Читать книгу La Grande Marnière - Georges Ohnet - Страница 5
ОглавлениеPendant que les vieux faisaient leurs affaires, les jeunes s'occupaient de leur plaisir. Et le bal ne désemplissait pas. C'était alors sous une tente dressée devant la mairie que les danseurs prenaient leurs ébats. Toute la bourgeoisie de La Neuville y venait, et les grands propriétaires voisins y paraissaient, par une familière condescendance pour leurs fermiers, dont les femmes et les filles rêvaient de cette fête pendant toute l'année. Il était de tradition d'y danser au moins une fois, et Carvajan pensait en frémissant que le jeune marquis allait pouvoir s'approcher d'Édile, l'inviter, lui parler, sans qu'il pût, lui, d'aucune façon intervenir.
À sa grande surprise, le samedi, premier jour de la fête, Honoré ne parut pas au bal. Il se montra sur la place, causa avec ses fermiers, fut empressé auprès de leurs filles, dépensa de l'argent à toutes les boutiques établies en plein vent, distribua ses acquisitions aux enfants qui se pressaient autour de lui, trouva un mot charmant pour tous, un sourire aimable pour toutes, et se retira en prétextant une violente migraine. Édile rit, dansa, se divertit, affectant une liberté d'esprit si grande que Jean, délivré de ses appréhensions, ne se contraignit plus. Il en vint à croire que le caprice du marquis n'avait eu qu'une durée éphémère, et que quelque autre fantaisie le lui avait fait oublier. Il reprit de la confiance et se railla lui-même; n'avait-il pas cru son avenir compromis, son bonheur perdu? Il montra une gaieté inaccoutumée.
Le dimanche, il se livra aux jeux d'adresse préparés pour les jeunes gens, avec l'ardeur passionnée qui lui était naturelle, et gagna plusieurs prix. Le marquis n'avait pas paru de la journée: on le disait malade. Carvajan fut, pendant quelques heures, complètement heureux, le cœur élargi, les nerfs vibrants, la voix éclatante. Il dansa, infatigable, et conduisant la fête. À minuit, au moment où le bal était dans toute son animation, il chercha Édile pour l'inviter et ne la rencontra pas. Il la demanda à tous les amis du père Gâtelier. Nul ne l'avait vue. Les jambes de Carvajan devinrent tremblantes, sa vue se troubla, une horrible palpitation l'étouffa. Il eut le pressentiment qu'il avait été joué, et que l'absence du marquis n'était qu'une feinte. Il courut au café du Commerce et trouva son patron incapable d'assembler deux idées, hors d'état de faire deux pas. Il se précipita vers la rue du Marché, espérant qu'Édile, fatiguée, était rentrée à la maison. Il regarda de loin la façade et la vit toute noire; aucune lumière dans la chambre de la jeune fille. Il entra, monta l'escalier, qui sonna lugubre sous ses pieds, frappa à la porte, et n'obtint aucune réponse. Il demeura un instant dans ce silence, égaré, entendant son cœur battre à coups précipités et sourds. Puis, écrasé par son impuissance, il se laissa tomber sur les marches et pleura de rage autant que de chagrin.
Il resta ainsi longtemps, écoutant au loin la rumeur de la fête, les fanfares amorties de l'orchestre, roulant de terribles projets de vengeance. Puis une idée se fit jour dans son cerveau obscurci par la colère. Édile était peut-être à Clairefont: peut-être était-il temps encore de l'arracher au marquis. Il redescendit avec rapidité, et prit à toute course le chemin escarpé du plateau. Il ne mit pas plus d'un quart d'heure à gravir la rude montée et arriva comme un fou à la grille, qu'il trouva ouverte. Une voiture attelée de deux vigoureux postiers stationnait devant le château. Il entendit la portière se fermer avec un claquement qui lui répondit au cœur, et, comme le cocher allait rendre la main à ses chevaux, il se précipita. Dans l'intérieur obscur de la voiture, deux formes confuses s'offrirent à lui: celles d'un homme et d'une femme. Il poussa un rugissement et, saisissant la poignée de la portière, il l'ouvrit en criant:
—Édile!
Une exclamation étouffée lui répondit; au même moment une main nerveuse le prit au collet et le jeta en arrière, pendant qu'une voix impérieuse disait:
—Marchez donc!
Carvajan comprit que tout allait être fini, que deux tours de roue devaient suffire à mettre entre celle qu'il aimait et lui un abîme infranchissable. Il fit un suprême effort, s'élança à la tête des chevaux en hurlant:
—Édile, descendez!... Il en est temps encore... Je ne vous laisserai pas partir.
Les postiers, cabrés, secouaient avec impatience les gourmettes d'acier de leurs mors. La même voix, agitée par un commencement de colère, reprit:
—Finissons-en! S'il ne s'éloigne pas, coupez-lui la figure avec votre fouet!
Le bras du cocher se leva: un sifflement se fit entendre, et Carvajan, la joue ensanglantée, la poitrine meurtrie par le timon de la voiture, roula sur le pavé.
Quand il revint à lui, la cour était sombre et silencieuse, et, comme deux étoiles, s'éloignant sur la route de Paris, brillaient les lanternes de la voiture qui emportait Édile et son séducteur. Carvajan se releva, et, le cœur serré, les yeux secs, il redescendit à La Neuville, rentra à la rue du Marché, où le père Gâtelier venait d'être rapporté. Il alla à son maître, le secoua pour le réveiller, lui cria dans les oreilles que sa fille était partie, qu'elle s'était fait enlever par M. de Clairefont.
—Enlevée! m'entendez-vous? hurla-t-il, en enfonçant ses doigts dans le bras du vieil ivrogne. Enlevée par ce misérable...
—Ah! ah! enlevée, hoqueta Gâtelier, dans le cerveau duquel traînaient encore des lambeaux d'idées commerciales... Enlevée... Mais tu sais, Carvajan, le transport, comme dans toutes nos livraisons, à la charge du preneur!
Le garçon de magasin laissa tomber le malheureux, qui se rendormit d'un lourd sommeil, et, montant dans son grenier, il se jeta sur son lit, dévoré de honte et de colère.
