Читать книгу Le Juge Et Les Sorcières - Guido Pagliarino - Страница 9
ОглавлениеChapitre IV
Lâhui suivant, dans lâaprès-midi, alors que je me trouvai au corps de garde du siège du tribunal, à donner des ordres au lieutenant commandant, un messager, sbire communal à Grottaferrata, sâapprocha de moi. Il me déclara devant les hommes dâarmes que le curé paroissial de sa bourgade sentait sa fin venir et voulait mâentretenir dâune chose de la dernière gravité, avant de rendre lââme. Il mâimplorait de ne pas refuser.
Ce jour-là , mon intention était vraiment de rendre visite à Mora. Ce fut donc de mauvais gré et non sans une bonne dose dâhésitation, que je répondis oui au messager, mais me trouvant devant tant de témoignages, je nâaurais pu faire autrement : en tant que Juge Général je devais faire preuve du sens du devoir moral et de la charité. Toutefois je lui demandai de mâattendre, car je nâavais pas lâintention de mâaventurer à cheval par les chemins peu sûrs, ni soustraire des gardes du tribunal à leur devoir pour des raisons autres que professionnelles ; et je lui demandai et obtint la promesse de mâaccompagner à Rome.
Jâétais dans lâimpossibilité de prévenir ma dulcinée ; mais étant donné que ce nâétait pas la première fois que les affaires me retenaient, jâavais la certitude quâelle ne sâen serait pas préoccupée. Dâautre part, elle savait bien quâelle me devait tout et ne sâétait plainte de rien.
Le voyage fut sans encombre et, à la tombée du jour, nous arrivâmes au village.
Le sbire me conduisit directement au presbytère. Un jeune prêtre nous accueillit et sursauta quand je mâannonçai. « Le curé vient à peine de se confesser, et il est encore lucide », me dit-il, dâune voix ténue, en me conduisant par les escaliers vers la chambre du supérieur : « Je lui ai déjà administré lâEucharistie et lâExtrême Onction et il en semble réconforté, car il a retrouvé une voix plus forte et une expression plus claire. »
Le rétablissement qui, souvent, précède la mort, pensai-je spontanément ; et je me troublai soudain : en bon chrétien, jâacceptais de bonne foi le pouvoir thaumaturgique de lâHuile Sainte ; pourquoi donc cette pensée blasphématoire me traversa-t-elle ? Il nây avait pas de doute, ce devait certainement être le diable. Sans doute voulait-il mâempêcher de mâadresser au curé ? Je fis le Signe de Croix et commençai de prier, au moment même où je mâapprochai du mourant, imité par le jeune prêtre et par la garde, qui était montée derrière nous. Ils pensèrent sans aucun doute à une oraison à lâintention de ce moribond, ce que dâailleurs, je partageais aussi.
La chambre, très petite, était misérablement aménagée, une planche monacale, quelques étagères en bois brut pour les livres et, comme grabat, trois traverses recouvertes de paille posées sur des chevalets. La pièce était à peine éclairée par deux bougies.
Lâarchiprêtre semblait assoupi ; mais au son de nos prières il ouvrit les yeux et se tourna vers moi, en exprimant un soulagement suivi dâun gémissement.
âCâest le ciliceâ, murmura le jeune prêtre, lâoraison à peine terminée, « il le porte depuis de nombreuses années et il nâa pas voulu que je lâen débarrasse, même maintenant. »
âLaissez-nous seuls et éloignez-vousâ, intimai-je. « Toi aussi », adressai-je au sbire : « Il nâest pas question que nous retournions aujourdâhui. Je me reposerai ici. Viens mâattendre à lâaube ; sollicite la sainte autorisation du bourgmestre, en mon nom. »
Une fois seuls, le prêtre me fit signe dâapprocher la planche de sa couche.
A peine à ses côtés, il se mit à me parler; et tandis que ses mots sortaient progressivement de sa bouche, moi, jâouvrais la mienne toujours plus.
Il me raconta à propos dâElvira, contre qui il avait témoigné quelques années auparavant.
