Читать книгу Les chasseurs mexicains: Scènes de la vie mexicaine - Gustave Aimard - Страница 4
II La Clairière.
ОглавлениеLes trois cavaliers qui avaient accompagné M. de Clairfontaine, bien qu'ils lui eussent servi de témoins dans le duel qui avait eu pour lui une issue si malheureuse, étaient jusqu'à ce moment demeurés spectateurs muets et impassibles des événements qui s'étaient passés. En entendant les paroles prononcées par don Pablo et l'espèce d'engagement qu'il prenait de sauver son adversaire, ils jugèrent qu'il était temps qu'ils intervinssent et prissent au sérieux le rôle de témoins qui leur avait été assigné.
Miss Anna Prescott n'était pas seule dans le bois, plusieurs de ses peones l'avaient suivie pour lui servir d'escorte, mais laissés en arrière par la jeune fille dont le cheval semblait avoir des ailes, tant sa course était rapide, ils n'étaient arrivés que depuis quelques minutes seulement dans la clairière, sur la lisière de laquelle ils se tenaient immobiles et prêts à exécuter ses ordres.
Miss Anna, après avoir jeté un dernier regard sur le blessé, dont l'état lui sembla sans doute moins grave qu'elle ne l'avait cru d'abord, se préparait à se retirer, lorsqu'un des cavaliers s'approcha d'elle, et, après l'avoir saluée respectueusement, il la pria au nom de ses amis et au sien, de lui laisser deux de ses serviteurs, pour aider à transporter le blessé dans un endroit où il serait possible de lui donner les soins que réclamait impérieusement la situation dans laquelle il se trouvait.
—Vous avez raison, caballero, dit la jeune fille, paraissant plutôt répondre à ses propres pensés qu'à la demande qui lui était adressée; mieux vaut qu'il en soit ainsi; cela, sous tous les rapports, sera plus convenable. Disposez de mes peones comme bon vous semblera dans l'intérêt de mon cousin.
—Deux d'entre eux nous suffiront, señorita; nous avons l'intention de transporter notre ami dans une maison située à une courte distance de l'endroit où nous sommes; maison dans laquelle aucuns soins ne lui manqueront.
—Faites à votre guise, señores, je vous eusse offert la maison de mon père si je n'eusse craint de lui causer une trop forte émotion en amenant blessé, chez lui, sans qu'il y soit préparé, un parent pour lequel il professe une vive amitié.
—Mille fois merci, señorita, reprit son interlocuteur; mais je vous répète que là où nous nous proposons de conduire notre ami, on sera heureux de le recevoir et rien ne lui manquera.
La jeune fille donna l'ordre à deux de ses peones de demeurer à la disposition du blessé et de ses amis, puis elle prit congé des trois cavaliers, et, sans tourner la tête du côté de don Pablo, qui fixait sur elle des regards chargés de toute la douleur qui lui dévorait secrètement le cœur, elle quitta la clairière et ne tarda pas à disparaître, ainsi que son escorte, dans les profondeurs du bois.
Don Pablo suivit des yeux la jeune fille aussi longtemps qu'il la put apercevoir; il prêta l'oreille au bruit de sa course tant que le plus léger son en fut perceptible à son oreille, puis lorsque tout se fut éteint dans l'éloignement, un profond soupir souleva sa poitrine, et, d'un pas lent et automatique, il alla s'asseoir sur le quartier de roc qui, primitivement, lui avait servi de siège, laissa tomber sa tête dans ses mains et s'abîma dans ses pensées, sans plus s'occuper de ce qui se passait autour de lui, et laissant les amis de son adversaire maîtres d'agir à leur guise.
Ceux-ci étaient des Américains du Nord, froids et compassés, à la vérité, ainsi que la plupart de leurs compatriotes, mais, en somme, c'étaient de parfaits gentlemen, fort liés avec le blessé, qu'ils aimaient réellement. Ils prirent donc avec le plus grand soin toutes les précautions nécessaires pour que leur ami fût transporté le plus doucement et le plus commodément possible sur un brancard construit à la hâte par les peones.
