Читать книгу Le capitaine Maubert - Gozlan Léon - Страница 6
ОглавлениеFLY.
De fondation, lorsqu’il faisait beau l’été , les deux familles allaient pas à pas, après le souper, car on soupait alors, — la Révolution a proscrit un repas qui n’est plus revenu, — de Saint-Mandé à Vincennes à travers le bois, et l’on s’arrêtait chez M. le gouverneur du château, non pas dans le fort même, c’eût été contre l’ordonnance qui régit la matière, mais dans un petit pavillon extérieur où il invitait ses voisins, qui étaient un peu ses sujets, à prendre des rafraîchissements.
Francis et Constance, chacun à part, fondaient un grand espoir sur cette promenade nocturne à l’air libre.
Les deux familles réunies soupèrent comme de coutume dans la salle verte, pièce d’été, dont les croisées s’alignaient sur la cour, cette cour assombrie et rafraîchie par de si beaux lierres; mais après le café, luxe qui commençait à devenir une des nécessités de la petite noblesse, sans être encore passé dans les mœurs bourgeoises, au lieu de se lever et de donner le signal de départ pour la promenade à Vincennes, le marquis de Rétal, — c’est chez lui qu’on avait soupé, — proposa au comte de Cramayenne une partie de dames. Une partie de dames! Les deux jeunes gens frémirent. Tout le monde savait, mais eux seuls savaient mieux que tout Je monde, ce que signifiait cette terrible proposition. Une partie de dames voulait dire huit, douze, vingt parties de dames; cela ne représentait pas une heure de martyre — car on va voir que c’était un martyre pour les assistants — mais la moitié, quelquefois les trois quarts de la nuit.
On apporta le damier; on le plaça à l’endroit où était la table, et à peu de distance de la croisée, qui resta ouverte; quatre flambeaux furent posés sur la table. Il était sept heures environ. Il n’existait pas de rivalité plus acharnée que celle de ces deux hommes lorsqu’ils étaient face à face devant un damier; ils ne se connaissaient plus; leur ancienne amitié, leur intimité de voisinage, disparaissaient et faisaient place à tout un système de diplomatie, qui commençait par des politesses infinies et qui finissaient par des coups de canon. Évidemment plus fort au jeu de dames que son antagoniste, et d’un naturel plus conciliant, M. de Cramayenne avait un étrange duel à soutenir contre le marquis de Rétal dès que ces sortes de rencontres s’engageaient. Suppléant à l’habilité qui lui manquait par de la fanfaronnade et de la colère, M. de Rétal, qui comptait toujours sur une revanche éclatante, mais toujours en retard, comme toutes les revanches éclatantes, voulait, exigeait que les deux familles, trop convaincues de son infériorité, fussent témoins de son triomphe. Jusqu’aux enfants, jusqu’aux malheureux enfants, étaient obligés d’assister au triomphe de M. de Rétal, et d’entrer dans la joie de son succès. Malheur à qui bâillait! malheur à qui parlait tout bas! malheur à qui faisait le mouvement de se lever pour sortir! C’était ce que, dans la famille, on nommait le quart d’heure de Néron.
On s’assit donc autour de la table qui formait le cercle, et laissait, entre elle et le mur de la croisée, un intervalle de la largeur de quelques pieds. Là venait se coucher Fly, le lévrier, à qui la facilité était ainsi ménagée de sauter par la croisée quand la partie l’ennuyait. Parmi ces pauvres victimes d’une inquisition dioclétienne, combien n’auraient pas voulu, en pareille circonstance, être Fly!
La partie commença: on fit silence.
Les deux jeunes gens se regardèrent et soupirèrent avec leurs yeux.
Quelque effrayé que fût M. de Cramayenne des conséquences d’une partie perdue sur l’esprit de M. de Rétal, sa terreur n’allait jamais pourtant jusqu’à la lui faire gagner volontairement. Il tremblait, mais il gagnait; aussi gagna-t-il au bout d’une demi-heure la première partie; mais il fut universellement convenu qu’il ne devait sa victoire qu’à la clarté importune d’une bougie placée trop près des yeux de M. de Rétal, dont le sourire ironique n’annonçait rien de bon.
Au milieu de la troisième partie, M. de Cramayenne annonça un coup de quatre.
— Un coup de quatre! s’écria M. de Rétal, en fermant les poings.
— Oui, monsieur le marquis, un coup de quatre.
— Mais je ne vois pas.
— Il est pourtant aussi visible qu’inévitable.
— Inévitable, dites-vous!
La figure de M. de Rétal exprima une telle indignation, que les deux familles tremblèrent de terreur. L’ouragan s’élargissait.
— En effet, se reprit-il, vous m’en prenez quatre. Quatre pions! c’est à ne pas y croire! Et il donna un si violent coup de pied à Fly, qui dormait sous la table, que le chien, interrompu dans son sommeil, poussa un sourd gémissement.
Ici, il est de rigueur de rappeler que toutes les fois que M. de Rétal était en mauvaise humeur de jeu, il entamait sur le compte de l’infortuné lévrier une de ces récriminations qui aggravaient d’une façon désastreuse la partie de dames. Si l’on n’a pas oublié que le pauvre animal appartenait par moitié égale à la famille Cramayenne et à la famille Rétal, on comprendra la signification des propos tenus sur son compte par l’un de ses maîtres parlant à l’autre. Après le terrible coup de quatre, le marquis de Rétal dit d’abord en murmurant:
— Je ne sais pas de quoi vous nourrissez ce chien, mais il devient chaque jour de plus en plus hargneux.