La femme, encore jeune, après de nombreux malheurs, avait fini par arriver à Benevento, repaire fameux de sorcières autour duquel, comme lâavait raconté le démonologue Spina dans son traité, elles se réunissaient sous un noyer à perpétrer des choses horribles et à en concocter de nouvelles. Sa mère avait été lâune dâentre elles. Jâétais au courant à propos de cette sorcière pour avoir lu le livre du docte dominicain. Elle se trouvait perchée tel un vautour sur une branche du noyer, les jambes écartées, quand, passant par-là , solitaire, un jeune marchand, bossu mais sublimement fait et dâun parler très noble, et voyant la sorcière, femme pour le reste très belle mais néanmoins plus très jeune, attiré par les appâts génitaux quâelle exhibait, entama une conversation lascive. Elle aussi lâavait aussitôt désiré sexuellement, mais de désirs démoniaques les plus bestiaux et contre-nature, et lui avait promis de lui ôter la bosse, définitivement, sâil acceptait de la satisfaire. Câest ce qui arriva. Ãtant plus tard de passage à Benevento, à lâauberge, après de nombreuses beuveries, le marchant, le visage rougi de tant de béatitude, peu avant de sâen aller, avait raconté le fait aux autres hôtes, leur montrant lâéchine à plusieurs reprises, se tournant par-ci puis par-là pour que chacun pût bien la voir, et jurant à tous quâavant la luxurieuse rencontre avec la mégère, son dos était beaucoup plus gibbeux. Ensuite il sâéloigna, en riant, vers son destin inconnu sans pouvoir être interrogé au préalable par les autorités. Il ne fut donc pas possible de connaître les méfaits de la chipie libidineuse pour lâappréhender et la juger. Dâailleurs, un forgeron, lui aussi boscot, ayant prestement retrouvé la voix, sâétait rendu au pied du noyer en espérant y trouver la belle harpie et de connaître aussi bien lâextase suprême dont lâautre sâétait vanté que, et surtout, lâablation définitive de sa protubérance. Elle sây trouvait, mais lâhomme était tellement vilain et avait lâhaleine tellement vineuse de trop de boissons que la sorcière, irritée, non seulement nâavait pas forniqué avec lui, mais, plutôt que de lui enlever la bosse, elle y avait appendu celle de lâautre. Arrivé à la place du village, bouleversé, le pauvre artisan avait relaté sa mésaventure aux témoins. Selon certains dâentre eux, le renflement avait doublé ; selon dâautres, elle nâavait grossi que de peu ; pour dâautres encore, qui selon Spina cependant, nâavaient lâintention que de consoler la victime et non de rendre la vérité, la proéminence nâavait pas changé. Deux pandores communaux sur le seuil de la mairie avaient tout entendu et immédiatement arrêtèrent le témoin. Peu après, lâenquêteur local avait obtenu du forgeron, la description physique de la sorcière, et, connaissant tous les autres villageois, était parvenu à lâidentifier comme une certaine guérisseuse et sage-femme miteuse. Câest ainsi que celle-ci fut arrêtée peu de temps après dans sa maison par les gendarmes communaux : comme lâenquêteur le soupçonnait, de par sa faculté à pouvoir voler, comme toutes ses semblables, elle devait avoir atterri à Benevenuto avant même que le pauvre malade nây fût arrivé. Il ressortait du traité de Spina que la rombière, célibataire, avait une fille, sans aucun doute le fruit, selon lâintuition instantanée des tous, de son accouplement avec le diable, mais qui malheureusement nâavait pu être appréhendée. Jâappris du prêtre quelle nâétait pas chez elle au moment de lâarrestation de la mère et, quâau retour, elle avait été vue et saisie de force dans sa propre boutique par le jeune tailleur du village, un judéen mal vu de tous et souvent insulté et qui, solidaire de tous les persécutés, mais aussi parce que cela faisait longtemps quâil était fasciné par la beauté du tendron, lâavait cachée. Dans son laboratoire, Elvira avait dû souffrir les cris horribles de sa mère torturée dans le tribunal tout proche, laquelle, après seulement deux jours, avait été condamnée et, pour calmer la plèbe tumultueuse, tout de suite brûlée, sans étranglement préalable afin que le peuple appréciât mieux le verdict prononcé, en se délectant de ses hurlements. Il était soir et, profitant de lâassoupissement des villageois excités devant le bûcher et, surtout, amoureusement attiré par la jouvencelle en herbe, il avait préféré lui aussi sâéloigner de Benevento. De