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Salon de1880

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’EXPOSITION annuelle de1880, qu’on ne saurait, sans mentir, appeler un Salon, comprenait sept mille trois cent onze ouvrages. Sur le total énorme de9,283 objets que les artistes avaient soumis à son examen, le jury, plus indulgent que jamais, n’en avait écarté que1,972. La section de peinture seule contenait977numéros de plus qu’en 1879, 1,998de plus qu’en1875, sans parler des cartons, dessins et émaux, qui ont atteint le chiffre de2,092au lieu du chiffre de808, déjà regardé comme considérable en1875. La section de sculpture, bien plus réservée, n’a augmenté son contingent que de20pièces. L’insignifiante différence dans le nombre des envois et des admissions semble y prouver à la fois que les sculpteurs s’improvisent moins légèrement que les peintres, et que, dans cette section, les artistes à qui leurs confrères ont confié la mission délicate de les classer sont moins décidés que leurs voisins à lâcher toutes les écluses devant les flots troublés de la production grossissante.

On se souviendra longtemps des orages de parole et d’écriture que soulevèrent l’application du nouveau règlement et l’installation laborieuse de cette multitude imprévue dans un palais trop étroit pour la recevoir. Bien ou mal, tout le monde à la fin se casa; les gens d’humeur facile et de jambes solides purent même s’imaginer un instant que le génie de la peinture allait prendre en France un essor nouveau. Pour qui regarde avec sang-froid cet envahissement de la toile peinte, il est clair cependant que le mouvement auquel nous assistons n’a point, en général, pour principe une aspiration fervente et passionnée vers une forme nouvelle du beau, comme celle qui anima la génération de1830. Le groupe des vrais artistes, de ceux qui poursuivent avec désintéressement la réalisation d’une pensée sincère et élevée, semble au contraire se resserrer plus que jamais, tandis qu’à ses côtés se forment, dans des conditions nouvelles, deux groupes plus importants, que la facilité des communications internationales et le développement du bienêtre matériel grossiront de jour en jour. Le premier est celui des esprits avisés et pratiques qui voient désormais dans la peinture un moyen plus rapide, plus facile, plus agréable que mille autres, de s’enrichir et de se pousser dans le monde: ceux-ci se font d’avance les esclaves des clients qu’ils ont à servir au gré de leurs caprices, et se condamnent à n’être que des imitateurs et des pasticheurs. Le second est celui des gens de loisir, pour lesquels la peinture devient un passe-temps intelligent et de bon goût, qui peut même les mener, s’ ils ont quelque persistance, à se faire une renommée aussi méritée que celle des peintres-marchands. De ces deux groupes, çà et là, sortiront assurément quelques artistes originaux, soit qu’ils s’élèvent, par tempérament, au-dessus de leur entourage, soit qu’ils rompent, par volonté, avec leurs habitudes; mais ils n’y sont et n’y seront que des exceptions. Les conséquences immédiates et rapides de cette vulgarisation excessive de la peinture se font sentir dès aujourd’hui: c’est l’abaissement du goût en même temps que son expansion, c’est l’abandon en masse de l’art convaincu, réfléchi, durable, pour la recherche hâtive de procédés faciles dont la mode est changeante autant que celle des toilettes.

Il n’y a ni à s’étonner ni à se plaindre d’une situation qui résulte naturellement des modifications de l’état social. C’est la preuve, en somme, du développement, dans une plus grande masse, d’aspirations encore confuses ou grossières, mais toujours respectables, vers les plaisirs de l’esprit et les jouissances de l’art. Toutefois il est certain que la tâche des artistes dignes de ce nom ne se trouvera pas simplifiée par cette formidable concurrence. Pour développer, pour montrer, pour défendre leur individualité au milieu de cette mer montante de vulgarités applaudies et de médiocrités triomphantes, il leur faudra cent fois plus de travail, de patience, de persévérance, qu’il n’en fallait à leurs aînés vivant avec modestie dans un cercle restreint de connaisseurs, où les encouragements et les dévouements faisaient rarement défaut aux esprits distingués.