Le départ d'Édile, qui semblait devoir bouleverser tous les plans de Carvajan, n'eut cependant pour lui que des conséquences heureuses. Il y a des êtres privilégiés pour qui tout tourne à bien, même le malheur. Le père Gâtelier, abandonné par sa fille, ne trouva à ses chagrins d'autre remède qu'un accroissement de son ivrognerie. Il ne quitta plus le café du Commerce, et, depuis le matin jusqu'au soir, on put le voir, les yeux flambants, la langue pâteuse, encombrant des soucoupes de ses tasses à café la table qui lui était réservée. Complètement abruti, il ne s'occupait plus du tout de son commerce, ne parlait jamais de sa fille, et avait abandonné à Carvajan la direction de sa maison. En trois ans elle prit une importance qu'elle n'avait jamais eue quand c'était Gâtelier qui traitait les affaires à coups de petits verres.
Carvajan, froid, méthodique, actif et exact, se mit à parcourir le canton, à visiter les fermiers, à avancer de l'argent à ceux qui étaient embarrassés, prenant pour gage les récoltes sur pied. Il jeta ainsi les premières bases d'une banque agricole, dont il devait plus tard tirer, au point de vue financier et politique, un sérieux parti. Au commencement de la quatrième année, le père Gâtelier mourut.
Tous ceux avec qui il avait trinqué suivirent son convoi: il y eut foule. Sa fille, arrivée le matin même de l'inhumation, descendit rue du Marché. Elle parut aux côtés de Carvajan à l'église, vêtue de noir, cachée sous un voile de crêpe qui empêchait de voir son visage. Après la cérémonie, elle rentra rue du Marché, et partit le soir, après être restée enfermée avec Carvajan pendant toute la journée. Le lendemain, le peintre en bâtiment de La Neuville fut appelé, reçut l'ordre de gratter l'ancienne enseigne de la maison et, au lieu du nom de Gâtelier, d'y mettre celui de Carvajan. C'est ainsi que la ville apprit que le commis devenait patron et prenait la suite des affaires de son maître.
Quelle convention avait été passée par Édile? Quel accord avait été conclu entre elle et celui qui l'avait tant aimée? Nul ne le sut jamais. Elle s'éloigna pour ne plus reparaître. Le bruit se répandit vaguement qu'elle habitait Paris. Des Neuvillois qui se disaient au courant des choses de la capitale racontèrent que le marquis, promptement las de la belle grainetière, l'avait galamment quittée en achetant pour elle un important magasin de lingerie. Édile enfin avait épousé un bureaucrate et vivait heureuse. Telle avait été la bourgeoise conclusion de son roman d'amour. Carvajan se montra triste et pâle pendant quelque temps. Personne n'osa le questionner, quoique la curiosité fût grandement éveillée. Mais ce petit homme sec et anguleux avait une façon de dévisager les importuns qui coupait court à toutes les familiarités.
À compter de ce jour, Carvajan ne vécut plus que pour son ambition et sa haine. Il n'était pas distrait de l'une par l'autre. Elles avaient le même objet, et marchaient de conserve. L'ambition visait à renverser et remplacer le marquis de Clairefont qui avait dans le pays la plus haute influence et la plus grande fortune. La haine se tenait pour satisfaite si ce double résultat était atteint. Un homme, qui dans la vie poursuit ardemment une idée unique, est invincible. Carvajan, doué d'une volonté impérieuse, d'une patience inaltérable, devait subordonner tous les actes de son existence à la lente et sûre préparation de sa vengeance.
Il savait que le résultat entrevu se ferait peut-être attendre pendant de longues années. Mais, impassible, il était résigné à poursuivre sa sape souterraine, jusqu'au jour où un dernier coup amènerait l'écroulement final. L'éloignement du marquis n'avait point amorti la violence de ses sentiments. Il n'avait qu'à lever la tête pour se souvenir. Il voyait sur la colline le mur blanc de Clairefont. C'était là qu'il était arrivé, après une course haletante, pendant la nuit de la Saint-Firmin, pour reprendre Édile. Dupé si complètement, lui, Carvajan, par ce bambin de marquis! Après dix ans, il en pâlissait encore de colère et d'humiliation.
Il suivit de loin l'existence d'Honoré et vit avec une joie farouche la fortune du gentilhomme s'amoindrir, à mesure que la sienne augmentait. M. de Clairefont, promptement las de son existence joyeuse, était revenu à ses fantaisies scientifiques, et avait commandité différentes affaires industrielles qui ne réussirent pas. Son esprit était plus vif que juste, plus ardent que pratique. Il s'entichait d'une idée, la suivait, la caressait, et, après beaucoup de temps et d'argent perdus, l'abandonnait pour s'éprendre d'une autre. Carvajan, exactement renseigné sur ces coûteuses tentatives, riait amèrement en disant:
—Vous verrez que je n'aurai pas besoin de m'en mêler et qu'il se ruinera tout seul.
Un jour, une nouvelle, qui fit frémir Carvajan d'une sombre joie, se répandit dans le pays. Le marquis était rentré dans son domaine. On avait vu arriver à la gare une voiture armoriée, et du train était descendu un voyageur, ombre effacée du brillant seigneur qui faisait battre les cœurs de toutes les femmes de La Neuville. Carvajan voulut s'assurer par ses yeux de la présence de son ennemi. Il grimpa la côte de Clairefont, et, de la route, vit les fenêtres du château ouvertes. Il resta longtemps arrêté au bord de la terrasse, plongé dans d'orageuses pensées, et, comme le soir venait, il aperçut dans les parterres Honoré qui marchait lentement. Il eut de la peine à le reconnaître, tant il était changé. La taille autrefois si svelte avait épaissi, la figure fine et charmante s'était empâtée, et les cheveux devenaient rares. C'était encore un gentilhomme de noble et belle tournure; mais ce n'était plus ce joli garçon avec ses grâces de demoiselle qui le rendaient si séduisant. Carvajan le suivit de ses yeux perçants, et quand il l'eut vu disparaître au tournant d'une allée:
—Oh! oh! dit-il, en tendant vers le promeneur un bras menaçant, tu as l'imprudence de revenir à ma portée... Eh bien! à nous deux!
Et à pas lents il reprit le chemin de la petite maison triste et noire dans laquelle, solitairement, il attisait sa haine.
