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III.—L'AME

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Table des matières

On peut dire, d'une manière générale, qu'il n'y a que des âmes dans l'univers[98]. Et ces âmes se différencient à l'infini par leur degré de perfection qui n'est autre chose que le degré de distinction de leur connaissance[99].

[Note 98: LEIBNIZ, Comment. de anima brutorum, p. 464a, VII; Epist. ad Wagnerum, p. 466a, III; Monadol., p. 706b, 19.]

[Note 99: LEIBNIZ, Lettre à M. des Maizeaux, datée de 1711, p. 676b.]

Mais cette différenciation infinie n'est point comme une traînée continue qui ne contient que des nuances insensibles. On distingue trois principales sortes d'âmes, qui sont comme les points culminants de la nature: les âmes des vivants, celles des animaux et celles des hommes.

Les premières ne possèdent que la perception pure et simple, c'est-à-dire un mode de connaissance tellement enfoui dans son objet qu'il ne se ramène jamais sur lui-même, et si infime qu'il est incapable de rester à l'état de souvenir. Telles sont les monades des plantes, et aussi celles des êtres inférieurs aux plantes, ou minéraux. Car il n'y a pas de corps bruts; tout est organique, tout est vivant et doué de quelque pensée: l'esprit ne fait que dormir où nous affirmons qu'il n'est pas[100].

[Note 100: Ibid.—V. aussi: Comment. de anima brutorum, p. 464b, XI; Epist. ad Wagnerum, p. 466a, II; Monadol., p. 706b, 20-21.]

Les âmes des animaux ont une connaissance plus distincte, qu'on peut appeler sentiment et qui consiste dans la «perception accompagnée de mémoire[101]». Il se produit en elles comme «un écho de leurs impressions qui demeure longtemps pour se faire entendre dans l'occasion[102]». Mais elles sont dépourvues de toute énergie réflexive et par là même de raison.

[Note 101: LEIBNIZ, Principes de la nature et de la grâce, p. 715a, 4.]

[Note 102: Ibid.]

C'est dans l'homme seulement que s'épanouit la puissance de réfléchir, et d'abstraire et de déduire: ce qui en fait un être à part et comme un «petit dieu» dans l'univers. Et cette faculté d'ordre supérieur ne va pas seule en lui: elle s'y ajoute aux formes inférieures de l'activité, sans les changer entièrement. Perception simple, perception avec mémoire et réflexion ou aperception, tous les modes de la connaissance se réunissent et se coordonnent dans l'âme humaine.

Aussi est-ce cette ame que le philosophe choisit comme l'objet central de ses investigations.

A) Origine des représentations.—L'âme humaine, étant une monade, n'a pas de fenêtre ouverte sur l'univers. Elle n'en peut donc recevoir aucune impression; et, par conséquent, c'est de son propre fonds qu'elle tire son trésor d'expériences: elle enveloppe dès l'origine toutes les images qu'elle percevra jamais.

Mais il ne faut pas croire, comme l'entendait Locke, qu'elles s'y trouvent d'ores et déjà toutes faites. Elles n'y sont qu'à l'état d'ébauches, comme les figures que marquent les veines d'un morceau de marbre[103]. Et c'est l'âme elle-même qui, par sa spontanéité naturelle, les élève par degrés du confus au distinct.

[Note 103: LEIBNIZ, N. Essais, p. 210a, 11.]