— Il me semble, reprit le comte de Cramayenne, sans détourner son attention du damier, que nous le nourrisons en commun.
— Mais il y a nourrir et nourrir, monsieur le comte.
— Monsieur le marquis, vous ne lui donnez pas de truffes, que je sache.
— C’est possible, repartit le joueur malheureux, mais je ne l’engraisse pas non plus avec des coups de bâton. Mais vous allez en dame!...mais vous êtes en dame!... quoi!... en dame! et Fly reçut un second coup de pied, et il poussa un second gémissement encore plus profond que le premier.
Constance avait laissé tomber son éventail: Francis se levait pour le ramasser.— Monsieur le comte, dites à votre fils qu’il renvoie à un autre jour ses procédés galants envers ma fille: ceci peut compromettre une partie à tout jamais. Francis, à demi levé, se rassit; Constance laissa son éventail à terre. Pauvres enfants!
— J’ai gagné, dit tranquillement M. de Cramayenne; et de trois!
— Vous, gagné ! je vous en défie! Cela est vrai comme il est vrai que Fly est bien vu chez vous. Ce chien est une victime: vos enfants l’irritent, vos domestiques le battent: on me l’assassine; cependant ce chien vous garde, vous protège, vous défend.
Cette énumération de louanges données au lévrier par M. de Rétal, duquel il avait déjà reçu deux coups de pied, voulait dire tout simplement que le marquis avait perdu sa partie.
La quatrième commença.
— Je vous cède deux pions, dit en entamant le comte de Cramayenne.
Quels mots il avait prononcés! quelles offres il avait faites!
Il s’attira cette réplique: — Vous me cédez deux pions! c’est généreux, c’est beau, monsieur le comte, c’est du Louis XIV... Deux pions! le succès vous donne ce droit, cet avantage... Deux pions! sans doute vous êtes de force à cela; mais je ne les prendrai pas parce qu’au fond vous voulez m’humilier devant ma femme, mes enfants et mes domestiques. Je n’accepte point cette honte. Vous m’en offrez deux, je vous en offre quatre, moi! Savez-vous pourquoi vous gagnez? par l’unique avantage que vous avez sur moi de profiter de mes erreurs, tandis que je ferme les yeux sur les vôtres.
— Monsieur le marquis, répondit le comte de Cramayenne, le gain au jeu découle de la prudence qu’on a et de celle que n’a pas l’adversaire.
Le jeu recommença. Soit que le comte de Cramayenne eût cette fois manqué de son habileté ordinaire, soit qu’il eût pris le généreux parti, mais c’était peu probable, de laisser croire un instant à son antagoniste qu’il aurait enfin une revanche, il lui fournit l’occasion de sortir vainqueur de la quatrième lutte. Le marquis s’en aperçut avec une joie d’ivresse. Il s’arrêta, il voulait humer lentement son bonheur... Un de ses plus jeunes enfants ayant exprimé, dans ce moment suprême, par un bâillement prolongé, l’intérêt qu’il portait à la chose, «Qu’on l’étouffé ! » s’écria M. de Rétal. «A vous, monsieur le comte,» reprit-il.
Décidément la fortune revenait à lui. Le jeu de son adversaire s’éparpillait tandis que pour le sien il s’ouvrait de tous côtés des perspectives superbes; non-seulement il devait gagner, mais gagner sans perdre la moitié de ses pions, comme un maître gagne un écolier. La pitié lui venait déjà.
Il poussa un pion, et il dit timidement:
— J’ai été trop vite, monsieur de Cramayenne, en vous accusant seul du mauvais naturel du lévrier; j’aurais pu étendre le reproche plus loin; je sais chez moi des personnes qui n’ont pas toujours pour cet animal toutes les attendions désirables... Je vous prends deux pions... Après tout, les chiens se gâtent aussi par les trop bons traitements dont ils sont l’objet... Je vous prends encore celui-ci... Vous ne passez pas personnellement pour le haïr; d’ailleurs il est à vous comme à moi... Je vous souffle celui-ci... Fly, il est juste aussi de le dire, n’a pas de défauts; s’il mérite parfois le reproche d’être hargneux, il ne dort jamais la nuit; c’est une bonne sentinelle que Fly... En dame!
A force d’entendre répéter son nom, Fly, dont le sommeil, pour des causes déjà dites, n’avait pas suivi un cours très-régulier, se lève tout à coup, saute sur le damier. La mêlée fut horrible; pas un pion ne garda sa place. M. de Rétal n’est plus un homme, il ne se connaît plus; il saisit le lévrier par les deux oreilles, et sourd aux aboiements tantôt menaçants, tantôt plaintifs qu’il excite, on dirait qu’en ce moment il veut faire deux parts de l’animal, sur lequel il n’a réellement que la moitié d’un droit de propriété. Personne n’osait appaiser ce nouveau gladiateur; chacun redoutait d’approcher du groupe criant et aboyant.
Ce fut dans ce moment bouffon, comme presque tous ceux où se décident les plus graves événements de la vie, que Constance, prenant la main de Francis, lui dit tout bas: — Demain je rentre au couvent, et c’est pour ne jamais en sortir. Dans un an je prendrai le voile, je serai sœur-grise... Promettez-moi d’être là le jour où je prononcerai des vœux éternels. — Constance, j’y serai.
Fly n’avait dévoré que la moitié de la culotte du marquis de Rétal.