Le marquis était destiné à étonner les gens de La Neuville. Autant il avait mené autrefois une existence bruyante et folle, autant il mena une vie retirée et laborieuse. Il s'occupait avec assiduité d'améliorer ses terres et d'exploiter ses bois. Il paraissait avoir sur toutes choses des idées particulières, car il transformait en herbages la plus grande partie des réserves du château, et montait une laiterie modèle. Au milieu des futaies de Clairefont il installait une scierie, et commençait à pratiquer d'importants abatis. On le voyait inspecter ses travaux, et il ne paraissait jamais plus heureux qu'au milieu des ouvriers. Il appliquait aux procédés de sciage toutes sortes de perfectionnements de son invention, ne craignant pas de mettre la main à l'ouvrage quand les appareils ne fonctionnaient pas. Il passait le reste de son temps dans une tourelle remplie d'instruments de physique et où il avait fait construire un fourneau pour les expériences de chimie. Il vivait là, éclairé par le jour coloré qui traversait les vitraux anciens des larges fenêtres, comme une sorte de docteur Faust. Un domestique s'étant un jour cruellement brûlé les mains avec une fiole d'acide, il avait donné la tâche de ranger le laboratoire à un seul valet de confiance, qui l'avait suivi dans tous ses voyages et lui était fort dévoué.
Des récits extraordinaires couraient sur ce cabinet devenu mystérieux. On disait que le marquis défendait qu'on y pénétrât, parce qu'il s'y livrait à des expériences magiques. Quelquefois, le soir, les vitres de la tourelle s'illuminaient de fantastiques clartés et, de loin, les passants voyaient avec terreur flamber ces lueurs dans la nuit.
Il avait sans doute trouvé un secret pour engraisser ses champs et fertiliser ses prairies, car depuis qu'il s'occupait de culture, ses récoltes étaient incomparables. Ses fermiers disaient avec envie:
—Notre maître a de beaux blés et de riches fourrages, mais il sait à combien ils lui reviennent.... Ses engrais ne sont pas connus, mais ils coûtent gros, et peut-être bien qu'ils ne sont pas catholiques... Marchez!
Carvajan, qui ne croyait pas aux diableries, comprit promptement le parti qu'il pouvait tirer de la conduite nouvelle du marquis. Dans les tournées incessantes qu'il faisait en cabriolet, aux quatre coins de l'arrondissement, il disait aux cultivateurs:
—Eh bien! mes bonnes gens, vous avez un concurrent inattendu. M. Honoré fait de l'élevage et envoie du lait au marché. Il a les moyens de travailler en grand... Vous n'avez qu'à bien vous tenir: les prix vont certainement baisser... Car cet homme, n'est-ce pas, il n'a pas besoin de ça, et il vendra au-dessous du cours...
Sourdement, il excitait le mécontentement. Et déjà il s'était fait un allié de Tondeur, le marchand de bois, qui ne pouvait voir avec tranquillité M. de Clairefont scier lui-même ses chênes séculaires, et les envoyer directement aux grands chantiers de la marine, pour les constructions de la flotte et les travaux des ports.
Le cheval de bataille de ce madré compère était la machine à vapeur que le marquis employait. Sur ce chapitre-là, au cabaret, il ne tarissait pas:
—Comment, nous autres, malheureux, nous n'avons que nos bras pour vivre, et voilà ce richard qui supprime le travail en se servant d'outils qui marchent tout seuls!... Les journées des scieurs, qui se payaient trois francs, ne valent plus que quarante sous... Dame! je trouve des hommes tant que j'en veux... Il y a plus d'ouvriers que d'ouvrage...
L'usine à vapeur, avec des scies de l'invention d'Honoré, coûtait cher, loin de rapporter. En abaissant le prix des salaires, le marchand de bois atteignit ce double résultat de faire un tort moral considérable au marquis et de gagner beaucoup d'argent.
Cependant, malgré tout ce que Carvajan et sa clique pouvaient dire, la popularité du châtelain était encore solide, et l'œuvre de destruction entamée ne devait pas s'accomplir en un jour. En 1847, aux élections pour le conseil général, M. de Clairefont s'étant porté, soutenu par les comités royalistes, réunit une forte majorité et battit haut la main Zéphyre Dumontier, le grand meunier de la vallée, qui représentait le parti républicain.
La campagne électorale avait été très chaude, et Carvajan s'était si rudement démené en faveur de l'adversaire d'Honoré, que la fille du meunier en avait été toute saisie. Ce que le jeune homme faisait par haine, elle crut qu'il le faisait par amour. Carvajan était trop pratique pour ne pas profiter des avantages que l'imagination de la demoiselle lui donnait. Et, six mois plus tard, il l'épousait avec cent mille francs de dot.
L'année suivante, le marquis se maria à son tour. Il fit, tout à l'opposé de son père qui avait fait un mariage d'argent, un mariage d'amour. Il épousa la fille cadette du baron de Saint-Maurice, son voisin de campagne, vieux gentilhomme de grandes manières et de petite fortune, très entiché de sa noblesse, et qui avait transmis ses idées aristocratiques à sa fille aînée, Mlle Isabelle. La nouvelle marquise, simple et douce nature, donna à son mari deux enfants, Robert et Antoinette, et fut, pendant sa trop courte existence, l'ange du foyer de famille. En partant à trente-cinq ans, elle emporta avec elle toute la sagesse de la maison, et laissa Honoré livré à sa manie inventive, devenue plus aiguë et plus coûteuse avec l'âge.
Robert avait treize ans et Antoinette dix quand ils perdirent leur mère. Ils ne trouvèrent, pour la remplacer, qu'un père absorbé par des utopies scientifiques, et une vieille demoiselle, leur tante, masculinisée par le célibat et en arrière de cinquante ans sur les idées courantes. Mlle Isabelle avait abandonné le petit château de Saint-Maurice et était venue s'installer à Clairefont. Et, pendant que son beau-frère passait sa vie à faire des découvertes admirables en théorie, mais ruineuses dans la pratique, elle mettait sa jeune nièce à cheval, faisait le coup de fusil dans le parc avec son neveu, étonnant les gens par son ton décidé, ses théories tranchantes et sa verve gauloise. C'était, au demeurant, la plus honnête femme du monde, et, d'ailleurs, si laide, qu'on n'aurait pu concevoir auprès d'elle l'ombre d'une mauvaise pensée. Ignorante, à dire que Henri IV était fils de Henri III, et d'une sensibilité brusque qui tenait du grognard. Elle avait presque de la barbe, et, si quelqu'un se fût oublié à l'appeler madame au lieu de mademoiselle, eût été capable de lui frotter les oreilles. Jamais tant de barbarismes ne tombèrent d'une bouche humaine. Elle disait couramment:
—Mon neveu monte à cheval comme un «bucentaure».