Nous avons des «perceptions inaperçues». Notre pensée se dégrade indéfiniment, comme la lumière du soleil: si bien qu'à un point donné il nous arrive de connaître encore sans savoir que nous connaissons. Lorsque nous sommes en état de veille, «nous pensons à quantité de choses à la fois, mais nous ne prenons garde qu'aux pensées qui sont les plus distinguées, et la chose ne saurait aller autrement; car, si nous prenions garde à tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses en même temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos sens[104]». «Quand nous dormons sans songe et quand nous sommes étourdis par quelque coup, chute, symptôme ou autre accident», nous revenons à nous-mêmes au bout d'un certain temps et commençons derechef à nous apercevoir de nos perceptions; et, par conséquent, il faut qu'il y ait eu, immédiatement avant, d'autres perceptions dont nous ne nous sommes pas aperçus. Car une pensée ne saurait venir naturellement que d'une autre pensée, comme un mouvement ne peut venir naturellement que d'un autre mouvement[105]. Une chose encore plus frappante, c'est que l'aperception elle-même suppose toujours de l'inaperçu. «Il n'est pas possible que nous réfléchissions toujours expressément sur toutes nos pensées; autrement l'esprit ferait réflexion sur chaque réflexion à l'infini sans pouvoir jamais passer à une autre pensée. Par exemple, en m'apercevant de quelque sentiment présent, je devrais toujours penser que j'y pense, et penser encore que je pense d'y penser, et ainsi à l'infini[106].»

[Note 104: LEIBNIZ, N. Essais, 224a, 11; p. 225a, 14.]

[Note 105: LEIBNIZ, N. Essais, p. 224a, 11; Réplique aux réflexions de Bayle, p. 185b; Monadol., p. 707a, 23.]

[Note 106: LEIBNIZ, N. Essais, p. 226b, 19.]

De plus, l'existence de ces perceptions inaperçues n'est pas un fait accidentel; elles tiennent à la nature des choses. «Les puissances véritables ne sont jamais de simples possibilités. Il y a toujours de la tendance et de l'action[107].»

[Note 107: Ibid., p. 223b, 9.]

Or l'action essentielle de l'âme, c'est la pensée. Donc elle pense toujours. Et cependant elle n'a pu toujours s'apercevoir de ce qu'elle pense; un enfant ne fait pas de métaphysique dans le sein de sa mère. Il faut donc, en vertu de l'essence de l'âme, qu'il existe des perceptions inaperçues; et il le faut aussi, en vertu de son intime union avec l'organisme. «Il y a toujours une exacte correspondance entre le corps et l'âme[108].» Pas un changement dans le physique, si infime qu'on le suppose, qui n'ait quelque retentissement dans le mental. «S'il y avait des impressions dans le corps pendant le sommeil ou pendant qu'on veille, dont l'âme ne fût point touchée ou affectée du tout, il faudrait donner des limites à l'union de l'âme et du corps, comme si les impressions corporelles avaient besoin d'une certaine figure ou grandeur pour que l'âme s'en pût ressentir; ce qui n'est point soutenable[109].» Du moment que l'âme est simple, elle doit être modifiée par les petits mouvements du corps comme par les grands. Mais ces mouvements sont en nombre infini et forment une sorte de tourbillon qui ne se calme jamais[110]. C'est donc bien que nous recevons du dehors, et à chaque instant, une multitude d'impressions dont nous avons quelque connaissance sans le remarquer, «tout comme ceux qui habitent auprès d'un moulin à eau ne s'aperçoivent pas du bruit qu'il fait[111]».

[Note 108: LEIBNIZ. N. Essais, p. 225b, 15.]

[Note 109: Ibid., p. 225b, 15.]

[Note 110: Ibid., p. 223b, 9.]

[Note 111: Ibid., p. 225b, 15.]

Si l'âme pense toujours, elle pense dès son origine. Et voilà l'acte premier d'où dérivent tous les autres actes de la sensibilité; voilà le ressort interne qui fait passer de l'implicite à l'explicite le contenu empirique de la monade.

La première image donnée en évoque d'autres qui en évoquent d'autres encore à peu près de la manière suivante:

1° Chaque perception, qui enveloppe l'idée d'un état meilleur, tend à susciter d'autres perceptions.

2° Nous éprouvons à chaque instant une foule «de demi-douleurs», «de petites douleurs inaperceptibles», qui travaillent de derrière la coulisse et «font agir notre machine[112]». Par exemple, «quand je me tourne d'un côté plutôt que d'un autre, c'est bien souvent par un enchaînement de petites impressions dont je ne m'aperçois pas, et qui rendent un mouvement un peu plus malaisé que l'autre[113]». Et ces mouvements eux-mêmes provoquent, en s'opérant, de nouvelles perceptions; car, encore une fois, il ne se fait rien dans le corps qui n'ait son contre-coup dans l'âme.

