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LA PREMIÈRE MAÎTRESSE DE DON JUAN

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Table des matières

Discours de Don Jorge.—Les trois courtisanes.—Les préparatifs.—Jalousie de Niceto.—Les avances de la Pandora.—Le festin.—Les danseuses nues.—La petite Monique.—Le baiser.—L'altercation.—La bagarre.—Le duel aux flambeaux.—Niceto blessé.—Rivalité de femmes.—Première nuit d'amour.—Mort de Niceto.

À dix-sept ans, Don Juan était dans la fleur de la beauté.

«Décidément, dit un matin Don Jorge à son neveu, tu ne peux pas en rester là. Tu as eu la plus brillante éducation des Espagnes, des maîtres de toutes les langues, vivantes ou mortes, de mathématiques, de littérature et même de poésie et de musique, bref, tu es endoctriné dans les sept arts. Tu as dix-sept ans, ta moustache commence à pousser, tu montes à cheval comme Don Alexandre, l'empereur des Grecs, tu manies la lance aussi bien que Bernal del Carpio et la rapière mieux que moi, tu es beau garçon, du reste, et point sot. Il est indécent que tu n'aies pas une maîtresse.

—Une maîtresse! Une maîtresse! répétait Juan effaré.

—Tu es novice, mais non moine! De mon côté, j'ai la prétention de n'être point pédant. Si la famille me déshérita, ce n'est point sans quelques bons motifs. Nous sommes l'un et l'autre gentilshommes, bons parents et bons amis. Je te dois les lumières de mon expérience.

«Tu vas entrer dans le monde. Il t'y faut mettre sur un bon pied. Un homme bien né se reconnaît à deux qualités: la galanterie et la bravoure.

«Si nous avions quelque belle guerre, je t'amènerais avec moi et t'engagerais à monter le premier sur la brèche. Mais, hélas! il ne se livre plus de grande bataille. Ce bon temps est passé! Mon capitaine est mort, et il a emporté la gloire dans son tombeau.

«A un gentilhomme de la qualité, il n'est donc plus permis que de chercher querelle personnelle, et pour cela rien ne vaut les intrigues de l'amour.»

Don Rinalte, chez lequel l'oncle comptait le soir même conduire son neveu, était un excellent homme, aimant la joie pour lui et les autres. Riche de son patrimoine, il possédait en outre une des meilleures commanderies d'Alcantara. Il dépensait convenablement sa fortune, mangeant le revenu sans trop entamer l'avenir, magnifique avec une certaine sagesse. Il donnait les meilleurs repas de Séville, chère délicate, vins choisis, service splendide, et en prenait sa bonne part.

C'était un fin mangeur et un buveur de premier ordre. Il avait une vraie nature de taureau, calme, lente, puissante, terrible dans sa colère.

Don Niceto Iglesias, l'autre convive, était un garçon fort chatouilleux sur le point d'honneur. Il avait pour le tapage un goût singulier. Parfait gentilhomme du reste, fort élégant de sa personne et brûlant son bien par les deux bouts, les femmes l'adoraient autant que les hommes le craignaient.

«Je le crois, dit Jorge à Juan, d'accord avec la Pandora, une des courtisanes que tu verras ce soir.

«Pandora est un nom mythologique que sa beauté lui a fait donner en Italie où elle fut se former. Une fille superbe à voir, mais rien de plus. Elle n'a pas l'ombre de cœur, mais ce n'est pas son métier d'en avoir. Il n'y a pas à espérer lui plaire. L'amour est avec elle une affaire d'argent.

«Don Niceto ayant pris les devants, il ne serait du reste pas convenable d'aller sur ses brisées. Si elle te plaît, tu prendras date. Mais tu ferais bien, en ce cas, de me consulter sur les arrangements. Hélas! mon cher neveu, j'ai l'expérience!

«Pour les deux autres, Soledad et la Magdalena, je n'ai pas besoin de te dire qu'elles sont occupées. L'une, Soledad, appartient à Don Rinalte; quant à l'autre, c'est ma maîtresse. J'ai passé la soixantaine, mais le jarret est bon et l'œil vif. Tu les dois respecter également, puisque Don Rinalte est ton hôte et que je suis ton oncle.

