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III

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Table des matières

La soirée de madame Frakine était dans tout son éclat; dans le grand salon aux murs tapissés de papier blanc uni, une quinzaine de bougies éclairaient les quadrilles animés; une vingtaine de jeunes gens, une douzaine environ de jeunes filles, semblaient avoir oublié qu'il est des lendemains aux soirées de danse. D'ailleurs à cet âge, on ignore la courbature, ou, si elle se fait sentir, on en rit, et l'on recommence pour la faire passer. Un vieux domestique entra, portant un plateau couvert de verres et de tasse de thé.

--Emporte ça, pas de thé! s'écria un des danseurs; ça empêche de danser, ça prend du temps, et puis on a trop chaud après.

--.Mais vous aurez soif! fit dans la salle à manger la voix de madame Frakine attablée avec deux ou trois autres mamans devant un samovar gigantesque.

--Nous boirons du kvass répond une jeune fille.

--Et puis vous nous donnerez à souper, n'est-ce pas? cria de loin une autre voix masculine.

--Oui, mes enfants, comme à l'ordinaire.

--Il y aura du fromage?

--Et des harengs?

--Oui, et du veau froid! conclut triomphalement madame Frakine.

A l'annonce de ce festin délicieux, les cabrioles recommencèrent de plus belle dans le salon voisin, et la bonne dame expliqua aux mamans étonnées de ce luxe inaccoutumé, que le matin, même, ayant reçu un quartier de veau de sa petite terre, elle l'avait fait rôtir immédiatement, afin de régaler sa belle jeunesse, comme elle disait.

--Et précisément, acheva-t-elle en voyant entrer Dournof, voici l'enfant prodigue qui vient manger son veau traditionnel.

--Ah! il y a du veau? dit Dournof avec cette bonne humeur qui ne l'abandonnait guère; qu'elle aubaine! Vous avez donc fait un héritage?

--Mauvais sujet! fit madame Frakine, ne va-t-il pas me reprocher ma pauvreté! D'où sortez-vous comme ça sans crier gare?

--J'arrive du gouvernement de T...

--Quand?

--Ce matin.

--Ah! fit Madame Frakine en dirigeant ses yeux ver la porte. Antonine, qui tenait le piano au moment de l'entrée de Dournof, venait de céder sa place à une autre martyre du devoir social, et paraissait sur le seuil.

--Repartirez-vous? demanda la vieille dame au jeune homme qui venait de s'asseoir dans un vieux canapé vermoulu, tout près d'elle.

--Non.

Antonine s'approchait, et, sans témoigner de timidité ni d'embarras, elle s'assit auprès de Dournof. Les dames causaient entre elles en prenant le thé, le jeune homme se pencha vers sa vieille amie.

--Savez-vous qu'on me l'a refusée tantôt? dit-il à demi-voix.

--Hein? fit madame Frakine ébahie.

--On me l'a refusée parce que je n'ai pas voulu entrer dans un ministère.

--Hein? fit une seconde fois la bonne âme, plus stupéfaite que jamais. Dournof ne put s'empêcher de rire.

--C'est comme je vous le dis; mais cela n'empêche pas les sentiments, n'est-ce pas, Antonine?

Sa position de prétendant évincé lui donnait une assurance nouvelle; il n'avait plus à craindre de se trahir, et éprouvait une certaine joie à s'avouer amoureux de la jeune fille.

--Eh bien! qu'allez-vous faire, mes pauvres enfants? dit madame Frakine en les regardant avec une bonté compatissante.

--Nous attendrons! fit gaiement Dournof. Personne ne les observait; il prit tranquillement la main d'Antonine et la garda dans la sienne sous le regard bienveillant et attristé de la vieille dame. Nous nous aimons assez pour attendre.

--Longtemps?

--Dieu le sait! répondit Dournof en rejetant ses cheveux bouclés en arrière. Allons valser, ajouta-t-il en se levant.

Il avait quitté la main d'Antonine; mais, sur le seuil de la porte, il lui passa un bras autour de la taille et fondit la foule des cavaliers restés sans dames, qui regardaient danser les autres.

