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II

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Table des matières

La sonnette retentit dans l'antichambre; la Niania courut ouvrir, et, par la porte restée entr'ouverte, Antonine entendit ces paroles:

--Vous voilà revenu, Féodor Ivanitch, notre faucon, notre aigle blanc! Que Dieu vous donne une bonne santé! La demoiselle mourait d'impatience!

--Est-elle à la maison? répondit la voix grave de Dournof.

--Oui, oui, elle est à la maison, elle vous attend seule dans le salon.

Dournof fit rapidement les quelques pas qui le séparaient de la porte, l'ouvrit toute grande, et resta sur le seuil. Antonine debout, immobile, tournant le dos à une fenêtre, éclairée par une lumière luisante qui mettait une raie d'or sur chaque contour, l'attendait, en effet, sans oser faire un pas vers lui. Jusque-là elle n'avait touché que sa main. Comment contenir l'impulsion irrésistible qui la jetait dans les bras de son fiancé?

Elle n'eut pas le temps de réfléchir, elle sentit soudain deux bras l'étreindre avec tant de force qu'ils lui firent mal; sa tête se trouva sur la poitrine de Dournof, et ses cheveux furent couverts de baisers. La vieille bonne referma la porte du salon et sortit en murmurant une bénédiction sur eux.

--Ma lumière, ma vie! disait Dournof à voix basse, en serrant contre lui la tête d'Antonine qu'il caressait d'une main presque paternelle dans sa douceur, que j'ai souffert sans toi! Il l'écarta un peu pour la mieux regarder et ne dit rien, mais son sourire témoigna combien elle lui était chère.

--Comment avez vous passé ce long temps d'absence? dit-il ensuite en la conduisant vers un fauteuil où elle s'assit, pendant qu'il prenait une chaise en face d'elle.

--Je n'en sais rien, répondit Antonine; c'était comme une longue nuit. J'ai beaucoup travaillé.

--A quoi?

--A nos travaux d'école; j'ai préparé des leçons pour les enfants du village; ce n'est pas facile d'expliquer même les choses les plus simples à ces intelligences peu développées. J'ai eu bien de la peine à rendre claires quelques notions... Mais nous en reparlerons. Et vous, qu'avez-vous fait?

Dournof passa la main sur son front pour en chasser les soucis.

--J'ai eu des paperasses, donné des signatures, lutté contre la mauvaise foi des uns et l'obséquiosité des autres... j'ai arraché à grand'peine à toutes ces mains rapaces les bribes de mon patrimoine, j'ai installé ma mère et mes soeurs dans une demeure passable, et me voici... mais, Antonine, écoutez-moi bien: je ne veux plus vous quitter:

Elle le regarda, et ses yeux dirent clairement qu'elle non plus ne voulait plus le quitter.

--Je vais demander votre main à vos parents, je ne suis pas riche, bien loin de là, mais j'ai réalisé de quoi vivre très-pauvrement pendant cinq ans: d'ici là, j'aurai acquis une position digne de vous, j'en suis sûr Il s'était levé; sa forte poitrine dilatée par la joie et l'espoir respirait aisément, ses yeux brillaient, son teint coloré par la vie exubérante, ses cheveux bouclés capricieusement par la nature, et qu'il rejetait à tout moment en arrière de son front large et pur, disaient hautement que cet homme possédait une âme vigoureuse, énergique, indomptable.

--Craignez-vous la misère? dit-il à Antonine.

Elle répondit d'un signe de tête avec un sourire plein d'orgueil et de confiance.

--Et vos parents opposeront-ils une résistance sérieuse?

--Probablement, répondit-elle.

--Alors?...

--Rien ne nous désunira, dit Antonine à voix basse, en inclinant la tête.

--On voudra nous faire attendre.....

--Nous attendrons.

Dournof se rassit et poussa un soupir.

Antonine parlait d'attendre; en effet, pour elle, attendre n'était pas si dur; elle vivait dans la maison paternelle, où régnait l'aisance; elle travaillait suivant ses goûts, entourée d'objets de son choix... la vie lui était facile... Mais pour lui. Dournof, c'était une autre existence. Il regarda à terre, et dans son cerveau fatigué du voyage et de bien de tristes pensées, il vit apparaître l'image de sa vie solitaire.