«Cependant, petit neveu, tu es libre, au moins à mon égard. J'ai trop d'expérience pour donner dans la jalousie et je t'aime trop pour le chagriner à l'occasion d'une femme.

«Je doute du reste que la Magdalena te convienne. C'est une fort jolie personne, mais un peu niaise, pour ne pas dire bête. Sa gaucherie, qui m'amuse, t'ennuierait probablement.

«Et puis, elle n'a que seize ans. C'est de mon goût, mais trop jeune pour toi. Une personne un peu mûre serait mieux appropriée à ta fringante jeunesse.

«Rien ne forme les jeunes gens comme la société des courtisanes. Elles ne hantent, du moins à ma connaissance, que des gens comme il faut, titrés, riches, chevaliers et, parmi le clergé, jamais moins que des chanoines. Près d'elles un bourgeois perdrait ses écus et un moine son latin. Écoute, regarde et profite donc. Prends un costume avantageux; ces dames sont reines de la mode. Si, elles te découvrent joli, les autres te trouveront charmant.

«Le rendez-vous est à huit heures. Je vais, de ce pas, chez un théologien de l'ordre, avec lequel j'ai à traiter d'affaires. Je reviendrai te prendre au coucher du soleil. Sois prêt.»

Ébloui, enivré, consterné de ces paroles, Juan passa le reste de la journée dans une agitation violente. Une vraie fête! Une orgie, peut-être! Tout cela lui semblait merveilleux et terrible.

Il revêtit un pourpoint bleu de ciel, brodé de soie blanche, manches de dessous et chausses de soie blanche aussi.

Jorge loua la simplicité de ce costume qui faisait ressortir l'éclatante beauté du jeune homme.

«Tu as eu tort, lui dit-il seulement, de prendre l'épée que t'a donnée ton parrain: c'est une arme de parade ou guerre et non de promenade. J'ai ce qu'il te faut, une rapière à riche garde, dont le fourreau, en velours bleu de ciel, s'harmonisera parfaitement à ton habit.

«Essaie-la toi-même. Tu verras qu'elle est bonne, bien montée et bien trempée. Tout le poids est dans la garde; la lame est légère et simple. Elle vient, la marque du petit chien en fait foi, de Romero, le meilleur armurier de Tolède.

«J'ai eu plus d'une fois l'occasion de m'en servir et n'ai jamais eu qu'à m'en louer. Je l'ai, en maintes rencontres, prêtée à des amis qui ont toujours tué ou blessé leur homme. C'est ce que je puis appeler une épée heureuse. Elle te portera bonheur. Je te la donne.»

Juan ceignit la rapière, remercia son oncle et partit avec lui.

Le cœur lui battait fort en entrant chez Don Rinalte. Celui-ci vint à la rencontre de ses hôtes dès qu'ils furent annoncés.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, gros et grand, l'allure d'un seigneur et d'un bon vivant.

Dans le salon se trouvaient déjà les autres convives.

La vue des femmes mit un éblouissement dans l'âme de Juan. Il les admirait toutes trois sans les distinguer encore.

Dès l'abord, elles ne se firent point faute de le regarder. Jamais elles n'avaient vu de jeune homme aussi accompli. Les femmes galantes savent juger du premier coup d'œil la beauté masculine.

Juan se trouvait quelque peu embarrassé de cet examen. Il craignait plutôt d'être un objet de ridicule que d'admiration.

Mais les autres hommes ne s'y trompèrent pas. Les deux anciens échangèrent un sourire, tandis que le plus jeune pinçait les lèvres.

Don Niceto Iglesias, dans sa vingt-cinquième année, avait l'œil vif, les dents blanches, les cheveux noirs, les traits réguliers et fins, la taille svelte, toute la grâce andalouse enfin.

Une main habile avait, de plus, parfait l'élégance de son magnifique costume, satin et velours, or et broderies. Un soin méticuleux avait présidé à sa toilette capillaire.

Il passait pour le plus joli garçon de Séville. Il le savait et tenait à cette réputation.

À l'instant, il se sentit dépossédé. La supériorité de son nouveau concurrent était trop manifeste et ne permettait pas le doute. Le jugement des trois courtisanes n'était-il point du reste sans appel?