loin, Elvira avait vu sa mère se consumer et entendu ses dernières vociférations stridentes. Ils avaient vécu ensemble comme des couche-dehors, lui en coupant des habits de village en village, elle en vendant une liqueur couleur paille, dâun goût exquis affirmait le curé pour y avoir goûté à maintes reprises, et dont elle tenait la recette de sa mère. Tout cela, elle lâavait ensuite raconté à lâarchiprêtre à qui elle sâétait finalement liée, dont elle devint enceinte et après de nombreuses péripéties, lui demanda un asile temporaire : elle avait à peine échappé à un repaire de brigands où elle était gardée en esclave pendant des années puisque câétait dans la rue quâils lâavaient capturée, après quâils eurent tué son compagnon. Le prêtre, plein de compassion, lâavait placée comme esclave dans la famille pieuse dâun notaire, où elle put donner naissance à une enfant, en paix, obtenant le privilège de pouvoir la garder avec elle dans les combles et de lâélever. Malheureusement, avec eux habitait un frère du chef de famille, lui aussi juriste mais dâune toute autre trempe : câétait un fainéant qui, le doctorat en poche après beaucoup de labeur, nâavait pas voulu exercer et avait dévoré tout le patrimoine paternel en bombances. Câétait par charité que son frère lâentretenait et lâhabillait pendant tout ce temps, tandis quâil sâefforçait de lui procurer un emploi convenable et facile. à peine Elvira eut-elle retrouvé une silhouette normale que ce dépravé sâen était allumé et avait tenté de la posséder brutalement ; mais la femme, dâune forte complexion que la vie errante avait rendue encore plus rude, lâavait maîtrisé et étourdi avec un chandelier. La matrone de maison, que les hurlements de sa servante avaient alertée, lâavait assistée dans les dernières phases de la lutte. Ses vêtements en lambeaux et ses tuméfactions ne laissaient aucun doute sur la culpabilité de lâhomme; mais câétait le frère du notaire. Que faire ? Ces bons chrétiens ne voulaient pas que la femme eût à souffrir par la méchanceté des autres ; mais lâautre nâen était pas moins un parent. Après avoir longuement tergiversé, ils lui avaient finalement offert une somme qui lui permît de sâéloigner de la maison et, si possible, du village. La malheureuse cependant, son enfant étant encore très petite, préféra sâinstaller dans une cabane à lâorée du bois. Câest là quâelle mit à profit lâart maternel, la préparation et la vente de sa liqueur et de décoctions médicinales ainsi que lâassistance à lâaccouchement de femmes du peuple : le choix du métier fut la cause principale de son mal ; mais ne lâempêcha pas de se consacrer aussi au marché de passereaux quâelle savait capturer avec des filets et garder vivants, en attendant les acheteurs, dans une grande cage.
Pendant quatorze années, Elvira vécut plutôt tranquillement. Certains, à dire vrai, la traitaient de sorcière en blaguant ; mais elle ne souffrit pas de persécutions. Au contraire, elle eut quelques propositions de mariage. Elle cependant, dégoûtée par les hommes, les avait toutes refusées.
à deux reprises, elle avait dû, au début, se défendre du frère du notaire qui, impénitent, sâétait approché dâelle pour lâembrasser, sans pour autant y parvenir, de par la protection répétée de la femme. Câest ainsi quâune rancune féroce avait grandi en lui, autant que son ardeur. Heureusement, ses parents lui avaient finalement trouvé, une charge respectable à Rome, et il sâen alla, la laissant en paix.
Parmi les soupirants, il y eut même ce Remo Brunacci qui lâaurait ruinée, lâivrogne du village, quâelle avait constamment chassé en le moquant. Quand il sâétait adressé au prêtre en déclarant, sous lâemprise du vin, avoir une érection par la magie dâElvira, lâecclésiastique avait compris quâil ne sâagissait que dâivresse et que lâabstinence était le remède. Il avait donc fait mine de contrôler entre les jambes de lâhomme la disparition du vit puis, il avait enfermé Brunacci pour quâil se débarrassât des fumées entre autre grâce à lâascension de beaucoup dâeau : courante, et non bénite, contrairement à ce quâil lui avait dit pour lâencourager. Il nâen avait pas prévu les conséquences. Le village avait commencé à se liguer contre Elvira, avant de réclamer haut et fort quâelle fût capturée. Pire, le juge Astolfo Rinaldi, se trouvait au village en ce moment, en visite chez le notaire.