--Tu danses déjà? lui jeta un camarade peu charitable, faisant allusion à son deuil encore récent.

--Vita nuova, mon cher, lui jeta Dournof par dessus l'épaule; j'étais chenille, je me fais papillon, et d'ailleurs on prend son bonheur où on le trouve.

Sur cette réponse passablement énigmatique, il se mit à valser comme si la vie n'avait eu pour lui d'autre but que de tourner en mesure autour d'un salon.

Quand l'heure fut venue de rentrer, Jean Karzof, qui était arrivé fort tard, après l'opéra italien qu'il aimait passionnément, sortit avec sa soeur et un groupe de jeunes gens, qui tous demeuraient à peu de distance les uns des autres. Dournof les accompagnait, et bientôt, profitant de l'extase où la musique avait plongé son ami, qu'un camarade avait entraîné dans une discussion acharnée, il se rapprocha d'Antonine. La nuit était belle, la maison des Karzof tout proche; on allait à pied; les fiancés causèrent quelques moments ensemble.

--Il faut bien que je m'accoutume à ma nouvelle situation, dit Dournof; je suis à peu près comme un colonel sans régiment, un curé sans cure; je suis un fiancé sans fiancée...

Antonine tourna vivement la tête de son côté. Sous le capuchon qui recouvrait sa tête, il lut un reproche dans l'éclair de ses yeux.

--Je suis sans fiancée aux yeux des autres. Je puis avouer hautement que je vous aime, mais puis-je dire que vous m'aimez? --Elle hésita un moment, puis répondit franchement:

--Vous pouvez le dite, puisque c'est vrai.

Dournof la regarda, et se sentit fier d'elle.

--Je vois, continua la jeune fille, que le meilleur est de nous fier à l'amitié et à l'honneur de ceux qui nous entourent; si nous semblons nous méfier d'eux, quelque parole maligne reviendra à mes parents. Si nous ne cachons rien,--je suis certaine que tous feront de leur mieux pour nous protéger.

--Vous avez raison, s'écria Dournof, frappé de la logique juvénile de ce raisonnement audacieux. Commençons tout de suite. Amis! dit-il d'une voix forte.

Les cinq jeunes gens qui marchaient à côté de Jean s'arrêtèrent autour de lui.

--Toi, le premier, dit Dournof, tu sais que j'aime ta soeur et qu'on me la refuse; tu es chagriné de ce refus, et jusqu'ici nous avions vécu en frères...

--Et cela continuera jusqu'à la fin de nos deux vies, interrompit Jean.

--Ta soeur ne veut pas se soumettre à l'arrêt de ses parents..

--Elle a raison, fit Jean en prenant le bras de sa soeur sous le sien.

--Eh bien, à vous tous, mes amis, qui seriez heureux de trouver du secours dans une position semblable, je déclare qu'Antonine et moi nous continuons à nous considérer comme fiancés, en attendant le jour où un changement dans ma fortune me permettra de la réclamer.

Nous vous communiquons cette nouvelle, parce qu'il nous semble plus digne de l'amitié et de l'honneur d'agir franchement avec vous. Allez-vous nous protéger contre la calomnie, et nous prévenir des dangers qui pourraient nous menacer à notre insu?

--Nous jurons, dit une voix toute jeune et vibrante d'émotion contenue, de défendre la jeunesse et l'amour contre l'opiniâtreté intéressée de la vieillesse.

--Nous le jurons! répétèrent les autres.

Ils étaient alors sur un des innombrables ponts qui coupent les canaux de Pétersbourg; la ville dormait; à peine, de loin en loin, entendait-on le roulement d'une voiture attardée; leurs voix retendirent fraîches et jeunes.

--Hourra! crièrent ils gaiement, en se remettant en marche.

--Vous allez vous faire coffrer pour tapage nocturne, dit Jean, mais je vous remercie tout de même.

--Je vous remercie, dit Antonine de sa voix douce, en tentant la main à chacun de ses défenseurs.