Lorsque tout fut prêt, ils s'approchèrent de don Pablo et le saluèrent gravement.
Le jeune homme releva la tête et fixa sur eux un regard étonné; il avait déjà oublié leur présence.
—Que désirez-vous de moi, señores? leur demanda-t-il.
—Caballero, répondit l'un des trois Américains qui, jusque-là, avait porté la parole au nom de ses compagnons, avant de nous retirer, nous éprouvons le besoin de vous témoigner notre estime pour la façon dont vous vous êtes conduit dans cette malheureuse rencontre, et nos remerciements pour la généreuse initiative que vous avez voulu prendre en offrant de prodiguer vos soins à l'homme qui s'était proclamé votre mortel ennemi, et contre lequel vous avez si vaillamment combattu.
—Je vous remercie, señores, répondit tristement don Pablo; croyez que personne plus que moi ne regrette ce qui s'est passé; j'ai vainement essayé d'éviter ce duel; hélas! Dieu m'est témoin que j'eusse préféré mille fois que ce fût mon sang qui eût coulé dans ce combat; en ce moment encore si ma vie pouvait racheter celle de mon adversaire, j'en ferais avec joie le sacrifice.
Les trois Américains saluèrent cérémonieusement le jeune homme et se retirèrent lentement, accompagnés des peones qui portaient le blessé.
Don Pablo demeura seul.
Il jeta un regard circulaire autour de lui. A quelques pas, son cheval paissait tranquillement les jeunes pousses des arbres et l'herbe qui tapissait la clairière. La lune se couchait, la nuit se faisait plus sombre. Un silence lugubre planait sur la nature, on se serait cru au milieu d'un désert tant tout était calme et morne; parfois le vol pesant d'un oiseau de nuit ou les abois saccadés de quelque chien errant rompaient pour quelques minutes ce silence, qui reprenait ensuite plus profond.
Une heure s'écoula ainsi, sans que don Pablo changeât de position; soudain il sentit une main se poser doucement sur son épaule.
Le jeune homme tressaillit, comme s'il eût reçu une commotion électrique et se retourna vivement.
Miss Anna Prescott était devant lui, pâle et souriante, plus semblable dans ses longs vêtements blancs à une apparition de l'autre monde qu'à une créature mortelle.
—Est-ce que vous ne m'attendiez pas? lui dit-elle d'une voix suave et pure comme un chant d'oiseau.
—Je vous attendais, señorita, répondit-il avec une douloureuse émotion, mais je n'espérais pas vous revoir.
—Ingrat et oublieux! fit-elle avec tristesse, n'avez-vous donc pas compris pourquoi je suis venue?
—Pardonnez-moi, señorita, je suis fou, je ne comprends rien, ma tête se brise, mes artères battent à éclater, je souffre.
—Vous souffrez, don Pablo, murmura-t-elle avec une ironie triste, vous souffrez, vous, un homme fort et courageux, et moi, qui ne suis qu'une pauvre et faible jeune fille, est-ce que je ne souffre pas?
—Oh! dit-il avec prière, si vous saviez!
—Je sais tout; mais, au contraire de vous, je suis forte parce que j'ai la foi. Nous autres femmes si faibles, si pusillanimes, même dans les choses banales de la vie, lorsque le moment arrive où notre cœur s'ouvre à l'amour, c'est lui seul qui nous guide, et nous devenons plus fortes que les hommes, parce que l'amour résume notre existence tout entière.
—Oui, vous aimez, doña Anna, je le sais.
—Non seulement vous êtes ingrat et oublieux, don Pablo, mais encore vous êtes aveugle.
—Peut-être vaudrait-il mieux que je le fusse réellement, señorita, alors, j'espérerais, je me bercerais de folles chimères, et je serais heureux.
—Don Pablo, ce n'est pas agir en caballero et en homme de cœur que de vouloir obliger une jeune fille à vous révéler les secrets intimes de son âme, lorsque, pendant le voyage que mon père fit, il y a un an, à Guadalajara pour rendre visite aux parents de ma mère, le hasard nous mit, vous et moi, en présence à la sortie de l'église, je compris au premier mot que vous me dîtes, que mon sort était décidé; ai-je changé depuis lors? avez-vous une fois, une seule, eu à me reprocher la faute la plus légère, une de ces innocentes coquetteries que, sans y songer, se permettent souvent les jeunes filles? Non, jamais! A votre arrivée à México, après une séparation de plusieurs mois, ne vous ai-je pas revu avec les témoignages de la joie la plus sincère? Répondez.