Don Niceto devint sur-le-champ jaloux de Don Juan et, pour un fat comme pour une coquette, la jalousie c'est la haine. Mais c'était un homme bien élevé, qui connaissait son monde. Et puis n'était-il pas plus habile de prendre son parti d'une défaite inévitable?

Il se résolut donc à traiter en ami ce rival inconnu et dans le fond du cœur détesté.

Juan s'efforça de répondre dignement aux prévenances du jeune cavalier, mais il eut beau faire pour être cordial, il ne fut que poli. L'instinct lui faisait pressentir un ennemi sous ces dehors bienveillants, comme un serpent sous des fleurs.

Les deux portes du salon s'ouvrirent toutes grandes, et le maître d'hôtel, suivi des laquais porte-flambeaux, annonça que le souper était servi.

Les femmes se débarrassèrent de leurs mantilles. Les épaules splendides de l'une, plus frêles mais non moins blanches des autres, apparurent à nu. C'était l'usage des courtisanes de se décolleter assez bas. Leur corsage, fendu dans le sens de la longueur, laissait voir leurs seins fermes et marbrés de délicates veines bleues. Par derrière, la ligne du corsage s'infléchissait en arc jusqu'à la taille. Les robes étaient si légères! Elles ignoraient le corset. Ce spectacle ne fut pas sans mettre quelque émoi dans l'âme encore inexperte du jeune Juan.

Après s'être levé comme tout le monde, il ne sut plus que faire et resta embarrassé comme un nigaud au milieu du salon. Don Niceto offrit son bras à Soledad, qui était considérée comme la maîtresse de maison.

La Pandora attendait debout. C'était une magnifique créature, grande, admirablement faite, blanche et pâle comme le marbre, avec de grands yeux noirs et des cheveux aile-de-corbeau. Elle avait une robe de satin noir, une basquine jaune, une chaîne d'or au cou et, dans la chevelure, une rose d'un rouge éclatant. Les deux amies étaient vêtues avec un luxe égal. Elles avaient adopté une mode singulière, qui consistait à se couvrir la tête de perruques aux diverses couleurs de l'arc-en-ciel. Celle-ci, fille blonde de la Murcie, cette autre Catalane, s'étaient ainsi donné des chevelures d'or aux reflets d'aubergine et d'orange.

Voyant que ni l'oncle ni le neveu ne venaient à elle, la Pandora alla résolument au jeune homme et lui donna le bras en souriant.

Juan trembla, et involontairement il serrait ce beau bras nu qui venait de se poser sur le sien.

«Voilà un fort beau couple en vérité!» s'exclama Don Rinalte.

Juan sourit et baissa les yeux; Pandora fit une petite moue dédaigneuse.

Juan, hasard ou non, se trouva placé à droite de la Pandora, qui avait à sa gauche Don Niceto.

On trouvait là réuni tout ce qui fait la beauté, l'excellence et le charme d'un repas.

La salle était décorée avec goût et follement illuminée. Il y avait des fleurs à profusion; la nappe était jonchée de feuilles de roses. La table resplendissait des luxes européens les plus raffinés: toiles damassées de Flandre, cristaux de Venise, argenterie de Florence. Chaque détail avait son prix et révélait quel expert dilettante était Don Rinalte.

Les mets recherchés, les vins dorés, la beauté demi nue des femmes, l'odeur mêlée des parfums et de la chair, une conversation animée, tout parlait aux sens, invitait à l'abandon et au plaisir.

Cependant le souper commença tranquillement. Les gens qui savent vivre graduent les jouissances.

Les femmes, d'ailleurs, témoignaient encore d'une certaine réserve. Juan se demandait même s'il ne s'agissait point là de véritables dames du monde égarées.

L'influence de la bonne chère se fit sentir peu à peu. Esprits et regards s'animèrent. Les voix s'élevèrent, le ton devint plus vif. L'oncle risqua quelques propos salés qui reçurent des convives le meilleur accueil.

Juan buvait comme tout le monde, et sa timidité s'évanouissait dans les fumées du vin. Les lumières lui semblaient plus brillantes, les hommes plus spirituels et les femmes plus jolies s'il est possible. Il voyait rose. Son sang circulait plus vite et lui donnait du courage. Il osa parler et parla bien. Il eut de l'esprit, et les hommes eux-mêmes furent obligés de l'applaudir.

«Il est charmant, dit Rinalte d'un air paternel.