Ce petit groupe, dont les efforts seront toujours intéressants à suivre à travers le mouvement flottant des expositions annuelles, se subdivise lui-même en deux camps. Tandis que les uns, respectueux du passé et fidèles aux enseignements de l’Antiquité et de la Renaissance, s’obstinent fièrement à maintenir le sentiment de l’héroïsme et de la beauté dans un monde de plus en plus enchaîné à ses intérêts matériels, les autres, moins passionnés ou plus prudents, s’en tiennent à cette étude vigoureuse ou spirituelle de la réalité environnante, qui, après avoir été un amusement délicat pour les contemporains, devient un enseignement précieux pour la postérité. Tant que durera l’activité de ces deux groupes, dont les tendances, en apparence contradictoires, correspondent à deux éternels besoins de l’esprit humain, le besoin d’idéal et le besoin de vérité, on peut être certain que l’art se maintiendra à un niveau assez élevé, tant pour la pratique que pour la conception. Il n’en serait pas de même si l’une de ces deux écoles, dont l’émulation nécessaire est moins une rivalité qu’une alliance, venait à disparaître complètement. Quelles que soient d’ailleurs les alternatives de popularité ou d’indifférence par lesquelles elles doivent passer l’une et l’autre, suivant le temps, les régimes ou les mœurs, un pareil danger n’est point à craindre en France. La versatilité apparente de nos opinions y suit une marche à peu près fatale, qui ramène périodiquement des exaltations semblables et de semblables affaissements.

En ce moment, c’est le naturalisme qui tient la tête. L’Exposition de1880a montré, mieux encore que les précédentes, les peintres qu’emporte en grande masse le courant réaliste, préoccupés, avant tout, de l’exactitude du rendu et de l’exécution du morceau. Le jury, suivant l’entraînement général, n’a pas marchandé les récompenses aux jeunes artistes qui marchent avec talent dans cette voie, où quelques-uns ont, en effet, rencontré des nouveautés heureuses. Parmi les médaillés de première classe, il en est un, M. Dagnan-Bouveret, qui, joignant à la vérité du relief un dessin d’une rare vivacité et d’une pénétration intense, en même temps qu’une science déjà sûre de la composition, promet de prendre le premier rang parmi nos peintres de genre. Deux autres, MM. Lerolle et Cazin, apportent de leur côté, dans leurs traductions libres et émues de la réalité, une délicatesse d’imagination qui fait pressentir en eux d’harmonieux décorateurs et des poètes attachants qui peuvent rajeunir les traditions d’un art plus élevé.

Dans les catégories suivantes, le jury semble avoir également voulu faire la part égale aux deux tendances d’esprit. Si les naturalistes y dominent, c’est qu’en effet ils dominaient à l’Exposition par le nombre comme par la qualité. Les récompenses étaient trop nombreuses d’ailleurs pour qu’on pût ne les attribuer qu’à des chefs-d’œuvre. Ces médailles de2e et de3e classe, répandues avec tant de profusion, ne peuvent être d’infaillibles brevets d’immortalité. Toutefois elles ont servi à signaler, dans le nombre, quelques jeunes gens d’un talent vraiment distingué, comme MM. Dantan, Leblant, Renouf, Lhermitte, Ballavoine, Julien Dupré, Gœneutte, G. Laugée, Salomé, etc., qui apportent un sentiment individuel, parfois très vif et toujours sincère, dans la traduction de la réalité. Quelques autres, d’une ambition plus étendue, montrent des aspirations plus complexes, déjà servies par une science réfléchie, tels que MM. Besnard, Courtois, Ravaut, etc. La section des Exempts, à laquelle appartenaient la plupart de ceux qui ont obtenu la première et la seconde récompense, offrait d’ailleurs le spectacle de l’émulation la plus active; presque toutes les toiles y étaient intéressantes. Dans les artistes appartenant à cette catégorie très militante qui n’ont pas été récompensés, il faut signaler, comme ayant été accueillis par le public avec une sympathie méritée, parmi les peintres d’histoire: MM. Aviat, Moreau de Tours, Mathey, Weertz, Aublet; parmi les peintres de genre, de paysage, de fleurs ou de nature morte: MM. Butin, Poirson, Jeannin, Delanoy, Laboulaye. Leurs tableaux, dont quelques-uns étaient brillants, dénotaient l’amour de bien peindre sans préoccupation d’une école spéciale et sans parti pris pour un système exclusif; ce qui reste, après tout, la meilleure façon de montrer ce qu’on sait et de dire ce qu’on pense.

C’est dans la section des Hors concours qu’on doit s’attendre à rencontrer les entreprises les plus sérieuses, puisqu’elle ne renferme que des talents mûris par l’expérience, à qui leurs succès antérieurs assurent une indépendance complète. La toile la plus importante qu’on y ait admirée, grande par les dimensions, grande par la pensée, grande par l’exécution, est le carton de M. Puvis de Chavannes destiné à compléter la décoration du musée d’Amiens, où figurent déjà ses compositions héroïques, la Paix et la Guerre. M. Puvis de Chavannes poursuit avec énergie et dignité la tâche qu’il s’est de bonne heure imposée. Si le goût du grand art décoratif et monumental commence à se relever dans notre pays, nul dans la génération nouvelle n’y aura contribué plus puissamment que lui. Comme il a été à la peine, il sera à l’honneur, car son influence, essentiellement saine et féconde, se répand avec rapidité.