C'était une chambre triste, où rien ne parlait de la présence d'une femme aimée; les meubles,--des meubles de garni, c'est tout dire,--n'avaient rien d'agréable au regard ni au toucher. Pas de souvenirs sur ces murailles tapissées d'un papier banal, à peine peut être la photographie d'Antonine. Le repas solitaire, le lever solitaire, la solitude partout, et dans le travail surtout... le travail qui aurait été si doux auprès d'elle! Combien la présence d'Antonine n'eut-elle pas embelli ce triste intérieur! D'ailleurs, toute pensée d'intérêt mise de côté, la petite fortune de la jeune fille aurait apporté le bien-être dans leur union. Ce n'était plus la chambre louée au mois qu'ils eussent habitée ensemble, mais un petit intérieur modeste où la main de l'épouse met partout son empreinte délicate et sacrée.

Antonine ne se doutait guère de cette différence de vie; elle n'en connaissait que la poésie. La pauvreté des paysans de son village lui était cependant familière, et elle en adoucissait les chagrins par tous les moyens en son pouvoir. Mais la pauvreté d'un homme de son monde devait être, et était, en effet, une chose bien différente; celle-ci lui paraissait tout ensoleillée par l'étude, les joies de l'intelligence, et par leur amour mutuel.

Dournof poussa un second soupir et releva la tête; Antonine le regardait tristement.

--Que faire? dit-il en s'efforçant de sourire; nous attendrons. Mais si vos parents persistent à refuser?

--Ce ne sont pas des loups, dit Antonine avec une gaieté feinte. Ils m'aiment et finiront par consentir. Et puis, qui sait? ils consentiront peut-être tout de suite!

Dournof ne le croyait pas, et il n'eut pas besoin de le dire. D'ailleurs, entre ces deux êtres graves et fiers, les mensonges, même ceux qu'ils auraient pu se faire par charité, pour s'épargner mutuellement un souci, étaient inconnus. Leur amour était cimenté d'une estime sans bornes, et c'est là ce qui le rendait si fort.

--Antonine, dit le jeune homme après un silence, je regrette de vous avoir attachée à moi; j'aurais dû comprendre que je n'avais pas le droit de parler tant que je n'aurais pas un nid à vous offrir... mais j'étais trop jeune pour savoir...

--Je ne le regrette pas, moi! fit Antonine en lui tendant la main.

Il la prit et la serra, mais sans la porter à ses lèvres. Se sentant sûrs l'un de l'autre et craignant de s'amollir, ils évitaient les caresses.

Une voiture s'arrêta sous les fenêtres et s'éloigna après avoir déposé ses hôtes.

--C'est ma mère, dit Antonine; elle a fait des visites avec mon père aujourd'hui. Voulez-vous leur parler?

Dournof étendit les bras, et la tête d'Antonine s'appuya un moment sur son épaule.

--Quoi qu'il arrive, pour toujours? dit-il.

--Pour toujours! répondit fermement Antonine.

On sonna. La Niania accourut dans le salon, afin de prévenir les jeunes gens, mais ceux-ci ne craignaient pas les surprises.

M. et madame Karzof entrèrent l'instant d'après dans le salon et témoignèrent leur satisfaction en revoyant le jeune homme après sa longue absence.

Madame Karzof était une femme de quarante-cinq ans, plutôt petite, rondelette, active, intelligente et bornée à la fois, comme beaucoup de femmes russes de sa classe; intelligente pour ce qui était de son ressort, pour tout ce qui l'entourait et se mêlait à sa vie, absolument bornée dès qu'il s'agissait de sortir du particulier pour passer au général. Elle était bonne et tracassière, généreuse et parfois rapace, capable de se priver de tout pour soulager une infortune, et également capable de laisser mourir de faim devant sa porte un pauvre à la pauvreté duquel elle ne croirait pas,--quitte ensuite à le faire enterrer à ses frais et à déplorer son erreur,--mais incapable de se corriger grâce à cette leçon.

