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III

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Table des matières

En quittant Pascal sur le plateau qui domine la vallée de La Neuville, Mlle de Clairefont avait pressé l'allure de son cheval. Elle était désireuse de s'éloigner de cet homme qui, au premier abord, lui avait été sympathique et dans lequel, avec ennui, elle venait de découvrir un Carvajan. Elle eût voulu le chasser de sa pensée comme elle venait de l'éloigner de sa personne, mais, malgré elle, le visage de son compagnon de route, avec son large front, ses yeux clairs et sa bouche sérieuse lui apparaissait obstinément. Elle se disait: Il a pourtant la physionomie d'un homme loyal et sincère, et voilà qu'il est le fils d'un scélérat. Elle fit cette concession étrange: Peut-être est-il très bon néanmoins, et très honnête... Mais, s'élevant aussitôt contre cette indulgence inexplicable: En somme, ce n'est pas probable. Bon chien chasse de race. D'ailleurs il a eu l'air penaud et confus quand il a su qui j'étais... Et il a baissé la tête... D'où vient-il, celui-là, pour nous faire du mal?

Un Carvajan, pour Antoinette, ne pouvait avoir d'autre but dans la vie que de faire du mal à des Clairefont. Hélas! du mal, en restait-il à leur faire? Quel coup nouveau pouvait-on porter à cette famille qui, dans sa décadence progressive, était arrivée à une pauvreté voisine de la gêne? Et, avec une profonde mélancolie, la jeune fille, qui n'avait que vingt-trois ans, se reportait dans le passé et marquait les étapes de la ruine lente mais assurée.

Elle revoyait le château luxueux, brillant, animé, comme lorsqu'elle était toute petite. Puis, à mesure qu'elle grandissait, le train de maison diminuait, les chevaux se faisaient moins nombreux dans les écuries, les domestiques plus rares; le mobilier, usé, restait dans les appartements sans être remplacé. Le nid enfin devenait moins douillet, moins chaud, moins coquet, et elle s'en apercevait, mais, avec la première insouciance de la jeunesse, n'y attachait pas d'importance, jusqu'au jour où, la raison venant à éclairer son esprit plus mûr, elle avait compris que la misère, arrivée aux portes de Clairefont, frappait hardiment pour entrer, et que l'allié le plus sûr qu'elle eût était le marquis lui-même.

On ne pouvait plus rien cacher alors à ses yeux clairvoyants, et souvent, sur la table du large vestibule, elle surprenait les papiers timbrés, déposés le matin même. Elle lisait les glaciales et lugubres formules du grimoire judiciaire, commandement à «mon dit sieur de Clairefont» d'avoir à payer la somme de..., faute de quoi la saisie et la vente. Toujours on payait. Un suprême effort était tenté, on retournait toutes les bourses, on fouillait tous les fonds de tiroir, et, comme une grappe épuisée que l'on presse pour en extraire la dernière goutte, les vieux restes de l'opulence passée, grattés jusque dans les dorures des murailles, fournissaient la ressource exigée. C'était touchant et navrant à la fois.

L'existence matérielle seule n'avait pas à souffrir de cette diminution continuelle de la fortune patrimoniale. On vivait sur ce qui restait de la terre. La basse-cour fournissait de la volaille, le potager des légumes, et la ferme de la farine, des moutons et des bœufs. On se chauffait avec les arbres du parc, on nourrissait les chevaux avec le foin des pelouses, mais l'argent était toujours rare. Et Mlle de Clairefont faisait ses robes elle-même.

Le marquis, occupé de quelque problème, semblait ne pas se douter de ce dénuement. À vrai dire, il n'en souffrait pas. À compter du jour où Antoinette s'était aperçue des embarras dans lesquels son père avait jeté la famille, tout ce qui avait pu être tenté pour épargner à l'inventeur les tourments d'une situation difficile avait été réalisé par la jeune fille. Elle avait établi autour de lui un blocus de tendresse, et s'était ingéniée à conserver pour elle-même tous les soucis. Elle se montrait maternelle pour ce vieil enfant toujours souriant à son rêve et continuellement enflammé par l'espoir de faire une découverte qui rendrait aux siens le centuple de ce qu'il leur avait pris.