A partir de ce moment, si quelqu'un d'entre eux avait été charmé par sa beauté ou sa grâce, il étouffa ce sentiment pour jamais: Antonine était sacrée pour eux puisqu'elle appartenait à Dournof. Désormais, elle eut autour d'elle une sorte de bataillon sacré pour la défendre, et elle fut, en effet, défendue contre les propos malveillants par la présence de ces cinq hommes qui lui furent également dévoués et dont elle ne distinguait particulièrement aucun.

Pendant que la jeunesse complotait contre eux, M. et madame Karzof, la tête sur l'oreiller, attendaient le retour de leurs enfants, en projetant aussi des desseins machiavéliques, à la clarté adoucie de la lampe qui brûlait devant les images saintes.

--Vois-tu mon bon ami, disait madame Karzof en regardant d'un air rêveur sa robe de chambre pendue à un clou au fond de la chambre;--c'était d'ordinaire sur cet objet que se portaient ses regards quand elle réfléchissait;--vois-tu, j'ai bien observé Antonine pendant que Dournof parlait; elle n'est pas amoureuse de lui. Ce n'est pas ainsi qu'une fille amoureuse reçoit la notification d'un refus.

--Mais, fit observer M. Karzof, avec plus de raison qu'on ne l'aurait pu supposer, peut-être bien sa manière à elle d'être amoureuse n'est elle pas pareille à celle des autre?

--Laisse donc! Toutes les jeunes filles sont semblables! Te rappelles-tu la petite Véra lorsqu'on ne voulait pas la marier au fils du prêtre de l'église de Kazan? A-t-elle assez pleuré, crié, refusé de manger et tout ce qui s'ensuit! C'était un tel vacarme chez eux que sa mère venait faire son somme ici pendant la journée; chez elle, son démon de fille ne la laissait pas dormir... Eh bien, ça ne l'a pas empêcher d'épouser un chef de bureau aux Apanages six mois après;--Voilà ce que j'appelle une demoiselle amoureuse! Mais Antonine... oh! non!

--Tant mieux! proféra Karzof, cela fait honneur à son bon sens, et à l'éducation que vous lui avez donnée.

--Eh bien, vois-tu, monsieur Karzof, de peur que notre fille ne s'amourache de quelque godelureau, je crois qu'il faudrait la marier sans retard. Elle a dix-neuf ans, il n'est que temps.

--Je veux bien, dit M. Karzof. Mais à qui?

--Ah! voilà! fit la mère en réfléchissant plus profondément que jamais, et en magnétisant de son regard la robe de chambre indifférente. C'est à toi de chercher; dans tes bureaux, tu dois avoir quelqu'un... il ne manque pas de célibataires dans les ministères...

--Oui, répliqua Karzof, mais ils n'ont pas de fortune.

--Les jeunes! mais les vieux?

--Est-ce que tu marierais Antonine à un vieux? fit M. Karzof d'un air éminemment dubitatif.

Combien as-tu de plus que moi? rétorqua victorieusement son épouse, en se tournant vers lui.

--Dix-huit ans, je crois... répondit le brave homme.

--Eh bien! est-ce que je t'ai rendu malheureux?

--Non, certes, oh! non! s'écria Karzof;--mais ce n'est pas la même chose, ajouta-t-il aussitôt avec justesse.

--Nous étions, il est vrai, des époux assortis, répondit madame Karzof. Mon Dieu, si je pouvais trouver pour Antonine un homme dans ton genre, que je serais heureuse!

Là dessus, les époux se mirent à chercher en commun parmi les messieurs de leur connaissance ceux qui pouvaient prétendre à la main d'Antonine. Si les oreilles ne tintèrent pas cette nuit à trente célibataires aussi peu occupés d'Antonine que l'enfant qui vient de naître, c'est que probablement ils dormaient sur ces mêmes oreilles.

Le résultat de cet examen fut que, la semaine suivante, on donnerait un bal, où les célibataires, triés soigneusement sur le volet, seraient offerts à l'admiration de leur fille.

Au moment où les époux, fiers de cette résolution, se préparaient à s'endormir pour tout de bon, ils entendirent un léger bruit de pas qui leur annonçait la rentrée de leurs enfants. Un petit rire échappé à Antonine qui disait bonsoir à son frère acheva de confirmer madame Karzof dans sa sécurité.

