait mine de s'exécuter en plongeant sa main gauche dans le gousset de son gilet, tandis que, de la droite, il retire le cigare de sa bouche, du petit doigt fait tomber la cendre & le plante dans l'œil du malandrin qui lâche prise en hurlant comme Polyphème! Ce souvenir m'obsédait, & après avoir traversé un misérable hameau où je n'étais guidé vers Paris que par la pente du terrain, je respirai enfin aux abords de la Pépinière, jurant bien qu'on ne me rattraperait plus dans ce coupe-gorge!

Or, j'y demeure!


CHEMIN DE RONDE DE LA BARRIÈRE DE L'ÉTOILE EN 1854.

(Aujourd'hui avenue de Wagram.)

Eau-forte de Martial.

Ce coupe-gorge est aujourd'hui le quartier Monceau, l'avenue Hoche, l'avenue de Messine, les boulevards de Courcelles, Malesherbes, Haussmann; ce que l'on appelait autrefois la «Pologne», où le général Lagrange me disait avoir chassé la perdrix dans sa jeunesse.

Et la conclusion de ce bavardage,—car il faut bien conclure,—c'est que je regrette l'ancien Paris, mais que j'aime bien le nouveau.

Victorien SARDOU.

Coins de Paris

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