—Adorable! appuya Niceto.»

Jorge se frottait les mains, enchanté de voir réussir son élève.

Pandora jetait à Juan des regards de flamme. Cependant il se contenait et n'osait encore lui rendre ses avances.

Au dessert, on fit venir des danseuses. Elles exécutèrent une traditionnelle séguedille avec cette furia, cette conviction qui appartient à leur race. L'offre et le désir, le refus et l'abandon, la plus lascive volupté enfin, voilà ce qu'elles aimaient, les seins offerts, la croupe tordue, les yeux mi-clos. Puis, sur la demande de Don Jorge, l'une d'elles, une petite Morisque, se dévêtit et dansa nue. Ce ne fut pas sans quelques manières de la mère maquerelle que deux ou trois ducats d'or amenèrent cependant à composition.

Le petit corps brun se balança à son tour tandis que les convives claquaient des mains en cadence. Cette fillette vierge mimait, avec une perversité à damner tous les hommes, le rythme de la possession. Le mouvement allait en s'accentuant, selon ce que prescrit la tradition africaine. Elle tomba enfin, pâmée, morte de s'être donnée à tous, crispée d'un spasme presque douloureux. Et les convives prirent les fleurs qui jonchaient la table et les jetèrent sur son joli corps étendu, ses seins mignons à peine éclos, son petit ventre doré, ses cuisses nerveuses et musclées.

Cependant la Pandora, d'un geste maladroit, avait laissé tomber entre ses seins la fleur rouge qui ornait ses cheveux. Niceto s'empressait déjà, mais la fille hautaine se détourna:

—Prenez ma rose, dit-elle à Juan.

Celui-ci, fort éméché par le généreux xérès et le spectacle auquel il venait d'assister, ne se le fit pas dire deux fois. Il plongea sa main dans l'opulent corsage de la courtisane et en retira la fleur qu'il baisa passionnément.

Pandora lui donna de plus sa main, et il y appuya ses lèvres.

Tout le monde avait applaudi, Niceto plus fort que les autres.

Mais se voir ravir sa maîtresse en même temps que sa royauté, se sentir frappé coup sur coup dans son amour-propre et dans son amour, c'était trop! En dépit de ses efforts, il commençait à ne pouvoir plus se maîtriser.

Rinalte s'en aperçut et, en hôte averti, s'efforça de trouver un dérivatif.

«Je crois que le moment de s'embrasser est venu», dit-il.

Et se penchant sur sa maîtresse, il la baisa sur la joue.

«Fais passer», dit-il.

Soledad se tourna vers Niceto et lui transmit le baiser.

Niceto, vaguement consolé, s'inclina sur Pandora qui se laissa faire assez docilement. Elle se vengea de son mieux en appliquant un beau baiser sur le cou de l'imberbe Juan.

Mais celui-ci, au lieu de le transmettre, ainsi qu'il le devait, à Magdalena qui déjà tendait la joue, jugea plus agréable de le restituer et posa ses lèvres au coin de la bouche impériale de la Pandora.

Rinalte, diplomate, poussa un grand éclat de rire. Jorge se mit à trépigner de joie. L'attendrissement atteignait chez le vieux guerrier aux dernières limites. Il eût volontiers pleuré.

Niceto avait tressailli avec un rire jaune.

Ce fut la Magdalena qui sauva la situation.

«Et moi?» dit-elle d'un ton piteux.

Ce fut une hilarité générale. Elle redoubla quand on vit que la pauvre fille s'en attristait au lieu de s'en amuser.

«C'est juste, fit Jorge. Elle n'a pas son compte.»

—Pardon, ma belle, dit Don Juan. Je vais réparer mes torts.

—Je ne veux pas», s'écria la Pandora d'un ton farouche, en le retenant par le cou.

Juan se laissa faire, tandis que la Magdalena éclatait en sanglots.

Jorge et Rinalte riaient de plus belle.

Mais Niceto était à bout de patience:

«De quoi te mêles-tu? demanda-t-il à Pandora d'une voix tremblante.

—Et vous-même, répliqua-t-elle avec hauteur, de quoi vous mêlez-vous? Vous n'avez aucun droit sur moi. Je ne suis pas votre maîtresse!