Parmi les récompensés, les meilleurs se rattachent à lui par un goût délicat et nouveau des ordonnances simples, des attitudes naturelles, des expressions justes, des harmonies calmes. Les peintres de genre aussi bien que les peintres d’histoire ont compris avec lui cette vérité, banale chez les Grecs antiques et les Italiens de la Renaissance: dans une œuvre d’art, la qualité première, la qualité essentielle, la qualité indispensable, c’est l’expression d’ensemble; aucune perfection du détail ne remplace cette expression, qui vaut mieux elle seule que toutes les habiletés. La preuve de cette vérité éclate dans ces ouvrages imparfaits mais convaincus des écoles primitives, qui conservent à travers les temps une force si puissante de communication, tandis que tant d’ouvrages savants des époques raffinées demeurent muets pour la postérité. Cependant cette vérité a failli être oubliée; ce sera la gloire de M. Puvis de Chavannes de l’avoir courageusement remise en lumière, en exagérant quelquefois ses conséquences afin de la faire mieux sentir. L’école contemporaine, dans son ensemble, est trop poussée par les tendances de son entourage et le goût général du public vers l’exactitude du rendu pour qu’on ait à craindre de voir l’imperfection du dessin, justement reprochée parfois à M. Puvis, passer en système chez ceux qui le suivront. Le petit clan dit des impressionnistes, qui se rattache en effet à lui, et dont le principe, accepté d’ailleurs par toute la jeune école, est en lui-même excellent, sans être neuf ni suffisant, a essayé de tromper les yeux, et n’y a pas réussi. Tous ceux qui valent quelque chose, dans ce groupe paradoxal, s’en échappent naturellement; il suffit pour cela qu’ils se développent et se complètent: ils deviennent alors de bons peintres comme les autres.

En face du grand carton de M. Puvis de Chavannes se développait une autre composition importante, due à un artiste plus jeune, le Caïn de M. Cormon, qu’anime également un souffle puissant de poésie héroïque. Une mise en scène naturelle et expressive, des figures savamment et résolument caractérisées, un effet d’ensemble dramatique et harmonieux, y montrent un peintre résolu à reprendre les grandes traditions françaises et à traiter complètement et profondément les sujets qu’il choisira. L’exemple était bon à donner dans un moment où le goût du morceau isolé, du morceau de bravoure, est entretenu, non sans danger, dans le public par le talent hors ligne de quelques virtuoses admirables qui, tout en maintenant par leurs études le sens de la belle et bonne peinture, désaccoutument beaucoup trop l’imagination des conceptions réfléchies et des compositions expressives. Le jury, en accordant la médaille d’honneur à M. Morot, a voulu récompenser justement le mérite, aujourd’hui si rare, autrefois si commun, d’un homme qui sait grouper naturellement deux figures ensemble, qui les modèle et qui les peint toutes deux avec la même perfection, sans tomber dans les redites fastidieuses des ordonnances conventionnelles.

Là, en effet, est l’écueil pour les peintres qui se préoccupent de la composition. La plupart des sujets ont été traités tant de fois et de si diverses façons par la peinture, la gravure, le dessin, qu’il est difficile de les rajeunir dans une présentation nouvelle. Comment ne pas retomber dans les groupements, les attitudes, les expressions, déjà connus, qui hantent, quoi qu’on en ait, la mémoire la plus défiante? On peut donc comprendre le parti résolument pris par quelques-uns de ne jamais s’aventurer hors de l’observation directe et de l’étude immédiate de la nature, pour ne pas s’exposer aux chutes faciles dans la banalité, mais on ne peut croire qu’ils déploient ainsi le courage propre aux grands artistes. Les meilleurs ouvrages de la section des Hors concours, ceux qui sont hors de discussion: le Job, par M. Bonnat; le Sommeil et la Fontaine, par M. Henner; le Portrait de M.P., par M. Jules Lefebvre, fixent nettement le niveau le plus élevé de perfection technique que l’école contemporaine puisse ou veuille atteindre, et qu’elle doit s’efforcer de garder. Ce ne sont pourtant que de superbes phrases, mélodiques ou harmoniques, qui ne remplacent point des symphonies complètes.