« Rinaldi ! » fis-je écho, émerveillé dâentendre le nom de mon vieux supérieur, interrompant le récit du moribond.
Câétait lui le frère du notaire. Grâce aux puissants parents de la belle-sÅur, il était parvenu au tribunal de Rome, où il avait fait carrière jusquâau sommet. Câétait sans doute lui-même, me demandai-je, qui avait mis la lettre anonyme dans lâurne désignée de lâInquisition ? Par vengeance ? Dâailleurs, même le curé, épouvanté par la nouvelle situation et en particulier par quelques Åillades que le juge lui avait décochées tout juste avant de repartir, avait à son tour présenté à la gendarmerie de la commune, sa dénonciation officielle, immédiatement transmise à la Ville. Lâecclésiastique, lâchement, avait craint pour sa propre vie, quâil trouvait même cette issue très probable, quâil nâaurait pas été le premier prêtre arrêté, torturé et condamné pour complicité en sorcellerie. Jâétais au courant du reste et moi-même jâen avais tiré toutes les conséquences. Le curé, plein de remords dâavoir fait un faux témoignage, et par-dessus tout, juré devant Dieu, après le procès, avait modestement élu domicile dans la même petite pièce où avait été enfermé Brunacci, il avait endossé le cilice, sâétait soumis à toutes sortes dâhumiliations, avait renoncé à tout bien-être, fût-il le plus innocent. Au point de mourir, devenues futiles les craintes qui, même dans le remord, continuaient de le séduire, il avait finalement voulu mâavertir, parce quâil était arrivé encore autre chose, cette fois à Marietta, la blonde et belle adolescente fille dâElvira. Quand la troupe frappa, la mère, pressentant que quelque chose de mauvais était sur le point de se produire, avait caché Marietta sous le lit, après lui avoir enjoint de rester sans bouger ni broncher, quoiquâil advint. Après que les inquisiteurs sâen furent allés avec Elvira, la jeune fille était sortie et, ne sachant pas qui avait emmené sa mère, elle sâétait adressée au curé pour dénoncer un rapt. Lâarchiprêtre au courant de lâarrestation, nâavait par éclairci lâéquivoque, au contraire il lui avait dit quâil nây avait plus rien à faire désormais : on savait bien que, pour ces choses, il nây avait pas assez de gendarmes ! Et quâelle garde le cÅur en paix. Le jour même elle fut placée comme servante auprès de villageois. Cependant, après lâexécution de sa mère, Rinaldi était arrivé à Grottaferrata avec trois gardes du tribunal de la Ville, il avait appréhendé Marietta en prétextant un supplément dâenquête et lâavait emmenée à Rome. Sans doute avait-il voulu se venger dâElvira en sâen prenant à sa fille ? Le curé me demanda dâouvrir une enquête, par devoir de justice, et, si à la lumière de la loi, quâil ne connaissait pas, il constatait un délit, de punir le coupable ; et si possible de découvrir le sort de la fille et, si elle était encore en vie, de la préserver de maux ultérieurs. Câétait sa seule planche de salut.
Je promis au mourant que je chercherais la justice de toutes mes forces.
Le restant de la nuit, hébergé dans la riche et ancienne chambre à coucher du curé, malgré une literie des plus agréables et un matelas confortable, je ne fermai pas lâÅil.
Autour de minuit, le moribond rendit lââme, jâentendais en effet, les prières du jeune prêtre ; mais je ne me levai pas pour me joindre à lui.
Jâéprouvais un grand sentiment dâabandon. Je nâaurais pas dû éprouver du remord pour lâinjuste condamnation dâElvira parce que jâavais agi, comme toujours, selon la loi et en conscience ; mais je ressentais une inquiétude désagréable et une légère nausée qui ne devaient pas me quitter avant le matin.