Sur un seul point il avait été impossible de lui donner complètement le change. Depuis deux ans Antoinette était fiancée à M. de Croix-Mesnil, et de saison en saison elle remettait le mariage. Le jeune baron était un charmant officier, d'une belle tournure, d'un esprit aimable, et dont le père, magistrat éminent, pouvait aspirer aux plus hautes fonctions de l'ordre judiciaire. Cette union, décidée à une époque où le marquis était encore en possession apparente de son domaine, avait paru près de se conclure. Mlle de Clairefont avait accueilli favorablement la demande. Le baron se montrait très empressé auprès de sa fiancée. Les notaires des deux familles avaient eu quelques conférences desquelles il résultait que le futur époux possédait, du chef de sa mère, quarante mille livres de rente en biens-fonds, et la future épouse, trois cent mille francs du même chef, son frère lui ayant fait abandon de sa part. Tout était décidé, prêt, les bans allaient être publiés, quand brusquement Mlle de Clairefont avait changé et, arguant de la mort d'une parente éloignée, avait demandé qu'on ajournât la cérémonie.

La tante Isabelle, chargée d'annoncer au fiancé les résolutions nouvelles d'Antoinette, s'était acquittée de sa mission avec son habituelle rudesse de vieux grognard, mélangée cependant d'une pointe d'attendrissement inusité. En manière de consolation, elle avait dit à Croix-Mesnil:

—Mon cher ami, voyez-vous, ma nièce s'est fourré dans la tête qu'elle ne vous épouserait pas ce trimestre-ci... Il faut en prendre votre parti comme un brave... Après tout, ce qui est «déchiré»... n'est pas perdu...

Et comme le fiancé, avec une tendre insistance, se plaignait du retard apporté à son bonheur:

—Ne regrettez rien, s'écria-t-elle, avec une émotion qui la fit redoubler de barbarismes. C'est la perfection que cette enfant-là!... Si vous saviez! Mais vous ne pouvez pas savoir. Enfin, croyez-moi, c'est un ange... Oui, un ange «immatriculé»!

Le baron montra une désolation d'homme du monde, se plaignit dans une juste mesure, et demanda la permission de continuer à faire sa cour, comme par le passé. Ce qui lui fut accordé. Le marquis, lui, manifesta un véritable chagrin de cette semi-rupture, il interrogea sa fille avec insistance, et ne put tirer d'elle aucun éclaircissement. Il la trouva calme, souriante, et répondant à toutes ses questions par ces seules paroles:

—Je suis heureuse auprès de vous... Je veux attendre...

—Mais, ma chère, reprit le vieillard, je serai plus tranquille quand je te saurai mariée... C'est un gros souci pour moi que ton établissement... Que deviendrais-tu si je venais à te manquer?

Antoinette et la tante Isabelle échangèrent un regard, un fin sourire glissa sur les lèvres de la jeune fille, qui, prenant la tête blanche du vieil enfant dans ses mains et la caressant doucement:

—N'ayez point de préoccupation, dit-elle d'une voix attendrie, ce mariage se fera un jour ou l'autre... Ne me pressez jamais.

Elle changea de ton vivement, et, avec une gaieté mutine:

—D'ailleurs, vous savez que j'ai mauvais caractère... étant un peu du côté des Saint-Maurice, et qu'on ne me force point à faire ce que je ne veux pas!

Le marquis se dit:

—Elle me cache quelque chose, et sa tante est au courant de l'affaire... Tout s'éclaircira un de ces matins.

Si l'inventeur, au lieu de poursuivre, dans le vague de sa pensée, le vol de ses chimères, avait tenu ses comptes, il aurait pu rapprocher de la résolution prise par Mlle de Clairefont une échéance de deux cent mille francs, engloutis dans le puits de la Grande Marnière, et il aurait compris pourquoi sa fille ne voulait plus se marier. Mais il n'y eut que l'huissier de Carvajan et la tante Isabelle qui eurent connaissance du généreux sacrifice fait par Antoinette pour empêcher qu'on ne vendît une partie du domaine. La vieille Saint-Maurice, qui avait des idées particulières sur toutes choses, trouva moyen de tirer de l'ajournement imposé à Croix-Mesnil une conclusion consolante pour sa nièce:

—Vois-tu, ma chère, en fin de compte... tu as peut-être eu raison de ne pas épouser à la légère ce jeune dragon. Il ne doit pas t'aimer autant que tu mérites de l'être. Il a été trop calme et trop convenable, en voyant qu'on lui laissait le bec dans l'eau, indéfiniment... Il aurait dû pousser des cris «fanatiques». Eh bien! tu l'as vu? Doux, sucré... une vraie carafe d'orgeat! Je ne sais pas en quoi on fait les amoureux et les soldats aujourd'hui!

Le marquis, dont les idées ne se fixaient pas longtemps sur le même sujet, avait repris le cours de ses travaux. Mais un soupçon était resté au fond de son cœur, comme un point douloureux, et, périodiquement, il disait:

—Eh bien! ma fille, et Croix-Mesnil? Quand l'épouses-tu?