Madame Karzof aimait sa fille et la persécutait sans cesse; Antonine aimait le bleu, sa mère lui faisait porter du rose, sous prétexte que le rose va à toutes les jeunes filles. La mode venait-elle des coiffures plates, elle obligeait Antonine à lisser ses cheveux avec soin, sans s'inquiéter de l'air de son visage, auquel cette coiffure ne convenait pas; de même que l'année suivante, elle faisait crêper sans pitié ses cheveux, longs d'un mètre, que personne ne pouvait plus décrêper ensuite et qu'il fallait couper,--le tout parce que quelque brave dame de ses amies lui avait dit que c'était la mode, et qu'on ne pouvait se coiffer autrement pour aller au bal.

Antonine détestait le monde guindé et malveillant des employés de classe moyenne où la conduisait sa mère; en revanche, elle aimait la liberté de bon ton qui régnait chez madame Frakine. Madame Karzof eût désiré le contraire; mais si elle la contraignait souvent à aller au bal, elle ne lui défendait jamais de se rendre aux samedis de la bonne dame. Seulement, s'ennuyant elle même près de celle-ci, trop simple et trop franche d'ailleurs pour elle, elle y envoyait Antonine avec sa bonne. La jeune fille était loin de s'en plaindre. Elle y trouvait Dournof l'année précédente, mais le deuil de celui-ci et son absence l'en avaient écarté cet hiver, au grand regret de toute la jeunesse, car Dournof, avec sa manière de voir sérieuse en toute chose, était à ses heures le plus joyeux boute-en-train de la bande.

C'est ainsi que madame Karzof avait accoutumé sa fille à ne pas faire grand cas de ses décisions; bien qu'Antonine n'eût jamais cessé de donner à sa mère les témoignages extérieurs du respect, celle ci se sentait gênée par le jugement de sa fille; elle le lui avait dit plus d'une fois, non sans aigreur; Antonine avait toujours répondu avec douceur et politesse, mais une fermeté inébranlable se cachait sous sa déférence apparente, et madame Karzof, qui le sentait, revenait de ses escarmouches plus décidée que jamais à rendre sa fille heureuse malgré elle, à l'amuser malgré elle, à l'habiller au rebours de ses désir? le tout pour son bien.

M. Karzof était un brave homme, c'est tout ce qu'on peut en dire, attendu que jamais oreille humaine n'avait ouï porter d'autre jugement sur son compte. Il remplissait mécaniquement ses devoirs à son ministère, visitait ses supérieurs, touchait ses appointements, n'était jamais malade, mangeait, sortait, dormait à ses heures régulières, qu'il n'aimait pas à voir déranger, et s'en remettait pour toute chose au jugement supérieur de sa femme, en quoi il donnait la plus grande preuve de sagesse qui fut en son pouvoir.

--Eh bien, Féodor Ivanitch, dit madame Karzof en ôtant son chapeau, une fois qu'elle se fut installée sur le canapé;--elle aimait le confort en toutes choses--qu'allez-vous faire à présent? Entrer au service dans un ministère quelconque, n'est-ce pas?

--Non, chère madame, je ne pense pas.

--Que voulez-vous donc faire? dit M. Karzof d'un air ébahi. La pensée qu'un homme pouvait ne pas entrer dans un ministère le bouleversait.

--Je voudrais me préparer! encore pendant un an ou deux à embrasser une carrière encore peu fréquentée...

--Quelle idée! fît le digne homme. Faites donc comme tout le monde!

--Peut-on savoir quelle est cette carrière peu fréquentée? demanda madame Karzof en souriant.

--Mon Dieu, à présent, je ne tiens pas à en faire un mystère. Vous savez que l'année prochaine on va ouvrir le Tribunal des référés?

--Oui, oui, fit Karzof en haussant les épaules, on vous jugera votre affaire, tout de suite, sans enquête... quelle stupidité!

--Le temps nous prouvera si, en effet, c'est une stupidité, monsieur, fit Dournof, considérablement plus parlementaire qu'il ne l'eût été en d'autres circonstances; en attendant, cette institution qui n'a d'équivalent ni en Angleterre, ni en France,--pour l'Allemagne, je ne sais pas...

--Moi non plus, interrompit Karzof d'un air digne.

--Cette institution, qui permettra aux gens pressés de terminer leurs différends sans attendre les vingt ou trente années que prend actuellement un procès,--va fonctionner avant un an.

