Читать книгу L'épaulette: Souvenirs d'un officier - Georges Darien - Страница 5

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Jean-Baptiste a toujours une bonne histoire à me raconter. Mais ce matin il m'a apporté une bien mauvaise nouvelle. Mon grand-père a été pris d'une faiblesse hier soir, vers onze heures, et le médecin, qui est déjà venu trois fois, a dit qu'il ne fallait plus conserver aucun espoir. On m'habille à la hâte et l'on me conduit dans la chambre de mon aïeul, où se trouvent déjà ma grand'mère et mon père. Le vieillard est étendu dans son lit, immobile, les yeux clos.

—Il a perdu toute connaissance, murmure mon père.

Je m'agenouille devant le lit, ému d'une émotion toute physique que je ne puis analyser, car il me semble que j'ai la tête vide. Et tout d'un coup, comme on me fait sortir de la chambre, le souvenir du colonel Gabarrot s'empare de moi; il me hante, ne me quitte point, ni vers le soir, lorsqu'on annonce la mort de mon grand-père, ni le lendemain, pendant qu'on procède aux préparatifs des funérailles; ni même le surlendemain matin, tandis que les employés des pompes funèbres viennent tendre de noir la porte de la maison.

Mon grand-père est mort le 7 mai, et c'est aujourd'hui, le 9, à midi, qu'on l'enterre. Hier, le 8 mai, a eu lieu le Plébiscite; mais ce matin, naturellement, on n'en connaît pas encore le résultat. Mon père est venu un moment dans ma chambre pour jeter un coup d'oeil sur les journaux; mais il est interrompu dans sa lecture par l'arrivée des membres de la famille qu'il se hâte d'aller recevoir. Ils sont venus de loin, pour la plupart.

D'abord, M. Xavier Delanoix, un neveu de mes grands-parents, le fils d'Ernest Delanoix, frère cadet de ma grand'mère. C'est un homme de quarante ans, légèrement bedonnant, d'une taille au-dessus de la moyenne, avec des favoris qui inspirent confiance, et des petits yeux vrillonnants. Il est entrepositaire dans le nord de la France, non loin de la frontière belge, et présente l'aspect d'un homme qui fait de bonnes affaires. J'ai eu l'occasion de le voir déjà deux ou trois fois, à Paris. Mais il a amené avec lui sa fille, une jeune personne de dix-huit ans que je ne connais pas encore. C'est une jolie blonde, avec de grands yeux bleus et des dents pareilles à des perles; dans ses vêtements de deuil, je ne sais pourquoi, elle me donne l'idée de Marie Stuart quittant la France. J'entends qu'elle s'appelle Estelle.

Puis, c'est mon oncle Karl qui arrive, le major Karl von Falke, de l'artillerie prussienne. Je crois que mon grand-père, lorsqu'il avait quarante-cinq ans, c'est-à-dire l'âge actuel de mon oncle, devait présenter la même apparence. Un homme droit, sec, dont les yeux ont un regard direct et franc, et dont la voix claire donne aux phrases françaises une précision particulière. J'ai peu vu mon oncle jusqu'ici, mais je me sens une grande affection pour lui. Je regrette seulement qu'il ait revêtu des habits civils; j'aurais bien voulu le voir dans son uniforme. J'ai tellement envie de voir des officiers prussiens! Ça viendra peut-être, si je suis sage.

Un peu avant onze heures, arrive un monsieur que personne ne semble connaître. Il se présente comme un parent, et décline à mon père ses noms et prénoms: Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse.

Il donne des explications: il est le fils d'une soeur cadette de mon grand-père, qui naquit vers 1800 et qui se maria, se trouvant en de mauvais termes avec sa famille, avec M. Gustave Raubvogel, honorablement connu. Il est, lui, Séraphus-Gottlieb Raubvogel, l'unique fruit de ce mariage. Et, bien que sa mère eût cessé, durant toute sa vie, d'entretenir aucun rapport avec sa famille, il a pris sur lui de renouer des relations avec ses parents. Il s'est enquis de leur adresse, sachant seulement qu'ils habitaient Versailles; et comme réponse, a reçu de l'agence à laquelle il s'était adressé un télégramme lui annonçant le déplorable décès de son oncle.

—Je regrette bien vivement, dit-il, qu'un événement aussi malheureux soit la cause de notre première rencontre. C'est une si grande joie pour moi, de lier enfin des noeuds de parenté réelle avec une famille dont le sort m'a tenu injustement éloigné, et à la tête de laquelle je suis heureux de voir maintenant un des plus distingués officiers de notre glorieuse armée!

M. Raubvogel s'incline légèrement en prononçant ces derniers mots, et mon père, visiblement flatté, lui tend la main.

Pourtant, quelques instants après, comme je me trouve dans la chambre de ma grand'mère, avant le départ du convoi, mon père entre rapidement, s'approche d'elle et lui demande à voix basse:

—Avez-vous connaissance d'un certain Séraphus-Gottlieb Raubvogel, de Mulhouse?

—Non, dit ma grand'mère, pas du tout.

—Il est en bas, dit mon père; il est venu pour l'enterrement. Il se dit votre neveu, le fils d'une soeur de votre mari.

—Ah! oui, dit ma grand'mère, je me rappelle. Mon mari avait une soeur qui quitta brusquement la famille, à Karlsruhe, peu de temps après notre mariage. Elle partit avec un acteur qui, je crois, l'épousa.

—Vous n'avez jamais eu d'autres renseignements sur elle?

—Jamais. Ludwig n'a jamais pu retrouver ses traces.

—Et vous ne savez pas si cet acteur qui l'épousa se nommait Raubvogel?

—Non. C'est-à-dire... peut-être... Je ne me souviens pas.

Mon père redescend au rez-de-chaussée et je le suis. Je considère attentivement Raubvogel qui, dans un coin du salon, cause avec Delanoix. C'est un homme de vingt-cinq ans environ, de taille moyenne, aux épaules larges, aux yeux vifs et souriants, au nez recourbé en bec d'oiseau, à la bouche ironique et à la chevelure châtain clair. Cette couleur est aussi celle de la barbe. J'admire cette barbe. Elle n'est pas longue; elle n'est pas épaisse; elle n'est même pas belle, si l'on veut. Mais elle est quelque peu diabolique, avec sa petite pointe effilée qui se recourbe en crochet, et elle donne à toute la physionomie un caractère si original! Quelle peut bien être la profession de M. Raubvogel?

C'est précisément la question qu'adresse mon père, à demi-voix, au général de Rahoul qui vient d'arriver.

—Écoutez, répond le général, voici ce que je vais faire: je vais charger le service secret du ministère de la guerre de prendre des renseignements sur le personnage. Vous les aurez par retour du courrier et vous saurez à quoi vous en tenir. Je dois dire que sa figure ne me déplaît pas.

A moi non plus. Il est certainement le premier civil qui ait eu mon admiration pleine et entière. Jusqu'ici, je n'ai jamais eu pour les pékins une large place dans mon coeur. Mais je dois dire que Raubvogel, s'il ne porte pas l'uniforme, est digne de le porter. J'établis un parallèle entre lui et les nombreux officiers présents dans le salon; il ne perd pas à la comparaison. Et pourtant il y a là trois généraux, le colonel du régiment de mon père et un officier d'ordonnance du maréchal Bazaine...

—Messieurs de la famille...

Mon père me prend par la main; je dois marcher derrière le cercueil, entre mon oncle Karl et lui. Avant de sortir du salon, je jette un dernier coup d'oeil d'admiration sur la barbe de Raubvogel.


L'épaulette: Souvenirs d'un officier

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