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Pendant deux jours, les journaux ont été remplis de détails sur le grand succès remporté à Saarbrück par l'armée française. Ce succès n'est que le prélude de victoires plus importantes, qui doivent amener, en peu de temps, le définitif triomphe de la France. Ce triomphe est certain, et les journaux disent pourquoi. Notre armée est aguerrie, elle a confiance en ses chefs, qui sont doués de capacités hors ligne et animés du patriotisme le plus pur; l'armement de notre infanterie est excellent; nous possédons des mitrailleuses qui doivent faucher les bataillons ennemis comme la faulx des moissonneurs, au mois d'août, jette sur le sol les épis mûrs. Nous avons sur le Rhin des canonnières qui doivent remonter le fleuve, et réduire en cendres les villes qui s'élèvent sur ses rives, Koblenz, Cologne, etc. Notre flotte doit bombarder et ruiner à jamais les villes du littoral allemand, de Hambourg à Danzig. Il faut, en effet, que nous apportions aux barbares Teutons la civilisation qui leur manque.

Tout cela est très beau, certainement; mais ce n'est pas ce que j'aimerais à voir dans les journaux. Je voudrais y lire des récits terribles et détaillés de luttes sanglantes, de combats sans merci, des anecdotes amusantes et tragiques, des histoires d'armées entières s'évanouissant à la simple approche du drapeau tricolore, s'effondrant sous le feu des canons français; des choses, enfin, comme le colonel Gabarrot m'en décrivait autrefois.

Mais le 5 août, au lieu d'une victoire, c'est la défaite de Wissembourg, qu'annoncent les journaux: l'écrasement d'une division française, la mort du général Abel Douay... J'ai lu cela avec un amer étonnement, avec une sorte de rage indignée contre les Prussiens, qui se sont permis d'avoir l'avantage dans une rencontre avec nos troupes. Cela me semble illogique, pas naturel; c'est le monde renversé, en vérité. Ces Prussiens ont dû avoir recours à des stratagèmes odieux pour escamoter la victoire. Fausse victoire, sûrement, et qui sent la tricherie d'une lieue. Néanmoins, je lis et je relis le compte rendu du conflit, avec une grande émotion, le sang à la tête, les joues empourprées, presque comme si j'avais éprouvé une humiliation personnelle.

Cependant, ainsi que le dit le journal, le succès des Allemands à Wissembourg n'a été que le résultat d'une surprise; instruites par l'expérience, les troupes françaises n'offriront plus à l'ennemi d'avantages aussi faciles. Nous recevrons avant peu, sans aucun doute, la nouvelle d'une glorieuse revanche. Il n'est pas possible que l'armée française ne se maintienne point à la hauteur où l'a placée sa gloire passée. Il est impossible qu'elle n'ajoute point une page magnifique à sa prestigieuse histoire. Elle nous offrira avant peu des spectacles en rapport avec ses hauts faits légendaires, des spectacles semblables à ceux qu'évoque en moi le souvenir des récits qui me furent faits par les acteurs des luttes héroïques d'autrefois.

Mais le 7, arrivent, en même temps, la nouvelle de la déroute de Wörth—une déroute que des dépêches menteuses avaient travestie, d'abord, en un grand succès qu'on avait commencé à fêter—et celle de la défaite de Forbach. C'est extraordinaire, inconcevable!

Comment cela est-il possible? Comment peuvent-ils être vaincus, décimés et mis en fuite, ces grenadiers, ces voltigeurs, ces chasseurs de Vincennes, ces lanciers, ces zouaves, ces dragons et ces cuirassiers que j'admirais, il y a quelques jours à peine, dans l'éclat de leurs uniformes et que j'ai vus partir si pleins d'enthousiasme et si sûrs de vaincre? Comment la victoire a-t-elle pu les abandonner?

—Et les turcos! s'écrie Lycopode en pleurant. Il y a un mystère la-dessous, voyez-vous, Monsieur Jean! Comment expliquer des choses pareilles?

Je ne sais pas, je ne comprends pas. Je ne puis deviner la cause de nos revers. Et si j'étais tenté de leur donner une raison, j'attribuerais plutôt ces stupéfiantes défaites à une influence supérieure, mystérieuse, providentielle, qu'à des causes purement humaines. Une question, surtout, me préoccupe: Que fait l'Empereur? Que va-t-il faire? Pourquoi n'a-t-il rien fait jusqu'ici? C'est un Napoléon, pourtant; c'est le plus puissant souverain de l'Europe; c'est l'arbitre du monde. Comment se fait-il que cette grande force, la plus puissante qui existe, hésite à se manifester?...

De sombres récits, que m'a faits autrefois le colonel Gabarrot, me reviennent à l'esprit: Waterloo, la déroute, l'invasion... l'invasion! Mais elle a commencé, déjà! Les Prussiens sont en France. Ah! que va-t-il se passer? Il me semble entendre encore une des phrases du vieux colonel retentir à mes oreilles: «Il n'est pas bon que la France soit vaincue; plus on tombe de haut, plus on s'aplatit»...

Sommes-nous vaincus, à présent? Avons-nous eu des insuccès partiels et sans grande importance, ainsi que M. Freeman, l'autre jour, le disait à ma grand'mère? Ou sommes-nous vaincus pour de vrai, pour de bon, comme à Waterloo? Lycopode dit que non; elle jure que non; elle crie sur les toits que ce n'est pas possible. J'hésite à la croire, malgré tout.

Mais mon père pense comme Lycopode. Nous venons de recevoir plusieurs lettres de lui qui sont arrivées en même temps, le 10 août, et qui affirment sa confiance la plus absolue dans le succès de l'armée française. Dans l'une, il nous apprend que le sixième Corps, commandé par le maréchal Canrobert, et dont fait partie le régiment d'infanterie dont il est lieutenant-colonel, a été complètement formé à Châlons le 6 août. Dans la dernière en date, il nous annonce que le sixième Corps vient de recevoir l'ordre de se rendre à Metz, où l'Empereur se propose d'arrêter l'ennemi, et de le battre à plate couture, avant de le rejeter de l'autre côté du Rhin.

Ah! quelle joie j'éprouve à la lecture de cette lettre! Elle contient bien des choses intéressantes, et même de bons conseils à mon adresse, mais ce sont les informations militaires seules qui m'intéressent. Je suis enthousiasmé par l'idée, surtout, que mon père va enfin prendre part à la lutte. Les choses vont changer, à présent. Avec le général de Rahoul à la tête d'une brigade, mon père lieutenant-colonel et Jean-Baptiste dans son régiment, les Prussiens vont trouver leurs maîtres. Ils vont sortir de France plus vite qu'ils n'y sont entrés, les gredins; et on va les envoyer, à coups de baïonnette, manger leur choucroute dans leurs tanières. C'est maintenant qu'il va falloir lire les journaux avec attention.

L'épaulette: Souvenirs d'un officier

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