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DON JUAN À LA COUR DE NAPLES

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Table des matières

En exil.—Une duchesse violée.—L'arrivée du Roi.—Intervention de Don Jorge.—L'oncle et le neveu.—La fuite.—La duchesse au secret.—Les conseils d'un valet de chambre.—Stupéfaction et fuite du duc Octavio.

Dans les bras experts de la Pandora, Juan avait appris la volupté et tous ses raffinements. Ces leçons ne furent pas perdues. Il comprit de suite que l'amour se devait conquérir par tous les moyens, bons ou mauvais. Il était beau, il était jeune, il était fort. Les femmes seraient à lui.

Cependant, les circonstances de la mort de Don Niceto avaient été connues peu à peu; d'autres duels, d'autres enlèvements rendirent bientôt la situation de Juan intenable à Séville, et sa famille décida de l'envoyer dans le royaume de Naples, où son oncle Jorge avait été depuis peu nommé chef de la mission militaire espagnole chargée d'inculquer aux paresseux Napolitains les secrets de l'art de la guerre.

Juan, dans cette cour facile, reprit le cours de ses amoureux exploits. L'aventure qui lui fit quitter le royaume mérite d'être contée.

La duchesse Isabelle, jeune veuve d'une ravissante beauté, devait épouser le duc Octavio, mais Juan en était éperdument amoureux. Dans ses pires tromperies, il y avait en ce temps une part de sincérité.

Il n'avait abouti à rien. Il avait de plus acquis la conviction que le duc faisait à Isabelle la cour la moins platonique, désirant sans doute s'assurer de quelques gages d'amour palpable, avant que l'heure officielle de l'hyménée n'eût sonné.

À la suite d'une fête donnée au palais royal, la duchesse s'était assoupie dans un petit boudoir retiré. Juan, qui la guettait, se glissa dans la salle mi-obscure. Il éteignit la dernière chandelle et s'assit près de la belle qui sommeillait d'un léger sommeil, agrémenté sans doute de rêves d'amour.

«C'est Octavio, ton amant, qui t'éveille, dit-il, contrefaisant la voix du duc et la prenant par la taille.

—Octavio! cher Octavio!» soupira la dormeuse.

Sans autre discours, Juan mit ses lèvres sur les siennes. Ses mains chiffonnaient la dentelle. Isabelle ne résista bientôt plus.

«Octavio, par ici, vous pourrez sortir plus sûrement, dit-elle, quand ils se furent relevés.

—Oui, mon adorée. Ah! quand viendra le jour des épousailles?

—Je veux aller chercher une lumière.

—Pourquoi?

—Pour voir encore mon très cher amour.

—J'éteindrai la lumière.

—Oh! ciel, qui es-tu? Cette voix! Qui es-tu?

—Qui je suis? Un homme sans nom.

—Au secours!... Vous n'êtes pas le duc?

—Non.

—Au secours! Au secours!

—Contenez-vous, duchesse, et donnez-moi la main.

—Ne me retiens pas, misérable! Holà! valets, au secours!»

Le roi, qui aimait, en bon maître de maison, à faire un petit tour dans ses appartements avant que de faire ses dévotions nocturnes et se mettre au lit, accourut à ces cris de détresse. Peu mondain, du reste, il n'avait jamais remarqué la physionomie de Don Juan.

—Que signifient ces appels désespérés? fit-il majestueusement.

—Le roi! le roi! se lamentait Isabelle. Quelle malheureuse je suis!

—Qui êtes-vous? reprenait d'un ton sévère le monarque.

—Qui? Un homme et une femme», répondit Juan.

Le roi, dont la devise était en politique aussi bien que dans le privé: «Pas d'histoires!» jugea qu'il fallait être prudent. Il fit semblant de ne point voir la duchesse et se contenta de dire:

«Holà! mes gardes! saisissez-vous de cet homme!»

Don Jorge, qui venait lui-même de changer la garde du palais—un bon militaire ne doit point négliger le détail—accourut à cet instant à la porte.

«Don Jorge Tenorio, dit le roi, je vous charge de ces prisonniers. Apprenez qui ils sont. Mais agissez secrètement. Je crois à une mauvaise affaire. Je ne serai rassuré que quand je les saurai en votre pouvoir!»

«Emparez-vous de cet homme, dit Don Jorge.

—Qui osera? répondit Juan toujours demi caché sous son manteau.