—J'y pense, mon père, répondait Antoinette, avec un tranquille sourire.

Le baron venait tous les deux ou trois mois passer quelques jours au château, chassait avec Robert, se promenait à cheval avec sa fiancée, et repartait sans que rien fût décidé. Dans le pays, on glosait beaucoup sur son compte, on l'appelait ironiquement le fiancé de la semaine des quatre jeudis.

Certains chuchotaient:

—S'il n'épouse pas, c'est qu'apparemment il peut faire autrement. Du reste, c'est de tradition dans la famille. On sait qu'autrefois la tante Isabelle a fait ses farces!

Jour de Dieu! Si Mlle de Saint-Maurice avait eu vent de ces propos, quelle algarade, et comme elle eût riposté par des soufflets! Mais les Clairefont vivaient loin de tout, et la calomnie mourait sur le seuil de leur château morose et silencieux.

Depuis un assez long temps Antoinette, emportée au courant de ses souvenirs, était arrêtée devant les talus blancs de la Grande Marnière. Elle avait tout oublié; sa singulière rencontre, l'heure qui la pressait; et, laissant flotter les rênes sur le cou de son cheval, elle restait immobile. À ses pieds les charpentes des puits d'extraction pourrissaient inutiles, les hangars s'ouvraient, vides d'ouvriers, les wagons restaient immobiles entre les rails conduisant aux fours à chaux éteints. Toute cette exploitation, poussée pendant des années fiévreusement, avait cessé. Les immenses travaux commencés n'avaient pas été achevés. Et les amoncellements de calcaire improductif représentaient la fortune de la noble maison, les espérances de bonheur de la jeune fille, la sécurité des vieux jours du père de famille. Tout le passé, le présent et l'avenir, compromis sans rémission. Et pourtant que de fois Antoinette avait entendu le marquis s'écrier, en montrant la colline: Ici est la fortune de la maison!

Il avait fait faire des expériences qui toutes avaient été concluantes: la chaux de Clairefont pouvait défier toute concurrence. Pendant plusieurs années la vente avait été considérable. Mais le marquis, pour perfectionner son outillage, s'était mis à inventer des machines. Il avait expérimenté des moyens de calcination nouveaux. Et dans ses tentatives il avait gaspillé le bénéfice de son entreprise. Toujours le manque de suite dans les idées. La folle du logis s'égarant à la recherche du mieux, quand le bien existait, facile et sûr; le génie diabolique de l'inventeur sans cesse en quête d'un progrès à réaliser. Alors, au lieu de la réussite pure et simple, par le droit et ordinaire chemin, l'insuccès par des voies détournées et ardues. Et la ruine succédant à la fortune.

Cependant, malgré l'amer désenchantement que lui causaient tant d'échecs successifs, au fond de l'esprit de la jeune fille une dernière espérance fleurissait encore. Elle avait en son père une foi superstitieuse. Elle pensait: Il finira par trouver, comme il le dit si souvent; et ce jour-là, comme dans un prodigieux conte de fées, les blocs crayeux de la colline se changeront en or.

La cloche qui annonçait le déjeuner sonnant dans le lointain tira Antoinette de ses rêves. Elle donna un coup de cravache à sa monture, partit au galop, et vivement arriva à la grille. Elle secoua sa tête pensive, prit un air riant, traversa la cour immense, entre les pavés de laquelle l'herbe poussait haute, sauta toute seule à terre, ouvrit la porte d'une écurie, et, débridant sa bête, la laissa aller vers la stalle garnie de paille fraîche Puis, retroussant sa longue jupe sur son bras, elle se dirigea, suivie de son chien, vers la salle à manger.

Dans la vaste pièce dallée de marbre rouge et blanc, au plafond décoré de caissons dans lesquels étaient peintes les armes de la famille, aux murs garnis de dressoirs sculptés, dont les tablettes portaient les pièces massives d'une antique argenterie, derniers vestiges du luxe disparu, autour d'une table trop large, quatre personnes assises déjeunaient, servies par un vieux domestique.

À la gauche de M. de Clairefont une place restait vide, celle de la retardataire; à sa droite, Mlle de Saint-Maurice, avec sa taille de grenadier, sa figure écarlate de vieille fille couperosée; en face, le jeune comte Robert, et un personnage long et blême, très chauve, sans un poil de barbe, abritant derrière des lunettes à branches d'or ses yeux au regard indécis.

—Ah! voilà ma fille, dit avec satisfaction le marquis... Ma chère, je commençais à être inquiet... J'ai fait sonner trois fois la grosse cloche pour t'avertir... Tu étais donc partie bien loin?