—Ma maîtresse, non. On n'achète pas une maîtresse, on n'achète que des esclaves.

—Moi, votre esclave!

—Oui, puisque tu portes ma chaîne, dit-il avec un rire amer en lui montrant la chaîne d'or qu'elle avait au cou.

—Eh bien! Je me délivre!»

Elle arracha la chaîne en la brisant et la jeta devant Niceto. Celui-ci la ramassa pour la jeter à la tête de la Pandora.

Mais Juan avait vu le geste et il étendit vivement le bras pour amortir le coup.

«Lever la main sur une femme! dit-il.

—Ce n'est pas une femme, répondit Niceto hors de lui, c'est une prostituée!

—Lâcheté sur lâcheté!»

Il n'avait pas achevé ces mots que déjà Niceto lui avait lancé la chaîne au visage. Juan se précipita d'un bond sur son adversaire et le renversa sur la table. Au choc, assiettes et bouteilles dégringolèrent sur le parquet.

Niceto tenta de résister, mais en vain. Alors on le vit qui portait la main sur un couteau.

«Pas de couteaux! dit Rinalte en lui arrachant de la main l'arme effilée.

—Non, s'écria Jorge, des épées! Vive Dieu! Des épées! Nous ne sommes pas des muletiers. Lâche-le, Juan.»

Niceto relevé, tout le monde sortit d'un commun accord.

«Les épées sont dans l'antichambre, dit Jorge. Pour vous battre, vous serez mieux dans le jardin qu'ici.»

Pandora, pâle comme la mort, tremblait de tous ses membres. Les deux autres femmes pleuraient et criaient. Leurs robes s'étaient dégrafées, leurs basquines déchirées, qui sait comment! Demi nues, l'œil brillant de vin, elles tentaient de s'accrocher aux manches des hommes.

«Paix là! Paix là! dit Jorge de sa grosse voix de commandement. Restez dans votre coin ou je me fâcherai, petites!»

Elles obéirent et se groupèrent sur le divan de la salle à manger dont Rinalte en sortant ferma la porte à clef.

Chacun des deux hommes avait pris son épée.

«Ne te trompes-tu pas, dit Jorge à son neveu. Est-ce bien celle dont je le fis cadeau?»

Et ce disant il lui passait au cou une petite médaille suspendue à une chaîne d'argent.

Niceto était déjà descendu. Juan s'empressa de marcher sur ses traces. Jorge, qui l'accompagnait, fut arrêté par la voix de Rinalte.

«Ami Jorge, lui dit-il, prenez, je vous prie, une de ces torches. Je tiendrai l'autre. Il convient que ces enfants y voient clair. Ils ne seront pas dérangés. Les femmes sont sous clef, et j'ai congédié les domestiques.»

«Votre neveu est-il habile à tirer l'épée?

—Plus habile que moi! Et je fus en mon temps, vous ne l'ignorez pas, un bretteur de quelque renommée. Des dix coups de taille, il n'en est pas un qu'il n'exécute à la perfection, soit en droit-fil, soit en faux-fil. À personne je ne vis faire aussi élégamment la main droite oblique ascendant. Quant au coup de pointe dans l'œil, je n'en dis rien: vous jugerez par vous-même.

—La lutte sera belle, car Niceto est fort.

—Il trouvera à qui parler! À propos, vous êtes le parrain de Niceto. Je seconde mon neveu, comme il est juste.»

Dans la cour, les deux témoins se placèrent en face l'un de l'autre, croisant la ligne occupée par les combattants. Puis ils les mirent en place.

«Vous pouvez aller! seigneurs», dit Rinalte.

Contrairement à ce que les deux témoins avaient prévu, il n'y eut pas de lutte. Les deux adversaires fondirent impétueusement l'un sur l'autre, le fer tendu. Il y eut un coup fourré mais avec des résultats bien différents: l'épée de Niceto glissa sur la poitrine de Juan, l'épée de Juan atteignit Niceto en plein ventre.

Celui-ci, l'arme lâche, tomba en arrière, la figure crispée. Une tache rouge suinta peu à peu à travers son pourpoint blanc...

Juan s'était arrêté, épouvanté. Mais Jorge respirait plus paisiblement.

«Vous êtes grièvement blessé? demanda Rinalte à son client.

—Non, répondit Niceto par fierté. J'aurai ma revanche.