—Tuez-le, reprit Don Jorge, s'il résiste.

—Je suis prêt à mourir! Je suis gentilhomme de l'ambassade d'Espagne!»

Don Jorge à cet instant commença de se méfier. Il avait cru reconnaître la voix.

«Éloignez-vous, dit-il à ses gardes... Retirez-vous tous dans la chambre voisine avec cette femme.

«C'est donc toi, malheureux, dit-il à son neveu qu'il venait enfin de reconnaître. Eh bien! tu me mets dans une jolie position! Que se passe-t-il?

—Il se passe ceci que j'ai trompé et possédé la duchesse Isabelle.

—Et comment?

—J'ai dû feindre d'être le duc Octavio.

—De plus en plus grave! Tu n'as donc pas assez des filles de cour et de basse-cour? La duchesse! Écoute. Tu vas sauter par ce balcon.

—Votre bonté me donne des ailes.

—Et ensuite par le premier bateau tu fileras en Sicile ou ailleurs.

—En Espagne par exemple! Allons, tout n'est pas perdu!

—Et mon prestige? Moi, avoir laissé échapper un prisonnier, moi chef de la mission militaire extraordinaire?»

Mais Don Juan avait déjà escaladé d'un pied agile le balcon et sauté au dehors.

«Mes ordres sont-ils exécutés? dit le roi qui revenait.

—J'ai exécuté, Seigneur, reprit Don Jorge, votre vigoureuse et droite justice. L'homme...

—Est mort?

—Non, il a échappé à la fureur des épées.

—Et par quel moyen?

—Voici. À peine aviez-vous donné vos ordres que, sans chercher à s'excuser, le fer à la main, il roula son manteau autour de son bras et avec une grande prestesse, attaquant les soldats, parvint jusqu'au balcon d'où, en désespéré il se jeta dans le jardin. Mes soldats le retrouvèrent à terre, baigné de sang, agonisant. Ils s'apprêtaient à l'emporter, quand, soudain, avec une telle promptitude que j'en demeurai interdit, il s'échappa...

—C'est du joli! Et la femme?

—La femme dont vous apprendrez le nom avec étonnement, la duchesse Isabelle, retirée dans cette chambre, assure que c'est le duc Octavio lui-même qui l'a fait tomber dans ce piège et déshonorée.

—Je ne comprends pas très bien.

—Moi non plus. Je me contente de répéter.

—Ah! honneur! honneur! pauvre honneur! Si tu es l'âme de l'homme, pourquoi t'a-t-on placé dans la femme, qui est l'inconstance même?»

Cependant le garde amenait la duchesse devant le roi.

«Comment oserais-je lever les yeux sur Votre Majesté?» dit-elle timidement.

Le roi donna ordre à la troupe de se retirer.

«En effet, répondit-il... Quelle mauvaise étoile vous inspira, madame, de profaner ainsi un palais... Prenez-vous ma maison pour un b...?

—Pardon, Seigneur!

—Tais-toi. Ta langue ne pourra jamais excuser ton offense. Cet homme était donc le duc Octavio?

—Seigneur!

—Ah! l'amour brave ainsi les gardes et les valets! Don Jorge Tenorio! enfermez cette femme dans une tour, au secret, et faites saisir le duc. Je veux maintenant qu'il lui tienne parole!

—Grand Seigneur, jetez les yeux sur moi. Je suis coupable, mais, s'il le veut, le duc Octavio me disculpera!»

Le duc Octavio s'éveillait à ce moment. Le jour avait point en effet tandis que se déroulaient ces redoutables événements.

Son valet Ripio fut tout étonné de le trouver debout de si bonne heure.

—Eh quoi? plus de repos, seigneur?

—Le repos ne peut calmer le feu que l'amour allume en mon âme, répondit le duc. C'est un enfant qui ne se plaît pas dans un lit moelleux, entre deux draps de toile de Hollande recouverts d'hermine. Il se couche et ne se repose pas. Il est matinal et joue comme un enfant. Le souvenir d'Isabelle, Ripio, m'ôte la tranquillité. Comme elle vit dans mon âme, mon corps veille sans cesse, gardant, absent et présent, le château de l'honneur!

—Pardonnez-moi, votre amour est un sot amour.

—Que dis-tu, maître fou?

—Je dis ceci. C'est une sottise d'aimer comme... Voulez-vous m'écouter?