—J'étais allée jusqu'à La Saucelle, mon père, répondit Antoinette en embrassant le vieillard... Les enfants du fermier sont malades et je voulais avoir de leurs nouvelles... Bonjour, ma bonne tante...

—Bonjour, fraîcheur... Viens que je te respire... Tu sens la rosée et les fleurs...

—C'est de vous, tante, qu'il faut dire cela: vous êtes radieuse, ce matin.

—Bon! bon! flatteuse, répliqua d'une voix forte Mlle de Saint-Maurice... Je suis radieuse à la façon d'un coucher de soleil!

Et elle épanouit dans un large sourire son visage embrasé.

Antoinette fit le tour de la table, donna en passant une petite tape amicale sur la joue de son frère et, tendant la main au troisième convive qui s'était levé cérémonieusement:

—Enchantée de vous voir, monsieur Malézeau, dit-elle... Je vous prie de m'excuser, je ne savais pas que j'aurais le plaisir de vous trouver ici en rentrant... L'étude est toujours à sa place? Mme Malézeau se porte bien?

—Choses et gens, Mademoiselle... tout à votre service, Mademoiselle, croyez-le bien... répondit le notaire qui, par un tic invétéré, ponctuait chacun des fragments de ses phrases d'un «Monsieur», «Madame» ou «Mademoiselle», du plus bizarre effet.

—Allons! tout est pour le mieux! conclut la jeune fille. Et, s'asseyant gaiement auprès de son père:

—N'allez rien chercher pour moi, Bernard, dit-elle au vieux serviteur, je prendrai le déjeuner où il en est... Je meurs de faim ce matin...

Elle se mit à manger avec une charmante vivacité de mouvements, un entrain juvénile et robuste qui faisaient plaisir à voir. Son frère la regarda un instant, puis, affectant un air solennel:

—Mademoiselle ma sœur, deux mots maintenant. Tu nous dis que tu reviens de La Saucelle, c'est fort bien. Je t'ai, en effet, vue passer sur le plateau... Mais ce que tu ne nous dis pas, c'est que tu n'étais pas seule...

À ces mots Antoinette devint fort rouge, et leva brusquement la tête...

—Allons, Robert, que signifie cette plaisanterie? s'écria la tante Isabelle. Prétends-tu nous faire accroire que ta sœur se promène sur les routes avec des gens que tu ne connais pas?

—Ma foi, il dit vrai, cependant, interrompit Mlle de Clairefont. Je me suis promenée ce matin pendant plus d'une demi-heure avec un inconnu.

—Quelque mendiant qui t'a suivie jusqu'au château?

—Non pas! C'est tout le contraire d'un mendiant...

—Tu m'intrigues... Est-ce donc un millionnaire? demanda le marquis en souriant.

—Si j'en crois ce qu'on raconte, il pourrait bien l'être, en effet, un jour...

—Eh! là. Vous verrez tout à l'heure que ce sera quelque brigand, qui aura demandé à Antoinette la bourse ou la vie.

—Tante, vous brûlez presque. Car, à cela près qu'il ne m'a demandé ni la bourse ni la vie... c'était le fils de M. Carvajan en personne.

Il y eut un silence. Jamais, depuis vingt ans, le nom de Carvajan n'avait été prononcé sous ce toit, sans qu'il fût l'avant-coureur de quelque malheur.

Le marquis baissa son front devenu sombre, et, à voix basse:

—J'avais oublié que Carvajan eût un fils...

Il jeta sur Robert et sur Antoinette un regard troublé, comme s'il eût craint que la haine du père, transmise au descendant comme un héritage, ne vint peser sur ses enfants aussi lourde qu'elle avait pesé sur lui. Et, avec une sourde inquiétude:

—Mais comment cette rencontre s'est-elle faite? Ce jeune homme t'a-t-il parlé?

—Oui! mon père, pour me demander son chemin, et très respectueusement.

—Je l'en félicite! murmura Robert, dont les yeux lancèrent un éclair. Car s'il en avait été autrement...

—J'ignorais qui il était, et je ne songeais guère à m'en informer... Un passant m'avait demandé sa route, qui était la mienne, et je l'avais invité à me suivre... Nous avons cheminé tous deux en silence, et c'est seulement au moment de nous séparer, et en me remerciant, qu'il m'a dit son nom...

—Comment est-il? interrogea la tante de Saint-Maurice. Est-ce un homme comme il faut, ou un «pétras»... A-t-il la mâchoire de loup de monsieur son père?

—Il a l'apparence d'un garçon bien élevé, et, quant à sa figure, elle n'est pas déplaisante à voir... Mais, tante, ajouta ironiquement Antoinette, si vous êtes curieuse d'avoir des détails sur l'héritier de la maison Carvajan, M. Malézeau pourra sans doute vous en donner de complets...