—Hélas! señorita, tout ce que vous me dites est vrai, j'en conviens, je le reconnais; mais, je vous le répète, je suis fou, pardonnez-moi, ne m'accablez pas.
—Non, vous n'êtes pas fou, don Pablo, mais vous êtes jaloux, ce qui est pis, car cette jalousie est pour moi une insulte.
—Une insulte! doña Anna, s'écria-t-il avec douleur.
—Oui, don Pablo, une insulte; l'amour tel que je le comprends est la communion de deux âmes qui se fondent en une seule; il ne peut vivre que d'abnégation et de confiance, sinon il meurt ou plutôt n'a pas existé. La jalousie n'est produite que par le manque de foi et de confiance; celui qui est jaloux n'aime pas.
—Au nom du ciel! señorita, ne me parlez pas ainsi, vos paroles me brûlent et redoublent mon désespoir; ce qui s'est passé ici même il y a une heure à peine...
—Ah! oui, dit-elle avec colère, voilà bien votre tactique, à vous autres hommes, vous attaquez toujours au lieu de vous défendre. C'est à moi à me disculper à présent, n'est-ce pas? Eh bien, soit! je le ferai, non pas pour vous, don Pablo, mais pour moi, que vos injustes soupçons font mourir. Je suis Anglaise par mon père, mais par ma mère je suis Mexicaine comme vous; toute la fierté des deux races dont je sors s'est réunie en moi, je suis fille du soleil, et au lieu de sang, c'est de la lave de nos volcans qui bouillonne dans mes veines.
—Non, pas d'explication, je vous en supplie, doña Anna, s'écria-t-il en joignant les mains avec prière et en se laissant tomber aux pieds de la jeune fille, je vous crois, je dois, je veux vous croire.
Elle se redressa hautaine et fière, le couvrit un instant d'un regard d'une expression inexprimable, et, faisant un pas en arrière:
—Relevez-vous et écoutez-moi, don Pablo, lui dit-elle avec un geste de commandement suprême; aussi bien je veux en finir, il faut qu'une fois pour toutes, tout malentendu cesse entre nous.
Le jeune homme se sentit vaincu, dominé par ce caractère d'une énergie supérieure à la sienne; il obéit avec la docilité d'un enfant, intérieurement heureux de la franchise naïve avec laquelle la jeune fille lui dévoilait toute l'étendue de son amour.
—L'homme avec lequel vous vous êtes battu, reprit-elle, est un de nos plus proches parents, il vous l'a dit lui-même; il vous a parlé aussi des projets d'union formés par notre famille; mais ce que vous ignorez, c'est que cet homme est arrivé à México il y a quinze jours, envoyé par son père pour demander ma main et m'épouser. Mon père, sommé de tenir la parole qu'il avait autrefois donnée, peut-être un peu à la légère, répondit qu'il serait heureux de voir cette union se conclure, mais à la condition qu'elle me conviendrait. Je refusai: point n'est besoin de vous le dire, n'est-ce pas, Pablo? Master Williams Stuart de Clairfontaine est un parfait gentilhomme, d'une loyauté proverbiale, mais irascible et vindicatif à l'excès; le refus péremptoire que je fis de sa main, sans vouloir donner d'autre raison que mon éloignement pour un homme que je ne connaissais pas, le froissa dans son orgueil. Sur ces entrefaites, vous arrivâtes à México; votre retour redoubla mon courage; une heure environ après votre visite, mon père reçut celle de M. de Clairfontaine. Habitué à me voir toujours gênée, silencieuse et maussade en sa présence, il ne comprit rien à la joie que j'essayais en vain de dissimuler et qui éclatait malgré moi sur mon visage et dans mes paroles. Cela lui donna à réfléchir.