—Va, poursuis.

—Je poursuis. Isabelle vous aime-t-elle?

—En doutes-tu?

—Non, mais je le demande. Et vous, l'aimez-vous?

—Moi? Oui.

—Eh bien! ne serais-je pas un fou fieffé si je m'affligeais étant aimé d'une femme que j'aime? Donc si vous vous aimez tous les deux d'une égale ardeur, dites-moi qui vous empêche de vous marier sans attendre plus...

Sur ces entrefaites, un domestique entra.

«Le chef de la mission militaire espagnole, ambassadeur extraordinaire, vient, dit-il, de mettre pied à terre dans le vestibule! Il demande d'un ton courroucé et hautain à parler à Votre Grâce. Si j'ai bien compris, il s'agirait de prison.

—De prison! Dis-lui d'entrer.»

Don Jorge pénétra accompagné de soldats.

«Qui dort ainsi, dit-il sur le seuil d'une voix sentencieuse, doit avoir la conscience nette.

—Oh! reprit Octavio. Est-il convenable que je dorme quand Votre Excellence me fait l'honneur de me rendre visite? Je veillerai toute ma vie. Pour quelle cause êtes-vous venu?

—Parce que le Roi m'a envoyé ici.

—Et quelle bonne étoile a voulu que le Roi songeât à moi? Vous n'ignorez pas que, le cas échéant, je lui donnerais ma vie.

—Hélas! Hélas!

—Marquis, je n'ai nulle inquiétude. Parlez.

—Le Roi m'a envoyé pour vous arrêter...

—Et de quoi donc suis-je coupable?...

—Vous le savez mieux que moi. Mais si, par hasard, je me trompe, écoutez la mésaventure et sachez pourquoi le Roi m'a envoyé. À l'heure où les noirs géants, pliant leurs sinistres pavillons, fuient pêle-mêle devant le crépuscule, je traitais de certaines affaires en compagnie de Son Altesse. Les grands aiment l'aube de la nuit. Nous entendîmes une voix de femme qui criait au secours. À ce bruit, le roi lui-même s'élança, et il trouva la duchesse dans les bras d'un homme gigantesque...

—Un homme gigantesque! gigantesque!

—Le Roi ordonna qu'on se saisît d'eux. Je tentai de désarmer l'homme. Mais je crois que le démon avait pris cette forme humaine, car devenu soudain vapeur, il s'échappa par le balcon à travers les ormes.

—Et la duchesse?

—La duchesse, arrêtée, déclara que c'était le duc Octavio qui l'avait ainsi abusée en lui promettant de l'épouser...

—Que dites-vous?

—Je dis ce que tout le monde sait, qu'Isabelle, par mille moyens...

—Laissez-moi, ne me parlez pas d'une pareille trahison. Isabelle me trompe! Je deviens fou! Mais non, ce n'est pas vrai!

—Comme il est vrai que les oiseaux volent dans l'espace, que les poissons vivent dans les eaux, que la loyauté habite dans un véritable ami, que la trahison est dans un ennemi, j'ai dit la pure vérité.

—Marquis, je veux vous croire. Il n'y a rien qui m'étonne, car la femme la plus constante n'en est pas moins femme. Mon outrage est avéré.

—Le Roi ne voit d'autre solution, à ce que j'ai cru comprendre, que de vous faire épouser solennellement et sans tarder la duchesse.

—Certes, j'avais jadis à cette fille promis le mariage, mais aujourd'hui... Par la Madone!

—Vous n'avez qu'une ressource, vous absenter de ce pays. Et que votre départ soit prompt!

—Je vais m'embarquer pour l'Espagne aujourd'hui même.

—La porte du jardin est ouverte. Partez, je ne vois rien!»

Le duc Octavio ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta sa maison tout en maugréant:

«Un homme dans le palais avec Isabelle! Je deviens fou. Les femmes: des girouettes!»

Après de nombreuses péripéties parmi lesquelles un naufrage, Juan revint sur la terre d'Espagne. Il emportait malgré tout un remords, le souvenir de la belle duchesse qu'il avait, en la nuit noire, tenue entre ses bras... À défaut d'autre mémoire, il avait celle de la volupté... Cependant, jeté au rivage par la tempête, il se consola en séduisant la fille des pauvres pêcheurs qui l'avaient recueilli.

Les trois Don Juan

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