Le marquis avait essayé de lui raconter l'éducation d'Achille, les leçons du centaure Chiron, et de lui faire saisir la différence qu'il y avait entre un homme-cheval et la galère des doges de Venise. Elle lui avait répondu tout net:
—Mon cher, laissez-moi tranquille avec vos «brouillaminis»; chacun parle à sa manière, et je ne suis pas sûre que la vôtre soit la bonne. L'essentiel est qu'on m'entende et, jusqu'à présent, votre fils et votre fille ont compris ce que je voulais leur dire. Pour le surplus, bonsoir! Nos pères n'en savaient pas si long, et de leur temps les choses allaient au mieux. Tandis qu'aujourd'hui c'est un vrai «capharnaüm»!...
La tante Isabelle avait eu sur le caractère de son neveu Robert une influence fatale. Elle avait choyé le jeune comte, dès son enfance, avec une rude tendresse, lui donnant à penser que le monde avait été créé pour l'agrément spécial des Clairefont et des Saint-Maurice, et que les êtres vivants quelconques, qui apparaissaient à sa surface, étaient les humbles serviteurs de ces deux nobles familles.
Robert, beau et aimable garçon, haut en couleur, doué d'une étonnante paresse d'esprit et d'une prodigieuse activité de corps, fit honneur à l'éducation que lui avait donnée sa tante Isabelle, et se révéla le plus ardent chasseur, le plus solide buveur, le plus hardi coureur de filles du département. Quelque chose de la mâle et brutale grandeur des mœurs féodales était en lui. Et la vieille demoiselle de Saint-Maurice disait avec orgueil à son beau-frère, quand il se plaignait de l'inapplication de Robert et de sa turbulence:
—Oui, vous êtes tout ébaubi de ses allures... Vous êtes un Clairefont d'aujourd'hui, vous, et lui c'est un Clairefont d'autrefois!
Quant à Antoinette, en dépit des enseignements tumultueux de la tante Isabelle, elle était devenue une très ravissante, très simple et très moderne personne. Elle ne se montrait point du tout marquise dans ses manières, qui étaient douces et calmes, autant que celles de son frère étaient vives et bruyantes. Elle avait trouvé moyen de s'instruire, en lisant beaucoup, sans pourtant négliger les exercices du corps qui passionnaient la vieille tante de Saint-Maurice.
Elle était de haute taille et merveilleusement faite. Son visage arrondi, au teint frais, était éclairé par des yeux noirs brillants et profonds, ses lèvres fines montraient en s'ouvrant des dents petites et blanches. Elle avait des mains et des pieds exquis. L'expression habituelle de sa figure était gaie et bienveillante. On la sentait bonne et bien portante. C'était comme un beau fruit velouté, sain et savoureux.
Elle avait une adoration pour son père, qu'elle gâtait ainsi qu'un véritable enfant. Seule, dans la maison, elle prêtait attention à ses théories scientifiques. Elle s'appliquait pour les comprendre, n'y parvenait pas toujours, et les admirait de confiance. Elle lui copiait ses modèles, les mettait au net et les rehaussait de teintes à l'aquarelle. M. de Clairefont était alors au comble du bonheur, et cette touchante admiration qu'il lisait dans les regards de sa fille était pour lui le plus doux des triomphes.
C'était du reste le seul. Nul inventeur plus malheureux dans ses essais n'avait existé. Le marquis, dont le cerveau fécond multipliait les découvertes, n'avait jamais pu obtenir un résultat utile. C'était toujours dans le domaine de l'agriculture qu'il cherchait des applications audacieuses et fructueuses. Audacieuses, elles l'étaient, d'aucuns même disaient folles, mais, fructueuses, elles ne l'avaient pu être, si ce n'est pour les marchands qui vendaient les machines, les matériaux, les produits chimiques, et autres éléments constitutifs très coûteux de ces opérations.
La tante Isabelle s'exprimait librement sur la monomanie raisonnante de son beau-frère. Elle lui disait:
—Vous n'êtes qu'une moitié de toqué... Vous n'avez pas assez de folie pour qu'on ait le droit de vous enfermer, et pas assez de raison pour qu'on puisse vous laisser libre... Avec toutes vos «machinations», vous mangerez votre bien, et, quand tout sera dissipé, ce n'est ni moi ni vous qui en apporterons d'autre! Autrefois, avec une bonne lettre de cachet on vous aurait calmé... Mais aujourd'hui... va te promener... Tout s'en va en «aune de boudin».
Le marquis riait de ces boutades lancées par la vieille virago d'une voix forte, et se bornait à répondre:
—Ma sœur, un de ces matins, je trouverai ce que je cherche, et vous serez bien étonnée de me voir faire une fortune qui sera jalousée par les plus grands industriels. Car je conquerrai d'un seul coup la richesse et la renommée.
—Alors, on dira: Clairefont, marchand de ceci, ou fabricant de cela... Belle gloire, en effet! Vous aviez encore, lorsque vous avez épousé ma sœur, quatre-vingt mille francs de rentes. C'était une admirable aisance... Il fallait vous en tenir là, et pondre sur vos œufs pour doter vos enfants... Mais vous préférez doter la science. Et vous vous laissez duper par des intrigants qui vous vendent très cher des riens qui ne valent pas quatre sous... Vous ne vous préoccupez jamais de l'avenir... Cependant vous avez des ennemis, et vous connaissez le proverbe: «Qui compte sans son autre...»
—Sans son hôte, ma chère sœur, rectifiait doucement Honoré, et, secouant sa tête déjà blanche, il remontait dans sa tourelle, où il se plongeait avec une délicieuse quiétude dans les problèmes qui faisaient sa joie, en attendant qu'ils fissent sa fortune.