--Tu vois bien qu'elle ne pense pas à Dournof, conclut-elle, puisque tu l'entends rire. Et la bonne dame s'endormit sur un lit de roses.

Sa fille était rentrée dans sa chambre, cependant, et au lieu de se déshabiller, assise sur un petit canapé, la tête inclinée sur la poitrine, elle réfléchissait tristement.

--Eh bien, ma beauté, lui dit la Niania, qui l'attendait, si tard qu'elle dût rentrer, et qui ne se couchait jamais sans avoir fait sur elle le signe de la croix, pour écarter les mauvais rêves,--tu ne te déshabilles pas? Est ce que tu n'as pas sommeil?

Antonine tressaillit.

--Pardon, Niania, dit-elle, je te fais attendre,--tu dois être fatiguée.

Elle se leva aussitôt et se livra aux soins de sa fidèle servante. Celle-ci peigna avec soin les beaux cheveux, si longs et si lourds qu'ils inclinaient légèrement sous leur fardeau la tête de la jeune fille; elle était fière de ses cheveux bruns, si doux et si souples; elle les tressait patiemment tous les jours deux fois, pour éviter qu'ils ne perdissent leur lustre, et ne permettaient à aucune main étrangère de toucher aux nattes de "son enfant". Lorsque madame Karzof, mue du beau zèle dont nous avons parlé, se mit en tête de faire venir un coiffeur, elle eut à livrer une vraie bataille à la Niania, et si elle obtint les honneurs du combat, c'est uniquement parce qu'elle la renvoya à la cuisine en lui fermant la porte sur le nez.

--Eh bien, mignonne, dit doucement la vieille servante, tes parents n'ont pas accepté ton bien-aimé? Ils ont refusé de lui donner notre colombe?

--Oui, soupira Antonine.

--Et toi, qu'est-ce que tu dis?

--Je dis que je l'épouserai, lui ou personne.

La Niania garda le silence, et hocha par deux fois sa vieille tête grise.

--C'est qu'ils veulent te marier, reprit-elle au bout d'un moment.

--A qui? dit Antonine en levant brusquement la tête.

--Je ne sais pas; on te cherche un promis. On va donner un bal pour toi, et l'on s'occupera de te marier le plus vite possible.

--Quelle idée! Où as tu pris cela?

--J'ai écouté à la porte, pendant que tu étais chez madame Frakine. Et lui, que dit-il, ton ami?

--Il dit comme moi.

--Que Dieu étende sa main sur vous, soupira la Niania, car je prévois que votre vie ne sera pas tranquille!...

Antonine s'étendit sur son lit; sa bonne ramena les couvertures sur elle, attisa la lampe des images, et se retira en faisant des signes de croix dans l'air de tous côtés pour chasser l'esprit malin.

Mais l'esprit malin était resté au coeur de la jeune fille. Une colère sourde travaillait en elle et montait toujours, menaçant de submerger sa raison. Si on l'avait laissée en paix, maîtresse d'attendre que Dournof eût conquis une position, elle aurait été une fille douce et soumise, patiente malgré son chagrin, et respectueuse toujours... Mais on voulait disposer d'elle sans son consentement... on traitait son amour comme un enfantillage, on se jouait de l'homme qu'elle aimait... Sa colère devint si forte, qu'Antonine se leva, incapable de rester immobile plus longtemps. La fraîcheur de la chambre calma un peu sa fièvre. Elle fit deux ou trois fois le tour de sa cellule virginale, et s'arrêtant devant les images, elle s'agenouilla pieusement.

--Sainte mère de Dieu! dit-elle tout haut, en étendant la main vers l'image de la Vierge qui lui souriait placidement, son enfant dans les bras, je jure d'être à lui ou à personne.--Et s'il faut mourir pour tenir mon serment, je mourrai.

Elle se prosterna et resta longtemps en prières. Le froid et l'immobilité la glacèrent; un frisson passa sur son corps. Elle se leva, rejetant ses tresses importunes, puis retourna à son lit et s'endormit.


La Niania

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