—Moi, Mademoiselle? balbutia le notaire, en portant les mains à sa maigre poitrine avec un geste de protestation...

—Le maire de La Neuville n'est-il pas votre client comme moi? dit malicieusement M. de Clairefont.

—Oh! c'est bien différent, Monsieur le marquis, s'écria Malézeau, dont les yeux papillotèrent derrière ses lunettes d'or; avec M. Carvajan j'ai des relations d'affaires, Monsieur le marquis, mais avec vous, Monsieur le marquis, et votre aimable famille, Monsieur le marquis, oh! les liens du plus respectueux dévouement...

—Enfin, Malézeau, vous dînez chez le maire? interrompit vivement Robert avec un sourire narquois.

—Rarement, Monsieur le comte, le plus rarement possible! dit le notaire, qui parut être au supplice... Vous savez ce que sont les villes de province, Monsieur le comte? Un officier ministériel est tenu à beaucoup de ménagements, Monsieur le comte, sous peine de ne pouvoir exercer sa profession, Monsieur le comte. Les temps sont durs... M. Carvajan, avec sa banque, fait beaucoup d'affaires, Monsieur le comte... C'est une grosse ressource pour une étude comme la mienne... Mais aucune intimité, entre lui et moi, croyez-le bien!...

—Allons! ne faites pas le jésuite, Malézeau! s'écria avec brusquerie la tante Isabelle, dont la lèvre moustachue se plissa dédaigneusement... Vous a-t-on jamais reproché vos accointances avec le personnage? Sommes-nous gens à exciter qui que ce soit contre lui? Avons-nous jamais riposté à ses mauvais procédés autrement que par le dédain?

—Ce n'est peut-être pas, Mademoiselle, ce qui a été fait de mieux, Mademoiselle, murmura le notaire, en jetant autour de lui un regard inquiet... Un peu de résistance aurait pu lui donner à réfléchir, Mademoiselle. Vous lui avez laissé la tâche trop facile... Il ne faut jamais dédaigner son ennemi...

—Voudriez-vous qu'on fît à un tel croquant l'honneur de compter avec lui? reprit avec fougue la tante de Saint-Maurice. Il faut un régime absurde, comme celui que nous subissons, pour que de pareilles espèces puissent compter... Voilà ce Carvajan qui est maire, à présent!... Autrefois, on n'en aurait même pas voulu comme garde champêtre... Quant à son fils...

—Oh! son fils, Mademoiselle... son fils n'a pas eu beaucoup à se louer de lui... Et s'il a quitté le pays, Mademoiselle, c'est parce qu'il ne voyait pas du même œil que son père...

—Je lui en fais mon compliment, interrompit Robert.

—Il a beaucoup voyagé, Monsieur le comte, il a eu la bonne fortune ou le talent, comme vous voudrez, de se faire bien venir d'un puissant financier dont il est devenu le représentant, Monsieur le comte. On lui a donné à liquider des affaires délicates en Amérique, et il s'en est tiré à son honneur... On le dit, Monsieur le comte, doué d'un remarquable talent de parole, Monsieur le comte. Il a appris, sur le tard, l'anglais et l'espagnol, et il a plaidé, paraît-il, en Australie et au Pérou, des procès devant les juridictions anglaises et péruviennes, Monsieur le comte, avec un succès prodigieux. Il a beaucoup vu, beaucoup appris, et s'est fait en courant, Monsieur le comte, contrairement au proverbe qui dit: Pierre qui roule n'amasse pas de mousse, une très jolie fortune... Monsieur le comte. Il est, en somme, absolument indépendant, et si vous voulez mon opinion, je ne crois pas, Monsieur le comte, qu'il reste longtemps à La Neuville, Monsieur le comte. Il ne s'entendra pas plus, aujourd'hui, avec M. Carvajan qu'il ne s'est entendu autrefois...

—Il sera donc comme tout le monde... Car ce diable d'homme n'a épargné personne, dit le marquis.

Il resta un instant pensif, puis, avec une grande tristesse:

—C'est un fait singulier que ce Carvajan, qui a pressuré le pays tout entier, soit respecté, et que moi, qui n'ai jamais rendu que des services... je sois honni...

—On ne respecte pas M. Carvajan, dit Malézeau, on le craint, Monsieur le marquis, ce qui est bien différent. Il a une main dans toutes les caisses; et ceux qui pourraient tenter, Monsieur le marquis, de lui résister, Monsieur le marquis, savent qu'il leur en coûterait cher...

La Grande Marnière

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