--Oui, fit Karzof en se tournant vers sa femme; tu sais, ils ont bâti dans la Litéinaïa un palais superbe, avec une sculpture sur la porte, le jugement de Salomon. Quelle pitié! Ça ne servira pas dix fois!

--Eh bien, Féodor Ivanitch, reprit madame Karzof, quel rapport y a-t-il entre le jugement de Salomon et votre refus d'entrer au service?

--C'est qu'il faudra des jurisconsultes libres pour examiner: rapidement les dossiers, conseiller les clients, et, plus tard, il va falloir des avocats pour plaider les causes devant les tribunaux criminels et autres.

--Des avocats? de ceux qui tripotent les affaires du tiers et du quart, en grappillant des deux côtés? fit madame Karzof d'un air dégoûté.

--Non, chère madame, ceux dont vous parlez étaient les anciens avocats; ceux dont je vous parle seront les nouveaux.

--On les payera pour parler? demanda Karzof.

--Précisément.

--Et vous voulez en être un?

--C'est vous qui l'avez dit. Les époux s'entre regardèrent avec une sorte de commisération railleuse pour l'infortuné qui devait avoir, suivant l'expression vulgaire, un coup de marteau.

--On gagne de l'argent, là dedans? demanda M. Karzof d'un air de supériorité.

--On en gagnera certainement beaucoup.

--Eh bien, quand vous en aurez reçu, vous viendrez nous le faire voir, par curiosité! conclut le bonhomme en riant et en se tournant vers sa femme, qui se mit à rire avec lui.

Tout ceci était bien peu encourageant. Antonine, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis l'arrivée de ses parents, leva les yeux sur Dournof pour voir comment il le prenait: il lui répondit par un sourire de bonne humeur et un clair regard plein de courage et de tendresse.

--Qui vivra verra! dit il aux époux Karzof. En attendant, seriez-vous incapables de donner votre fille en mariage à un homme décidé à se faire une fortune brillante et rapide, mais qui pour le moment posséderait peu de chose, outre sa bonne volonté?

--Seigneur Dieu! s'écria madame Karzof, que contez vous là! Donner Nina à un homme sans fortune, c'est cela qui serait de la folie?

Antonine se tourna vers sa mère.

--Même si votre fille l'aimait? dit-elle doucement.

--J'espère bien que, grâce au ciel, je t'ai assez bien élevée pour que tu n'aies pas de semblables fantaisies, répliqua la mère avec une aigreur qui ne promettait rien de bon; et elle jeta à Dournof un regard mécontent.

Celui-ci vit qu'il fallait parler. Il se leva.

--Monsieur et madame, dit-il, j'aime votre fille depuis deux ans; j'ai lieu de croire que je ne lui suis pas indifférent, et je vous certifie qu'avec moi elle ne serait pas malheureuse. Voulez-vous bien me la donner pour femme, avec votre bénédiction?

--Après ce que vous venez dire! s'écria madame Karzof; mais, mon ami, ce serait tout bonnement de la démence.

--De la folie! rectifia M. Karzof.

--J'avoue, reprit Dournof, que j'ai eu tort de plaisanter tout à l'heure, mais je suis certain d'un avenir brillant, et j'aurais plus de courage si Antonine m'aidait à l'atteindre en marchant auprès de moi dans la vie.

--Entrez dans un ministère, et nous verrons, dit la mère.

--Dans un ministère, jeune homme, ajouta le père, c'est là seulement qu'on parvient aux honneurs et à la fortune.

Il toucha de la main la croix de Sainte-Anne qu'il portait au cou à un large ruban, pour indiquer les honneurs, et promena un regard satisfait autour de son salon, pour faire allusion à la fortune. Dournof réprima un sourire de dédain.

--Si Antonine veut que j'entre dans un ministère, dit-il, je suis prêt à lui obéir. Dites, le voulez-vous?

Il s'adressait à elle avec tant d'amertume, que, sur le point de dire oui, elle eut peur de lui déplaire. Elle savait bien qu'il l'avait aimée pour sa patience, sa persévérance, son énergie morale, et qu'en se laissant aller à une faiblesse, elle déchoirait à ses yeux. Le coeur navré, elle se fit un visage tranquille, leva sur lui des yeux résolus et dit:

--Non.