En dépit des soucis que la diminution progressive de la situation financière du marquis pouvait causer à son entourage, les habitants de Clairefont étaient heureux. Il n'en allait pas de même dans la maison de Carvajan, malgré l'accroissement notoire de son influence et l'augmentation cachée de sa richesse.
Depuis dix ans, la petite maison de la rue du Marché était restée telle que le père Gâtelier l'habitait. Le ménage Carvajan s'y était installé, et y avait vécu dans le travail. La fille de M. Dumontier, tombée du haut de ses illusions, et comprenant que son mari ne l'avait épousée que pour son bien, avait pleuré des larmes amères. La maternité avait été sa seule joie, et elle s'y était abandonnée avec une ardeur passionnée. Le petit Pascal fut toute sa vie: son présent et son avenir. Elle oublia ses tristesses en le voyant sourire, et elle se plia à la rude économie de Carvajan en pensant que son fils, un jour, serait plus riche.
Pascal grandit dans cette vieille maison, basse, étroite et noire, tremblant devant son père, ce terrible homme, au teint basané, au nez tranchant et aigu, aux yeux orange, ronds et brillants comme des louis d'or. Derrière cette silhouette menaçante apparaissait la pâle et triste figure de sa mère, dont le doux regard réchauffait son cœur, et dont les tendres paroles éclairaient son esprit.
Ils vivaient, elle et lui, dans une chambre aux boiseries foncées, dont l'unique fenêtre conservait de vieux carreaux verdâtres, et sur l'appui de laquelle, dans une grande caisse, poussaient des giroflées et des œillets. Pascal jouait devant cette fenêtre, seul coin lumineux et gai de ce logis sombre. Et la mère avait ainsi à la fois sous les yeux son enfant et ses fleurs.
Carvajan ne paraissait qu'à l'heure des repas. Quand il ne courait pas les routes, il se confinait dans son cabinet, situé au rez-de-chaussée, et dans lequel, les jours de marché, les cultivateurs gênés, en quête d'un emprunt, apportaient à leurs gros souliers un échantillon des boues de toutes les communes du canton. Le lourd marteau de la porte, poussé par des mains impatientes, retentissait sourdement dans le vestibule, et le pas traînant de la servante allant ouvrir glissait sur les dalles.
Quelquefois un bruit de discussion violente montait jusqu'au premier étage, promptement arrêté par la voix âpre et coupante de Carvajan. Les portes claquaient en se refermant. Pascal curieux avançait alors la tête au dehors, par la fenêtre, entre deux tiges fleuries, et voyait le long de la rue du Marché s'éloigner le visiteur, la tête basse, les épaules pliées, comme écrasé. Quelquefois, arrivé au coin de la place, l'homme se retournait, montrait une figure irritée et un poing menaçant. Un jour, un paysan, devant la maison même, avait crié:
—T'as mes vaques, t'as ma terre. Te faut-il core ma peau, mauvais usurier?
L'enfant avait sept ans: il était resté songeur, sentant que c'était une injure qu'on avait adressée à son père, mais n'en comprenant pas la signification. Il avait conservé ce mot profondément gravé dans sa mémoire, le tournant et le retournant, pour tâcher d'en découvrir le sens et la valeur. Dans son imagination hantée il était arrivé à se faire de l'usurier une image effrayante. Il se le figurait sous la forme d'un de ces géants noirs et féroces des contes de fées qui terrorisent les innocents et les faibles. Il en rêvait la nuit, et voyait ce monstre terrible avec le visage de son père. Un jour il n'y tint plus, et, après avoir hésité longtemps, il se hasarda à dire à sa mère:
—Qu'est-ce que c'est donc qu'un usurier?
Sous le regard clair de l'enfant, la pauvre femme pâlit. Elle resta un instant silencieuse, puis elle répondit:
—À propos de quoi me demandes-tu ça?
Pascal raconta la scène à laquelle il avait assisté. Mme Carvajan baissa un instant sa tête pensive, puis:
—Ne répète jamais ce mot-là, mon chéri... Ceux qui ne sont pas heureux sont facilement injustes, vois-tu... Cet homme s'en allait probablement d'ici sans avoir obtenu ce qu'il espérait, et il s'en prenait de sa déconvenue à ton père... Mais sois-en sûr, si Carvajan est quelquefois dur en affaires, c'est un homme scrupuleusement honnête... Enfin, c'est ton père: tu dois le respecter et l'aimer...
En faisant cette affirmation, sa voix tremblait un peu, et elle avait les larmes aux yeux.
Cette scène s'était gravée dans la mémoire de Pascal. Plus tard il en comprit la redoutable signification.
La lutte sans merci engagée par son père contre le marquis de Clairefont lui avait échappé pendant toute sa jeunesse. L'âme murée de Carvajan gardait bien ses secrets. Il n'avait jamais confié à personne ses espoirs de vengeance. Il travaillait sourdement à les réaliser. On ignorait le but vers lequel il tendait, à travers les années, avec une patience d'araignée qui tisse sa toile mortelle. On voyait les moyens dont il usait et c'était assez pour faire peur.
Pascal, envoyé par son père au collège d'Évreux, y avait commencé ses études. Puis, la fortune de Carvajan augmentant chaque jour, l'instruction reçue en province avait paru insuffisante, et jusqu'à vingt ans l'héritier présomptif avait vécu à Paris.
Il avait passé tous ses examens, fait son droit, et n'était rentré à La Neuville qu'avec le titre de licencié. Il était un homme alors, et son esprit savait comprendre ce que ses yeux voyaient. Rien ne lui parut changé dans la maison de la rue du Marché. Elle était toujours noire et basse, les mêmes allées et venues y laissaient leurs traces de boue et leurs grondements de discussions. Tout avait vieilli: le prêteur et les emprunteurs; mais le commerce de l'argent se faisait comme par le passé. Les visages grimaçaient de colère, et les bouches se crispaient pour lancer un mot qu'elles retenaient maintenant, car Carvajan était un homme à ménager. Et ce mot était le mot du passé, qui serait celui de toute la vie: usurier!
La manière de vivre de Carvajan n'avait point varié. Il avait pour tout domestique une servante, travaillant comme un cheval. Mme Carvajan s'enfermait, silencieuse et triste, dans sa chambre, comme avant le départ de Pascal. Elle avait des cheveux gris: c'était tout le changement. Elle eut, en reprenant possession de son fils, un moment de vive joie. Mais cette joie fut courte. Il parut certain, dès les premiers jours, que l'entente ne s'établirait pas facilement entre Pascal et son père. Et pour qui connaissait Carvajan, cette situation était grosse d'orages.