Dans un pays comme la France, dont le tempérament, au fond, est plus littéraire que pittoresque, où le goût des arts est presque partout le résultat d’une culture ancienne ou récente plus que la manifestation spontanée d’un besoin naturel, la composition sera toujours, aux yeux du public, une nécessité des plus légitimes. De là le succès qui s’adresse toujours aux scènes dramatiques et émouvantes, même lorsque l’ordonnance en est banale et l’expression factice, même lorsque l’exécution technique s’y montre de la plus déplorable infériorité. Rien ne changera, sur ce point, nos tendances nationales, qui sont conformes à notre génie dans tous les autres ordres de l’activité intellectuelle, et qui nous assurent d’ailleurs, à notre tour, une originalité moins éclatante, mais plus durable, dans le domaine de l’art. Le problème qui se pose devant chaque génération de peintres est toujours le même; chaque génération est forcée de le résoudre de la même façon. En France, il ne faut pas seulement bien peindre, il faut encore être un homme de pensée ou un homme d’esprit, il faut parler à l’intelligence en même temps qu’aux yeux. Grâce à ce double besoin, si nous n’avons jamais assisté à ces grandes floraisons resplendissantes qu’ont connues des races plus passionnées et moins équilibrées, nous ne sommes jamais non plus, depuis la Renaissance, tombés en des chutes profondes. Nos décadences éphémères ont été encore pour l’Europe des récréations délicates et des enseignements utiles.

L’Exposition de1880, tout en laissant constater encore, même chez les plus habiles, un certain embarras lorsqu’il s’agit de grouper plusieurs figures dans une action expressive et naturelle, sans répéter des attitudes académiques, a montré cependant que tous n’abandonnent pas la partie. Aux noms que nous avons enregistrés en première ligne, ceux de MM. Bastien-Lepage, Bouguereau, Cabanel, Laugée, Leloir, Luminais, Gustave Moreau, Ranvier, Roll, etc., nous devons en ajouter quelques autres. On n’oubliera certainement ni l’École des Vestales, de M. Hector Leroux; ni les Derniers Rebelles, de M. Benjamin-Constant; ni le Renaud de Bourgogne, de M. Maignan; ni la Musique, de M. Raphaël Collin; ni le Menuet, de M. Jacquet; ni le Printemps, de M. Parrot; ni la Sainte Élisabeth, ni le Dante, de M. Sautai; ni la Salomé, de M. Humbert. Dans la peinture de genre, M. Worms (Devant l’Alcade), M. Gros (Pergolèse dans l’atelier de Joseph Vernet), M. Adrien Moreau (Une Halte, le Centenaire), ont également fait des envois dignes de leur spirituel talent.

Il va sans dire, avec le goût décidé des peintres pour les études d’après nature, que les portraitistes intéressants et les paysagistes attachants ont été fort nombreux aussi. Les portraits du Général de Gallifet, par M. Becker; du Général Salvador, par M. Lecomte de Nouy; de M. Auguste Vacquerie, par Léon Glaize; de M. Lepère, par M. Feyen-Perrin; de M. Constans, par M. Ponsan-Debat; de M. Clémenceau, par M. Bin, n’avaient point comme unique attrait celui de représenter des personnages connus. Il faut inscrire aussi parmi les plus fin portraits les délicates études de MM. Paul Dubois et Jules Breton. Parmi les paysagistes, on ne pourrait sans injustice passer sous silence les Champs à Coubron, de M. Segé; le Souvenir de Lardy, de M. Lavieille; le Retour de chasse, de M. Harpignies; le Flon à Massignieu, de M. Zuber; le Luisant et le Parc de Ménars, de M. Lansyer; le Retour du troupeau, de M. de Vuillefroy.

La sculpture, qui a paru, dans son ensemble, moins brillante que les années précédentes, n’inspire néanmoins aucune inquiétude à ceux qui ont examiné de près son exposition. Sans parler des artistes en pleine renommée qui ont envoyé des statues en marbre ou en bronze dignes de leur passé, ou des modèles qui promettent des œuvres excellentes, tels que: MM. Thomas, Chapu, Falguière, Barrias, Lafrance, Tony-Noël, on a remarqué qu’un grand nombre de médailles ont été accordées à des débutants qui comprennent leur art avec un sentiment très marqué de la puissance décorative et de l’expression plastique. MM. Lanson, Paris, Louis Lefèvre, Enderlin, Longepied, Plé, Vital Cornu, Beylard, Pezieux, en particulier, nous paraissent marcher dans une voie où ils rencontreront, avec le souvenir et l’appui de nos traditions nationales, la sympathie du public contemporain.


Dix années du Salon de peinture et de sculpture, 1879-1888

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