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III — LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS

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J'ai suivi le conseil d'Issacar, et je suis ingénieur. Où, comment j'ai connu M. Issacar, c'est assez, difficile à dire. Un jour, un soir, une fois… On ne fait jamais la connaissance d'un Israélite, d'abord; c'est toujours lui qui fait la vôtre.

M. Issacar compte beaucoup sur moi; il m'intéresse pas mal; et nous sommes grands amis. C'est très bon, une amitié intelligente librement choisie, lorsqu'on n'a connu pendant longtemps que les camaraderies banales imposées par le hasard des promiscuités. M. Issacar est un homme habile; il a des projets grandioses et il m'a exposé des plans dont la conception dénote une vaste expérience. Il n'est guère mon aîné, pourtant, que de deux ou trois ans; sa hardiesse de vues m'étonne et je suis surpris de la netteté et de la sûreté de son jugement. D'où vient, chez le juif, cette précocité de pénétration? Je ne lui vois qu'une seule cause: l'observation, par l'Israélite, d'une règle religieuse en même temps qu'hygiénique, qui lui permet de contempler le monde sans aucun trouble, de conclure et d'apprendre à raisonner avec bon sens; tandis que le jeune chrétien, sans cesse dans les transes, passe son temps à faire des confidences aux médecins et à consterner les apothicaires. Quoi qu'il en soit, mes relations avec Issacar m'auront été fort utiles, m'auront fait gagner beaucoup de temps. Sans lui, il est bien des choses dont je ne me serais aperçu, sans doute, qu'après de nombreuses tentatives et de fâcheux déboires. D'abord, il m'a donné une raison d'être dans l'existence.

— C'est de première nécessité, m'a-t-il dit. Que vous ayez fait vos études et votre service militaire, c'est certainement très bien; mais cela n'intéresse personne et ne vous assure aucun titre à la considération de vos contemporains. Quand on ne veut pas devenir quelqu'un, il faut se faire quelque chose. Collez-vous sur la poitrine un écriteau qui donnera une indication quelconque, qui ne vous gênera pas et pourra vous servir de cuirasse, au besoin. Faites-vous ingénieur. Un ingénieur peut s'occuper de n'importe quoi; et un de plus, un de moins, ça ne tire pas à conséquence. D'ailleurs, la qualification est libre; le premier venu peut se l'appliquer, même en dehors du théâtre. Dès demain, faites-vous faire des cartes de visite. Créez-vous ingénieur. Vous savez que ça ne nous sera pas inutile si, comme je l'espère, nous nous entendons.

Je le sais. Issacar a une grande idée. Il veut créer sur la côte belge, à peu de distance de la frontière française, un immense port de commerce qui rivalisera en peu de temps avec Anvers et finira par tuer Hambourg. Il m'a détaillé son projet avec pièces à l'appui, rapports de toute espèce et plans à n'en plus finir. Il a même été plus loin; il m'a emmené à L., où j'ai pu me rendre un compte exact des choses; il est certain qu'Issacar n'exagère pas, et que son idée est excellente. Ce n'est point une raison, il est vrai, pour qu'elle ait du succès.

Néanmoins, j'ai été très heureux de voyager un peu. Je ne connaissais rien d'exact, n'ayant passé que neuf ans au collège, sur les pays étrangers. Le peu que j'en savais, je l'avais appris par les collections de timbres-poste. Issacar a su se faire beaucoup d'amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous ne nous sommes pas ennuyés une minute. Même, j'ai eu la grande joie de soutenir triomphalement, devant plusieurs collègues, ingénieurs belges distingués, une discussion sur les différents systèmes d'écluses.

— Vous voyez, m'a dit Issacar, que ça marche comme sur des roulettes. Laissez-moi faire. Dans six mois j'aurai l'option et avant un an nous donnerons le premier coup de pioche. Financièrement, l'affaire sera lancée à Paris et l'émission faite dans des conditions superbes; je ne voudrais à aucun prix négliger d'employer, dans une large mesure, les capitaux français pour une telle entreprise. Si, comme je le pense, vous pouvez mettre dans quelques mois une cinquantaine de mille francs à notre disposition, pour les frais indispensables, je réponds de la réussite.