—Quand vous voudrez, reprit Don Juan», auquel cette nouvelle menace avait rendu son assurance.

Cependant l'écuyer de Rinalte était accouru et, avec son maître, il transporta Niceto dans son lit.

«Je suis content de toi, Juanito, dit l'oncle à son neveu. Voilà tes preuves faites et bien faites. Mais une autre fois n'y mets pas tant d'ardeur. C'est dangereux. Tu as failli te faire tuer. Je ne comprends pas que l'épée... Mais voyons donc...»

Il saisit la médaille qu'il avait donnée à Juan et l'examina attentivement. Elle était profondément sillonnée d'un bord sur l'autre.

«La médaille t'a sauvé la vie! C'est une médaille de Saint-Jorge, mon patron, que le pape Alexandre VI a bénie lui-même. Elle met à l'abri du fer et du feu. Sans elle, comment me serais-je tiré de tant de mauvaises rencontres! Et maintenant, remontons, ta belle t'attend.

—Quoi, mon oncle, après ce qui s'est passé?

—Raison de plus. Tu t'es battu pour elle, elle te doit la récompense!»

Au moment d'entrer dans la salle à manger, Juan s'arrêta, croyant entendre le bruit d'une altercation.

C'étaient, en effet, Soledad et Pandora, qui se disputaient.

«Je t'ai bien vue, disait celle-ci. Pendant le souper tu lui as fait de l'œil en dessous.

—Le soleil luit pour tout le monde. N'ai-je pas le droit de regarder ce jeune homme?

—Si tu as le malheur de recommencer, j'avertis Don Rinalte.

—Je m'en moque. Je ne chômerais pas d'amoureux à Séville. Te crois-tu seule capable de plaire aux hommes? Parce que tu as eu des cardinaux! Moi aussi, j'en aurais des cardinaux, si j'allais en Italie!

—À savoir. Quoi qu'il en soit, Juan n'est pas pour toi! Tu n'es pas à la hauteur, ma petite. Du reste, je suis Sévillane et porte un poignard à ma jarretière. Comme je n'en ai pas besoin pour défendre ma vertu, je m'en servirai pour défendre mon amour. Oui, mon amour, car je l'aime, entends-tu. Je le veux!»

Don Juan entra dans la salle, à demi grisé par les propos qu'il venait d'entendre. Il promena son regard sur les deux créatures, dont la chair s'offrait ainsi à lui. Il était le maître. Il pouvait choisir.

Mais Pandora avait saisi son bras.

«Viens, mon bien-aimé, dit-elle. Viens que je te serre dans mes bras. Tu t'es vaillamment battu. Je t'ai vu. J'étais là, à la fenêtre, penchée sur le jardin, et je regardais. Ah! si ce Niceto t'avait tué, je l'aurais poignardé!»

Elle le baisa longuement sur les lèvres.

«Prenons nos manteaux, mesdames, dit Don Jorge. Rinalte passera la nuit auprès de Niceto et vous souhaite le bonsoir.

—Madame Soledad n'a personne pour l'accompagner, dit la Pandora d'un ton ironique. Mais nous irons la reconduire...»

Soledad était vaincue. On la reconduisit, en effet, à son logis, sans qu'elle osât plus rien tenter contre son audacieuse rivale.

De là, on se rendit à la maison de Pandora. Elle frappa d'une main impatiente, et sa camériste vint lui ouvrir. Alors, Juan quitta son bras et la salua respectueusement.

«Madame, dit-il, j'ai l'honneur de vous souhaiter une bonne nuit.

—Ah çà, reprit-elle en le regardant d'un air moqueur, comptes-tu m'épouser dans six mois?»

Jorge partit d'un éclat de rire.

La Magdalena poussa Juan dans l'allée et lui souhaita à son tour une bonne nuit.

Le lendemain, Don Jorge se rendit de bonne heure chez Don Rinalte pour prendre des nouvelles du blessé.

«Ah! ce fut un fameux coup d'épée, dit celui-ci. Les médecins n'ont pu arrêter le sang. Niceto est mort cette nuit. Venir à bout dans la même soirée du plus fameux duelliste et de la plus froide courtisane de Séville! À dix-sept ans! Votre neveu ira loin!»

Les trois Don Juan

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