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3 LE VIEUX CITRON

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Seule l'affection rend plaisante une compagnie prolongée; seule l'affection la rend supportable. Un indifférent veut-il vous offrir la comédie de lui-même, jouissez du spectacle, mais évitez qu'il dure. Le plus beau paysage ne laisse pas que de fatiguer, s'il ne touche secrètement quelque point sentimental; l'art ne séduit qu'un temps, si le cœur ne s'y mêle, et le camarade qui vous arrêta dans la rue se change vite en fâcheux, revînt-il d'Eldorado ou de Thulé.

C'est pour avoir souffert de l'impudeur des fâcheux, pour les avoir vus, rongeant sans vergogne ce peu d'heures vouées au loisir, pour s'être senti pauvre, après leur départ, que tel de mes amis ne sort plus d'une façon de thébaïde spirituelle et fuit l'ombre même de l'homme.—J'estime qu'il a grand tort.

Il faut goûter tout l'instant qui passe, entendre toute son harmonie, respirer tout son parfum, se repaître, mais ne jamais rien donner en échange. Une femme, rencontrée dans le monde, un camarade, une connaissance de huit jours sont des ennemis qui vous mangeront si vous ne les mangez d'abord.—Mangez-les donc.

Le repas peut, d'ailleurs, être succulent.—Mettez votre sujet en une posture morale où il devra penser par lui-même, agir sans aide, s'exprimer, se taire, souffrir, douter, prendre parti. Ouvrez les yeux, écoutez bien. Cela vaut, parfois, les plus doux spectacles, les plus belles musiques. Comme disent les prospectus des livres pour la jeunesse: «on s'instruit en s'amusant,» et je ne sais de vaudeville où l'on se récrée à si bon compte.

Ainsi, faites rendre à votre sujet ce qu'il peut donner, videz-le, séchez bien le vase et ne vous en occupez plus. Vous avez ri, vous avez appris quelque chose, vous vous êtes augmenté—tout est là. Sauf la rencontre qui transforme votre sujet en ami, en maîtresse, en idole, soyez persuadé que vous ne devez rien.

Un être usé devient hostile. Son influence est pareille à celle de cet ornement banal que vous avez jadis pendu au mur et que vous n'osez pas jeter.—Il exaspère.—Défaites-vous des êtres que vous connaissez bien et que vous n'aimez pas. Quand on a savouré son jus, on ne garde pas un vieux citron.

Il est regrettable que le respect humain soit une si forte effusion du cœur. Il exagère de prodigieuse manière la notion de la dette sentimentale. Parce que X nous a divertis, nous pensons, sincèrement, lui devoir quelque chose.—Soit!—Alors, payez-le avec de la monnaie, comme l'on paie, au théâtre, le prix d'un fauteuil, mais, pour Dieu! ne lui donnez rien de vous-même!

Notre trésor intérieur est trop précieux, trop rare, trop vite épuisé, pour que, sans folie, l'on puisse en être généreux. Cette générosité-là devient de la prodigalité,—la pire: du gaspillage.—Si l'Enfant Prodigue avait été prodigue de lui-même, au lieu de l'être de ses richesses, on n'eût certes point tué le veau gras, à son retour, car il n'eût point conservé de quoi se faire reconnaître par ses parents.

Gardez-vous donc! thésaurisez! Prenez ce que vous donne l'instant qui passe, prenez, ne rendez pas! Il ne faut se dépenser qu'en aimant.

Les moments perdus de John Shag

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