Malgré tout, je ne sais pas si nous nous entendrons. Non pas que j'aie des doutes sur les sentiments moraux d'Issacar; je n'ai pas le moindre doute à ce, sujet-là; Issacar lui-même ne m'en a pas laissé l'ombre.

— La morale, dit-il, est une chose excellente en soi, et même nécessaire. Mais il faut qu'elle reste en rapports étroits avec les réalités présentes; qu'elle en soit, plutôt, la directe émanation. Jusqu'à une certaine époque, le XVIe siècle si vous voulez, toute théologie, et par conséquent toute morale, était basée sur sa cosmogonie. Le vieux système de Ptolémée s'est écroulé; mais le monde moral à trois étages qui s'appuyait sur lui: enfer, terre et ciel, lui a survécu; c'est un monument qui n'a plus de base. La morale doit évoluer, comme tout le reste; elle doit toujours être la conséquence des dernières certitudes de l'homme ou, au moins, de ses dernières croyances. La transformation d'un univers, divisé en trois parties et formellement limité, en un autre univers infini et unique devait entraîner la métamorphose d'un système de morale qui n'était plus en concordance avec le monde nouveau; il est regrettable que cette nécessité n'ait été comprise que de quelques esprits d'élite que les bûchers ont fait disparaître. Il en résulte que notre vie morale actuelle, si elle est incorrecte devant le critérium conservé, prend les allures d'une protestation contre quelque chose qui n'existe point; et qu'elle manque de signification, si elle est correcte. C'est très malheureux… Le vieux précepte: «Tu ne voleras pas» est excellent; mais il exige aujourd'hui un corollaire: «Tu ne te laisseras pas voler.» Et dans quelle mesure faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler? Croyez- vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose? Certes, il y a de nombreuses fissures dans les Tables de la Loi; et la jurisprudence est bien obligée de les élargir tous les jours; je pense pourtant que ce n'est point suffisant, je ne vous parlerai pas de la façon dont les foules, en général, interprètent les principes surannés qui ont la prétention ridicule de diriger la conscience humaine; mais avez-vous remarqué comme les magistrats, les juges, lorsqu'ils y sont forcés, exposent pauvrement la morale? J'ai voulu m'en donner une idée, et j'ai visité les prétoires. Monsieur, c'est absolument piteux. Mais comment voulez- vous qu'il en soit autrement?… Les conséquences d'un pareil état de choses sont pénibles; il produit forcément la division de l'Humanité en deux fractions à peu près égales: les bourreaux et les victimes. Il faut dire qu'il y a des gradations. Si vous êtes bourreau, vous pouvez être usurier comme vous pouvez être philanthrope; si vous êtes victime, vous pouvez être le sentimentaliste qui soupire ou la dupe qu'on fait crever… Il me semble que les grands prophètes hébreux, qui furent les plus humains des philosophes, ont donné, il y a bien longtemps — à l'époque où ils lançaient les glorieuses invectives de leur véhémente colère contre un Molochisme dont celui d'aujourd'hui n'est que la continuation mal déguisée — ont donné, dis-je, quelque idée de la morale qu'ils prévoyaient inévitable. «Ne méprise pas ton corps», a dit Isaïe. Monsieur, je ne connais point de parole plus haute. — Riche! ne méprise pas ton corps; car les excès dont tu seras coupable se retourneront contre toi, et la maladie hideuse ou la folie plus hideuse encore feront leur proie de tes enfants; tu ne peux pas faire du mal à ton prochain sans mépriser ton corps. Pauvre! ne méprise pas ton corps; car ton corps est une chose qui t'appartient tu ne sais pas pourquoi, une chose dont tu ignores la valeur, qui peut être grande pour tes semblables, et que tu dois défendre; tu ne peux pas laisser ton prochain te faire du mal sans mépriser ton corps. — Ça, voyez- vous, c'est une base, il est vrai qu'elle est individualiste, comme on dit. Et l'individualisme n'est pas à la mode… Parbleu! Comment voudriez-vous, si l'individu n'était pas écrasé comme il l'est, si les droits n'étaient pas créés comme ils le sont par la multiplication de l'unité, comment voudriez-vous forcer les masses à incliner leurs fronts, si peu que ce soit, devant cette morale qui ne repose sur rien, chose abstraite, existant en soi et par la puissance de la bêtise? C'est pourquoi il faut enrégimenter, niveler, former une société — quel mot dérisoire! — à grands coups de goupillon ou à grands coups de crosse. Le goupillon peut être laïque; ça m'est égal, du moment qu'il est obligatoire. Obligatoire! tout l'est à présent: instruction, service militaire, et demain, mariage. Et mieux que ça: la vaccination. La rage de l'uniformité, de l'égalité devant l'absurde, poussée jusqu'à l'empoisonnement physique! Du pus qu'on vous inocule de force — et dont l'homme n'aurait nul besoin si la morale ne lui ordonnait pas de mépriser son corps; — de la sanie infecte qu'on vous infuse dans le sang au risque de vous tuer (comptez-les, les cadavres d'enfants qu'assassine le coup de lancette!) du venin qu'on introduit dans vos veines afin de tuer vos instincts, d'empoisonner votre être; afin de faire de vous, autant que possible, une des particules passives qui constituent la platitude collective et morale…