Au bout de vingt-quatre heures, concédées par lui aux épanchements maternels, le chef de la famille fit appeler son héritier dans le cabinet du rez-de-chaussée. Pascal l'y trouva se promenant d'un pas tranquille.
—Mon garçon, dit le père en s'arrêtant brusquement, te voilà revenu dans ma maison et je suis heureux de t'y voir. Tu as fait de bonnes études, et tout porte à croire que tu n'es pas une bête. Je pense donc que tu as l'intention de t'occuper... Tu es avocat de ton métier, et nous avons ici un tribunal... Ceux qui y plaident sont des ânes... Tu n'auras donc pas de peine à t'y montrer supérieur. Je suis en mesure de te former rapidement une belle clientèle... Es-tu disposé à entrer dans cette voie?
Et comme le jeune homme inclinait la tête sans répondre.
—Oui? Tu vas donc réclamer ton inscription au barreau de La Neuville, et, pour commencer, tu m'étudieras ces quelques affaires...
Il prit sur son bureau une pile de dossiers, en chargea les bras de son fils, et lui donnant une tape amicale sur l'épaule:
—Tu peux m'être très utile, si tu veux comprendre les choses, et je te ferai gagner de l'argent...
Pascal s'enferma pendant toute la journée et se plongea dans les paperasses. Il fut promptement édifié. Ce que son père appelait «les choses», c'était l'art d'exploiter son semblable avec une habileté surprenante. Tout se passait sur les marges du Code. Et, pour les cas difficiles, il y avait des intermédiaires qui endossaient la responsabilité et laissaient à Carvajan les bénéfices. Dans aucune de ces affaires le banquier n'était en nom. Toujours on lui avait cédé la créance, et il n'était que tiers porteur. Toute la pratique du système des hommes de paille défila sous les yeux stupéfaits de Pascal. Il jugea dans cette seule journée, et irrévocablement, son père. Il resta la tête penchée sur le fatras judiciaire, qui venait de lui révéler si lamentablement la vérité, et rêva. Tout le passé brusquement évoqué reparut devant lui. Il se rappela les malheureux qui sortaient de la petite maison, avec des airs de victimes égorgées. Il entendit de nouveau les discussions où éclataient des mots violents, il revit les figures convulsées, les poings levés vers le toit paternel, et, à son oreille, le mot infâme retentit encore: Usurier! Était-il donc le fils d'un tel homme, lui qui sentait dans son cœur bouillonner tous les sentiments généreux, lui qui aimait le bien, le vrai et le beau? Allait-il donc devenir son complice? Allait-il le couvrir publiquement de son autorité, le défendre de sa parole, et apporter l'aide de son savoir à l'œuvre basse de la spoliation des faibles? Non! jamais!
Il se leva et, tout pâle à la pensée d'oser refuser la tâche que son père lui avait confiée, il ouvrit la fenêtre et rafraîchit dans l'air du soir son front brûlant de fièvre.
La nuit tombait sur La Neuville, le silence s'étendait sur les rues désertes. Le ciel s'empourprait des derniers rayons du soleil descendu à l'horizon. Une cloche d'église se mit à tinter dans l'éloignement, faible et mélancolique, et il sembla au jeune homme que c'était le glas de son innocence qu'elle sonnait. Il se dit que tout était fini pour lui dans la vie, qu'il n'y trouverait plus jamais un seul instant de bonheur. Et, glacé jusqu'au fond du cœur, il pleura amèrement. La voix de la servante le tira de son engourdissement:
—Monsieur Pascal, on vous attend pour dîner...
Il frémit à la pensée d'aborder son père. Il le fallait, cependant: il se trouvait, par son honnêteté, acculé à une situation sans issue. Il descendit dans la salle où ses parents étaient déjà réunis devant la table, sur laquelle fumait la soupe. Son air abattu frappa sa mère: elle dirigea vers lui des regards inquiets. Carvajan se frotta les mains, avec un bruit sec, et, riant:
—Voilà un garçon qui a la mine d'avoir travaillé... C'est bien!... Dînons!...
Le repas fut silencieux. Pascal mangeait, absorbé, roulant des arguments défensifs dans sa tête. Mme Carvajan baissait tristement le front avec la prescience d'un orage. Carvajan dévorait. Quand le dîner fut terminé, il dit à sa femme avec un accent qui n'admettait pas de réplique:
—Ma bonne, tu peux monter chez toi. Nous avons à causer, Pascal et moi...
Il emmena le jeune homme dans son cabinet, s'assit devant son bureau, et là, le regard aigu, la voix tranchante:
—Eh bien?
Pas de préambule, pas de précaution, pas d'hésitation: il allait droit au fait, tout de suite. Et il fallait répondre sans tergiverser à ce terrible «eh bien?» qui contenait tant de tempêtes. Pascal prit son grand courage: il s'affermit sur ses jambes tremblantes, et, la bouche sèche, la voix changée:
—Eh bien! mon père, à vous dire vrai, ces affaires me paraissent déplorables. Je les ai étudiées à fond... Il n'y aurait que fâcheuse opinion à récolter en en poursuivant l'exécution rigoureuse, et si je me permettais de vous donner un conseil, ce serait de transiger pour éviter des débats publics...
Carvajan ne répondit pas. Les lignes de son visage se durcirent, il fit entendre un sifflement ironique, et, se levant tranquillement:
—Mais, mon garçon, j'ai avancé des fonds, moi... Il faut que je rentre dans mes débours... Je ne crains pas la lumière... Je me vois dans la nécessité, à chaque instant, d'exproprier des débiteurs qui ne s'acquittent pas... Ces brutes de paysans ont la rage d'emprunter plus qu'ils ne peuvent rendre... Ceux qui n'ont pas de terre me donnent leurs récoltes en garantie... Mais, mon cher, c'est le crédit agricole, ça... Sans moi ils n'auraient pas de quoi payer leurs propriétaires... Crois-tu que je vais leur faire cadeau de mon argent? Eh! sacrebleu, après tout, je ne suis pas un philanthrope: je suis un homme d'affaires... Il me faut à l'échéance des espèces ou des grains... Mais tu me laisses parler là, avec tes airs d'innocent. Tu comprends la question aussi bien que moi!... Vois-tu: il ne faut pas juger les choses en théorie... avec des idées d'école... Il faut voir la pratique... Veux-tu que je te montre le fond du sac?... Eh bien! ces gaillards-là, sur qui tu t'apitoies, ils me roulent... Et ces marchés qui t'effraient, en fin de compte... j'y perds!