--Tu as perdu l'esprit! s'écrièrent alors les deux Karzof, et ils commencèrent une scène qui dura deux heures et demie.--Entrez dans un ministère! Tel était leur premier et dernier argument.

--Mais, objectait Dournof, si je me consacre au service de l'Etat, je ne pourrai pas m'occuper des questions de droit où mon avenir est engagé! Ce n'est pas pour gratter du papier dans un bureau que j'ai passé ma licence et travaillé huit ans!

--Vous pourrez mener les deux choses de front, proféra M. Karzof comme dernière concession; je connais--dans mon bureau même, je puis le dire,--un jeune homme très-intelligent; il fait des vaudevilles pour le théâtre russe, c'est-à-dire, il arrange des vaudevilles français pour la scène russe, et il réussit très bien. Outre cela, il a été décoré, et l'année dernière il a obtenu une gratification.

--Pour le service de l'Etat ou celui de vaudeville? demanda Dournof, dont le côté gamin reparaissait de temps en temps dans les circonstances les plus graves.

--Je... je... je ne sais pas, ce n'est pas notre affaire, répondit Karzof, un moment décontenance.

--Vous servez au ministère de la justice, fit Dournof. Eh bien, croyez-vous que votre jeune homme décoré s'occupe consciencieusement des affaires du ministère lorsqu'il a une pièce en répétition? Ne quitte-t-il pas le bureau avant l'heure, n'y vient-il pas en retard? Souffririez-vous cela d'un homme qui ne fait pas de vaudevilles?... Non, monsieur Karzof, celui qui veut servir l'Etat, et conséquemment son pays, doit s'adonner de toutes ses forces à un seul but, celui qu'il a choisi. J'ai choisi une autre voie que le ministère: je vais être aussi plus utile à mon pays que si je restais à faire l'oeuvre d'un scribe pendant de longues années... Je ne veux pas voler l'Etat en me faisant payer pour un service mal fait... et je ne veux pas briser ma carrière en consacrant loyalement mes forces à un service pour lequel je n'ai ni goût ni aptitudes.

Il avait parlé avec tant de chaleur, tant de flamme dans les yeux, que les Karzof restèrent interdits.

--C'est très bien, très-bien! dit M. Karzof; vous pensez noblement, jeune homme.

--Alors vous m'accordez Antonine? s'écria Dournof avec élan.

--Jamais de la vie, tant que vous ne penserez pas autrement, riposta madame Karzof. Vos pensées sont extrêmement nobles, comme votre manière d'agir, mais on n'est heureux qu'avec de la fortune. Ma mère m'a marié à M. Karzof que je n'aimais pas,--elle jeta un regard affectueux au vieillard étonné;--j'aurais préféré un petit blanc-bec qui m'avait tourné la tête; eh bien! je me suis toujours félicitée d'avoir eu une mère si sage et si prudente, car avec mon mari je n'ai jamais manqué de rien, Dieu merci, tandis qu'avec l'autre... je serais morte de faim.

--Vous me détendez alors d'espérer pour le présent?... demanda Dournof lassé de tourner dans le même cercle depuis si longtemps.

--Entrez au ministère! Dès que vous aurez une place seulement de 1,500 roubles, nous vous donnerons Antonine, et cela parce que vous êtes un bon garçon, que nous vous connaissons depuis longtemps et que vous êtes l'ami de notre Jean; car nous n'avions jamais pensé à un gendre de si peu de fortuné. Antonine pouvait prétendre à un colonel pour le moins, sinon un général civil!

--Quand j'aurai 1,500 roubles de revenu, me la donnerez vous? insista Dournof, prêt à se retirer.

--Seulement si vous êtes dans un ministère, car, voyez vous, Féodor Ivanitch, les administrations particulières vivent et meurent, les consultations et tout votre micmac ont des hauts et des bas; il n'y a que le service de l'Etat qui est éternel!

--Comme la bêtise humaine! pensa Dournof. Eh bien, soit, dit-il tout haut; vous savez que je suis un homme sérieux, vous ne me fermerez pas la porte, n'est-ce pas?