[Note 112: ibid., p. 248a-248b.]

[Note 113: LEIBNIZ, N. Essais, p. 225a, 15.]

3° Lorsque ces perceptions affectives deviennent «notables», elles éveillent l'attention, dont le rôle est à la fois de rendre plus distinctes les images déjà présentes et d'en faire jaillir de nouvelles. C'est ainsi que «le sanglier s'aperçoit d'une personne qui lui crie, et va droit à cette personne, dont il n'avait eu déjà auparavant qu'une perception nue mais confuse comme de tous les autres objets, qui tombaient sous ses yeux et dont les rayons frappaient son cristallin[114]».

[Note 114: Ibid., p. 251b, 5.]

4° Chez l'homme, l'attention s'accompagne de réflexion. Et de là un autre moyen, le plus puissant de tous, d'élargir le domaine de l'expérience. Car la réflexion conduit tout droit à la découverte du possible; et le possible lui-même, pousse, par la voie des hypothèses, à la connaissance de faits nouveaux.

Outre les images, ou représentations concrètes, nous trouvons en nous des idées, ou représentations abstraites. D'où viennent ces autres formes de la pensée? Faut-il y voir une simple élaboration des images elles-mêmes? Est-ce des données de l'expérience qu'elles résultent en vertu de l'activité de l'entendement? Aristote et ses «sectateurs» l'ont cru; mais il semble bien que leur solution soit insuffisante, et que, sur ce point comme sur d'autres, le passé demande «quelque perfectionnement».

Il y a des vérités de fait, c'est-à-dire des jugements, soit particuliers, soit généraux, où l'attribut s'ajoute au sujet sans dériver de son essence elle-même. Et ces vérités sont tirées de l'expérience[115]: c'est la réflexion qui les en dégage et les formule. Mais il faut distinguer aussi des vérités nécessaires, comme celles «de l'arithmétique et de la géométrie»: il existe des propositions dont les deux termes sont tellement liés l'un à l'autre que l'on ne conçoit ni lieu ni temps où le premier n'enveloppe le second[116]. Or il y a là une donnée originale que ni l'observation toute seule ni l'observation aidée de la réflexion ne peuvent expliquer. Rien dans les synthèses purement empiriques, qu'elles expriment les phénomènes de l'esprit ou les phénomènes de la matière, qui ait un point d'attache infrangible, un rapport qui ne peut pas ne pas être, un rapport absolu, tout y est susceptible de prendre un autre ordre et une autre suite: tout y est contingent. Et, partant, notre esprit aura beau s'évertuer, notre réflexion pourra limer et transformer à l'infini; elle n'en fera jamais sortir ce qui ne s'y trouve pas: elle ne suffira jamais à changer une simple agglutination physique en une connexion nécessaire[117].

[Note 115: LEIBNIZ, N. Essais, p. 207a, 1.]

[Note 116: LEIBNIZ, N. Essais, p. 207a, 1; 208a, 5; Lettre à M. Coste, datée de 1707, p. 447; Théod., p. 480a, 2; p. 515b, 44; p. 557b, 174.]

[Note 117: LEIBNIZ, N. Essais, p. 209b,5.—V. aussi p. 230b-231a, où Leibniz parle du travail de la réflexion sur les données de l'observation.]

Si, au lieu de considérer les vérités de droit, on envisage les idées elles-mêmes, on trouve aussi qu'en dernière analyse elles sont irréductibles à l'expérience. Toute idée vraie renferme une aptitude interne à se réaliser indéfiniment dans tous les temps et tous les lieux, une supposabilité qu'elle ne saurait perdre, quand même le monde entier, avec toutes les intelligences qu'il contient, viendrait à crouler dans le néant: toute idée est nécessairement et par là même éternellement possible. Or il y a là-dedans une réalité qui dépasse toutes les existences individuelles et ne peut y trouver son explication[118].

La monadologie (1909) avec étude et notes de Clodius Piat

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