Il lança ces mots avec un accent de conviction si admirable que son fils ne trouva pas une parole à répondre... On le roulait! C'était lui, Carvajan, qui était la victime, et ses débiteurs le spoliaient! Le banquier fit quelques pas, puis, se posant de face et regardant son fils jusqu'au fond des yeux:
—En résumé, il n'y a qu'un mot qui serve. Veux-tu te charger de mes affaires?
Pascal hésita pendant une seconde, puis le rouge lui monta au visage, et, nettement, il répondit:
—Non.
—Ah! ah! fit sur deux tons Carvajan, tu es un gaillard qui ne mâches pas les paroles... Mais comptes-tu que je vais te nourrir ici à ne rien faire?
—Je m'occuperai, mon père, ne craignez rien... Et je vous supplie de ne pas me contraindre.
—En ai-je manifesté l'intention? fit rudement Carvajan... Crois-tu que j'aie besoin de toi? J'aurais été heureux de t'associer à mes opérations, et de te faire profiter de mon expérience. Tu fais le dédaigneux et prétends te suffire avec tes propres forces. Il est possible que j'aie engendré un aigle... Mais, jusqu'à preuve contraire, je pense que tu n'es qu'un oison... Bonsoir, mon garçon: tu poses pour l'homme à préjugés. Nous verrons ce que cela te rapportera dans la vie...
Il ouvrit la porte, fit signe à son fils de sortir, et, sans rien ajouter, s'enferma dans son cabinet. Resté seul, il marcha pendant quelque temps en silence, la figure gonflée par l'agitation. Enfin il s'arrêta et, frappant sur son bureau avec violence:
—Comme il m'a carrément rompu en visière! s'écria-t-il. Un marmot de vingt ans qui se permet de critiquer son père! Eh! sacrebleu! je l'ai laissé libre... C'est la première fois que je supporte la résistance... Ma parole d'honneur, je crois qu'il m'a interloqué!...
Il agita la tête, resta pensif un instant puis, avec un demi-sourire:
—C'est égal, il sait ce qu'il veut: c'est un Carvajan!
C'était un Carvajan, mais de la bonne espèce, avec toute l'énergique résolution, toute l'ardeur enflammée de sa race, appuyées sur un fond de scrupuleuse honnêteté. Il tint parole et se fit inscrire au barreau. Il exerçait à peine depuis un an que sa réputation était faite, et qu'on l'envoyait plaider à la Cour de Rouen, contre les vieux routiers de la basoche normande. Il parlait avec une clarté et une élégance remarquables, et, s'échauffant aussitôt qu'il en trouvait l'occasion, il atteignait souvent à la véritable éloquence. Les magistrats l'écoutaient avec étonnement, sans distraction et sans sommeil. Et cette attention qu'il savait leur imposer profitait à ses causes.
L'éclat inattendu que jeta Pascal produisit sur son père un double résultat: il fut flatté et il enragea. Il se rendit compte de l'influence que le jeune homme devait rapidement acquérir, et il comprit qu'il lui échappait définitivement. Pascal médiocre, que lui importait? Il l'eût gardé chez lui, avec une dédaigneuse indifférence, lui donnant la pâtée et la niche. Mais Pascal supérieur, n'était-ce pas exaspérant de ne pouvoir s'en servir?
Quel instrument dans les mains d'un habile homme, et comme on serait promptement maître de l'arrondissement! La seule chose qui lui manquât, à lui, c'était le don de la parole. Il concevait, il n'énonçait pas. La destinée lui donnait un fils qui pouvait être la voix de son intelligence, elle ajoutait cet appoint inespéré à toutes les faveurs qu'elle lui avait déjà faites. Et il se trouvait que cette voix était indocile, ne voulait point répéter les arguments qu'on lui soufflait que cette esclave se mettait en révolte.
Il ne s'agissait plus pour Carvajan de faire étudier à Pascal des dossiers d'affaires véreuses. Son ambition avait grandi avec le talent de l'avocat. Il fallait combattre le marquis sur le terrain politique, s'emparer de l'opinion, la retourner, et assurer son élection à lui, Carvajan, qui, une fois lancé dans le plein courant des intrigues, saurait bien arriver vite et haut.
Mais comment prendrait-il de l'ascendant sur son fils? Il ne lui avait jamais témoigné de tendresse, il l'avait laissé grandir, sans essayer de pénétrer dans son cœur. Et maintenant il était trop tard. Un dernier moyen d'action lui restait cependant, très sûr et très puissant: l'affection que Pascal avait pour sa mère. La pauvre femme était depuis quelques années fort souffrante. Elle allait s'affaiblissant, sans faire entendre une plainte. Le retour de son enfant avait été pour elle une joie profonde. La maison vieille et sombre s'était éclairée et rajeunie. Carvajan lui-même paraissait moins bourru et plus souriant. Il avait de subites effusions qu'on ne lui connaissait pas. Il restait dans la salle, le soir, après le dîner, et causait avec une verve narquoise. Visiblement il voulait plaire. Le loup-garou s'apprivoisait lui-même. Et la mère et le fils, tout en bénéficiant de cet état nouveau, se demandaient avec trouble quelle arrière-pensée cette amabilité servait à dissimuler. Un matin, Carvajan entra dès l'aube dans la chambre de sa femme, s'informa de sa santé, lui donna une petite tape amicale sur la joue, et, s'asseyant sur le pied du lit:
—Veux-tu que nous causions, ma bonne? J'ai besoin de ton concours pour une négociation délicate. Si tu fais ce que je vais te demander, je t'en saurai un gré infini... Et il suffira que tu le veuilles pour que cela soit.
—De quoi s'agit-il donc? demanda la mère qui pâlit et ressentit un violent pincement au cœur.
—De ton garçon...
—Que lui est-il arrivé?