--Pourquoi donc... commença Karzof. Sa femme l'interrompit. Depuis un moment elle étudiait sa fille et reconnaissait avec joie que son extérieur ne trahissait aucun des signes auxquels on reconnaît une jeune fille "amoureuse ", comme on dit là-bas. Ni larmes, ni pâmoison, ni exclamations de tendresse; les joues d'Antonine n'avaient même guère pâli; il est vrai que son teint mat et peu coloré variait peu même dans ses grandes émotions; mais madame Karzof, qui avait beaucoup gémi dans son temps, était incapable de deviner la tempête qui bouillonnait sous cette apparente indifférence.

--Pourquoi pas? dit-elle; notre Jean dit que vous êtes pour lui un ami inestimable, l'ami de notre fils sera toujours le bienvenu chez nous. Quant à Nina, cette idée lui sortira de la tête, si elle y est entrée; c'est une fille d'esprit; elle sait que nous l'aimons, et elle n'a jamais été entêtée.

Ici madame Karzof mentait sciemment, car elle appelait Antonine entêtée au moins une fois par jour, mais elle jugeait inutile de l'apprendre à un étranger,--et surtout à un homme qui pouvait, le cas échéant, devenir son gendre.

Antonine allait répondre, un signe de Dournof lui fit garder le silence. Aussi longtemps qu'on leur permettrait de se voir la vie serait supportable. Le jeune homme salua donc les vieillards, en leur serrant la main comme de coutume; il tendit aussi la main à Antonine, et leur étreinte valait un serment, puis il sortit, en disant: Au revoir.

--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria sévèrement M. Karzof. Comment as-tu pu permettre à cet hurluberlu...

--Laisse-moi l'affaire entre les mains, mon bon ami, dit aussitôt sa femme: j'en parlerai avec Nina, et cela vaudra mieux. Une mère, vois-tu, sait mieux causer avec les jeunes filles, et le père avec les garçons; c'est dans l'ordre naturel, institué par Dieu et les lois.

Sur cette belle phrase, M. Karzof murmura un majestueux: C'est très-bien, et s'en fut revêtir sa robe de chambre, après laquelle il soupirait depuis long temps.

Madame Karzof emmena sa fille dans sa chambre, et là, pendant qu'elle aussi déposait son harnais de cérémonie, non sans force soupirs, elle interrogea Antonine, sur tous les points. Quand? Où? Comment avait commencé cet amour? Qu'avait dit Dournof? Avait il toujours été respectueux?

--Il ne m'a jamais baisé la main, répondit froidement Antonine.

--C'est que, vois-tu, mon enfant, la réserve virginale des jeunes demoiselles... La bonne dame parla sur la réserve virginale pendant une demi-heure, sans édifier beaucoup Antonine. Quand le sermon fut fini, madame Karzof ajouta:

--Tout ça, ce sont des bêtises; une jeune fille n'a que faire d'épouser un homme sans fortune, un philanthrope,--ce mot pour la digne femme désignait une espèce de novateurs fort dangereuse; on épouse un homme posé, un général, avec une "étoile" et de la fortune, et l'on est heureux; au moins est-on sûre que les enfants ne mourront pas de faim.

Madame Karzof parlait dans le désert. Sa sagesse bourgeoise était lettre morte pour Antonine; celle-ci aimait, ce qui aurait suffi pour la rendre à ces conseils; mais, de plus, elle avait entendu tant de fois répéter ces maximes qui faisaient partie d'une sorte de catéchisme à l'usage des mères de famille de la classe moyenne, qu'elle en était écoeurée d'avance. Rien d'auguste, d'élevé, ne sortait jamais de ces lèvres pourtant respectées. Antonine en souffrait, car elle eut voulu vénérer sa mère, elle ne pouvait que l'aimer.

La jeune fille reçut donc silencieusement sa douche de bons avis et d'admonestations prudentes, puis elle baisa la main qui la lui administrait et s'en fut dans sa chambre, pour être seule et se remettre de tant d'émotions; mais la solitude lui fit peu de bien; car, au bout de toutes les épreuves que l'avenir pouvait lui réserver, elle ne voyait briller aucun rayon d'espérance.


La Niania

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