Un homme qui raisonne comme ça peut être dangereux, je l'accorde, pour ceux qui veulent lui barrer le chemin ou qui, même, se trouvent par hasard dans son sentier; mais il est bien certain qu'il ne donnera pas de crocs-en-jambe à ceux qui marcheront avec lui. Non, je ne crains pas un mauvais tour de la part d'Issacar; je ne redoute pas qu'il veuille faire de moi sa dupe. Je redoute plutôt qu'il ne soit sa propre victime. Il lui manque quelque chose, pour réussir; je ne pourrais dire quoi, mais je sens que je ne me trompe pas. C'est un incomplet, un homme qui a des trous en lui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, mais impuissant à la mettre en pratique; ou bien, capable d'exécuter un projet, à condition qu'il eût été mal préparé et que le hasard, seul en eût assuré la réussite. Le hasard, oui, c'est la meilleure chance de succès qu'Issacar ait dans son jeu. Ses aptitudes sont trop variées pour lui permettre d'aller directement au but qu'il s'est désigné; ses facultés trop contradictoires pour ne pas élever, entre la conception de l'acte et son accomplissement normal, des obstacles insurmontables. Les contrastes qui se heurtent en lui, et font défaillir sa volonté au moment critique, le condamneront, je le crains, aux avortements à perpétuité.

Il suffit de regarder sa figure pour s'en convaincre. Le lorgnon annonce la prudence; mais le col cassé, le manque de suite dans les procédés. La moustache courte et la barbe rampante, qui cherche à usurper sa place, symbolisent les excès de la Propriété, dévoratrice d'elle-même, dit Proudhon; mais les cheveux ne désirent pas le bien du prochain; individualistes à outrance, largement espacés, ils semblent s'être soumis avec résignation à l'arbitrage intéressé de la calvitie. La lèvre inférieure fait des tentatives pour annexer sa voisine, mais la saillie des dents s'y oppose. Les yeux, légèrement bigles, proclament des sentiments égoïstes; mais leur convergence indique des tendances à l'altruisme. Le nez défend avec énergie les empiétements du monopole: et le menton s'avance résolument pour le combattre. Les oreilles… Mais descendons, Issacar boîte un peu; chez lui, pourtant, cette légère claudication est moins une infirmité qu'un symbole.

Oui, décidément, je crois que l'appui qu'Issacar obtiendra de moi aura plutôt un caractère chimérique. Une cinquante de mille francs!… Les aurai-je, seulement? Je le pense et je crois même, si audacieux qu'aient pu être les détournements avunculaires, qu'il me reviendra beaucoup plus. Mais je ne suis sûr de rien. Mon oncle, qui me fait une pension depuis que je suis revenu du régiment, a évité jusqu'ici toute allusion à un règlement de comptes. Il est fort occupé d'ailleurs; et chaque fois que je vais le voir — car j'ai préféré ne pas habiter chez lui — il trouve à peine le temps de placer, à déjeuner, une dizaine de phrases sarcastiques entre les bouchées qu'il avale à la hâte. Il faut qu'il mette ses affaires en ordre, dit-il, car il va marier sa fille très prochainement, et il ne veut pas que son gendre, parmi les reproches qu'il lui fera certainement le lendemain de la cérémonie, trouve moyen d'en glisser un au sujet des irrégularités de l'apport dotal.

Le voleur

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