—Rien, rassure-toi... Il n'est pas question du présent, mais de l'avenir... Je m'en préoccupe pour lui... C'est un sujet remarquable, et tu as bien travaillé, en me le donnant... Il peut prétendre à tout... Mais il faut préparer les choses de loin quand on veut réussir, et c'est là ce qui m'amène... Vous bavardez beaucoup tous les deux... Tu devrais lui donner des conseils sérieux, au lieu de l'entretenir de fadaises... Il y a une grande place à prendre dans le pays pour qui saura tirer parti des idées nouvelles... Les républicains se démènent... C'est avec eux qu'il faut se mettre. Entreprends donc Pascal sur ce sujet-là... Et tu me diras ce qu'il en pense. Sois adroite... et si tu réussis tu n'auras pas à le regretter... C'est moi qui te le déclare...
Ayant ainsi dévoilé ses idées secrètes, il changea de conversation, cajola sa femme pour la disposer à bien faire ce qu'il lui demandait, puis sortit. Il attendit quelques jours, surveillant les physionomies de la mère et du fils, guettant leurs mouvements pour surprendre quelques signes d'intelligence. Il ne découvrit rien. Ils étaient l'un et l'autre comme tous les jours. Au bout d'une semaine, pendant laquelle cet homme, habitué à dissimuler et à attendre, fut dévoré d'impatience, il se décida à interroger. La réponse ne fut point telle qu'il l'espérait. Pascal n'avait aucune ambition politique et répugnait à se jeter dans les agitations.
Carvajan écouta ce que sa femme lui disait, en proie à une rage violente qui lui coupait la respiration. Il lui sembla que, dans sa tête devenue dure comme de la pierre, son cerveau était comprimé. Il sentit ses idées tourbillonner avec une vertigineuse rapidité. Il resta un moment à regarder machinalement ses mains qui tremblaient. Puis, poussant une terrible exclamation, il éclata:
—Est-ce que vous croyez que vous allez vous moquer de moi plus longtemps? Toi et ton fils vous m'obéirez, ou vous sortirez d'ici. Je suis le seul maître: personne ne m'a jamais résisté, et ce morveux me tiendrait tête! Je le mettrai au pas... Entends-tu, madame Carvajan?... Je lui couperai la crête, à ton coq. Et nous verrons s'il chantera aussi haut... Ah! tonnerre! Un bambin, du nez duquel il sortirait du lait si on le pressait. Et qui veut jouer avec papa! Malheur à lui!... Je le chasserai de la maison... et tout le pays saura qu'il m'a manqué!
Il parla ainsi pendant longtemps, répandant sa colère en paroles violentes. Il terrifia sa malheureuse femme qui, prise de fièvre, dut se mettre au lit. Le lendemain son état parut grave, et, au bout de la semaine, elle était à toute extrémité.
Son fils ne quittait pas sa chambre et la soignait avec un dévouement passionné, écoutant, plein d'horreur, les divagations du délire pendant lequel sa mère répétait toutes les menaces de Carvajan. Un soir, elle reprit connaissance, et posant une main glacée sur le front de Pascal qui s'était agenouillé près de son lit:
—Nous allons nous séparer, mon cher petit, murmura-t-elle. Ah! c'est une grande douleur pour moi... Je t'aime tant!... Nous avons eu des chagrins, dans ces derniers temps... Il faut ne point t'en souvenir... Ne fais jamais de peine à ceux qui sont autour de toi... La plus grande satisfaction sur la terre, vois-tu, c'est d'être bon...
Elle eut une faiblesse, et pâlit, comme pour mourir. Elle revint cependant à elle, et fit demander son mari. Elle lui parla, sans que son fils retiré auprès de la fenêtre, où fleurissaient toujours les plantes préférées, pût entendre ce qu'elle disait. Carvajan, le visage sombre, écoutait, muet. Enfin elle fit un signe impérieux auquel il répondit en faisant oui, de la tête. Les traits de la mourante s'illuminèrent de joie. Elle se laissa aller en arrière avec soulagement, comme si elle avait été débarrassée d'un poids écrasant. Elle appela Pascal, et lui dit:
—Embrasse ton père devant moi...
Le jeune bomme, bouleversé par la douleur, se jeta avec effusion dans les bras de son père, et lui donna deux chauds baisers que celui-ci rendit d'une lèvre glacée. Sa sécheresse de cœur lui faisait la bouche plus froide que celle de la mourante. Puis Mme Carvajan ordonna à son fils de se retirer et resta seule avec le notaire. Le soir, sa fin parut tout à fait proche. Elle rompit le silence qu'elle avait gardé jusque-là, et murmura à l'oreille de Pascal:
—J'ai laissé à ton père tout ce dont la loi me permettait de disposer... Je sais que tu es en état de faire ta fortune toi-même... Et puis c'était le seul moyen de t'assurer la paix... Carvajan est un homme terrible... Ne te heurte jamais à lui... L'abandon de ton héritage sera le prix de ta liberté... Pardonne-moi de t'avoir dépouillé... Sois bon dans la vie... Il faut être bon...
Ce fut en prononçant ces douces paroles qu'elle mourut. Pascal lui ferma les yeux, se pencha pour l'embrasser, et, grave:
—Sois tranquille, mère, ma part d'héritage, ce sera ta bonté...
Et comme si, au seuil de l'éternité où elle entrait, la morte eût entendu cette promesse suprême, son front pâli rayonna, et ses traits resplendirent d'une céleste beauté.
Le lendemain des obsèques, Jean Carvajan appela son fils dans le cabinet témoin de leur premier désaccord, et, la voix sèche:
—Mon garçon, le malheur qui vient de nous atteindre, dit-il, va modifier certainement notre existence. Je désirerais, avant de prendre une résolution, connaître tes projets.
—Mes projets sont fort simples, mon père: si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je quitterai la Neuville...
—Tu es libre, répondit Carvajan, dont le front se plissa au souvenir cuisant de ses espérances déçues.
—C'est bien... Alors je partirai demain.
—Quand tu voudras revenir... ma maison te sera ouverte.
—Je vous remercie.
Pas une parole de plus ne fut échangée entre eux.
Le lendemain Pascal s'éloigna, laissant dans la petite maison de la rue du Marché Carvajan seul avec sa haine.