—Oh! doña Anna, pourrez-vous jamais me pardonner mes injustes soupçons? Je croyais que cet homme était un rival préféré.
—C'était, en effet, un rival, reprit-elle en souriant, mais nullement préféré; il dissimula, plaisanta avec mon père et avec moi-même, en me félicitant de la bonne humeur que je montrais et à laquelle je ne l'avais pas accoutumé jusque-là; et, sans y paraître attacher d'importance, il s'informa des personnes que depuis peu nous avions vues. Mon père ne soupçonnant pas le but vers lequel il tendait, lui parla de vous, de l'intimité de nos relations et de votre arrivée imprévue à México; arrivée, ajouta-t-il, qui le comblait de joie, à cause de l'amitié qu'il avait pour vous. Je ne sais quels furent les moyens dont se servit M. de Clairfontaine pour changer ses soupçons en certitude et amener une rencontre; mais ce soir, après avoir dîné chez mon père, il se leva aussitôt après les dulces, et s'excusant sur une affaire pressée qui l'obligeait à nous quitter, il se retira. Mais en prenant congé de moi, il me dit à voix basse avec un ton de sarcasme qui me glaça de terreur. Je sais, señorita, combien vous vous intéressez à don Pablo de Zúñiga; comme j'aurai l'avantage de le voir ce soir au Bosque de los ahuehuetes; j'espère que je pourrai demain vous donner de ses nouvelles. Il sourit avec amertume, tourna sur ses talons, et sortit. Vous savez le reste. Je voulais prévenir une rencontre entre vous; éviter un malheur qui briserait ma vie; j'accourus folle de douleur, trop tard, hélas!
Elle s'arrêta pâle et frissonnante, et essuya les larmes qui coulaient sur ses joues.
Il y eut un long silence.
Ce fut donc Pablo qui reprit la parole:
—Me pardonnez-vous, doña Anna? lui dit-il d'une voix craintive.
—On pardonne quand on aime, fit-elle avec émotion.
—Et vous m'aimez?
—Ai-je besoin de répondre à cette question? murmura-t-elle doucement.
—Vous êtes un ange, je suis indigne de vous! s'écria-t-il avec exaltation; comment pourrai-je racheter jamais ma faute.
—En ayant la foi.
—Oh! je l'ai, je vous le jure! mais, hélas! ce funeste événement peut briser tous nos projets de bonheur.
—J'espère qu'il n'en sera pas ainsi, don Pablo; mon père m'aime, il est bon et il est juste; il pardonnera.
—Que le ciel vous entende, doña Anna; mais je crains d'autres obstacles encore, et plus difficiles à renverser.
—Que voulez-vous dire? Quel autre obstacle que la volonté de mon père peut s'opposer à notre union?
—Votre père est Américain, doña Anna.
—C'est vrai; mais depuis vingt-cinq ans, il habite le Mexique où il s'est marié à une Mexicaine; d'ailleurs, qu'importe sa nationalité?
—N'avez-vous donc pas entendu parler de l'animosité sourde qui règne en ce moment entre le gouvernement des États-Unis et celui du Mexique.
—Je vis avec mes fleurs, mes oiseaux et mon cœur, don Pablo, répondit-elle en souriant; je laisse la politique aux hommes.
—Malheureusement la politique vous touche aujourd'hui.
—Comment cela?
—Un guerre est imminente; d'un jour à l'autre, elle peut être déclarée. Nous serons ennemis, alors.
—Non pas nous; ne suis-je pas Mexicaine.
—Oui, mais votre père.
—Don Pablo, mon père est un homme sage qui, croyez-le bien, y regardera à deux fois avant que de compromettre son repos, sa fortune et le bonheur de sa fille dans une querelle qui lui est complètement étrangère.
—Mais la guerre déclarée, tous les Américains habitant le Mexique seront obligés de le quitter pour se rendre aux États-Unis.
—Je ne sais pas prévoir les malheurs d'aussi loin, don Pablo; la destinée est aux mains de Dieu, lui seul sait ce qui arrivera; n'essayons donc point de soulever le voile dont il cache l'avenir; croyez-moi, cela est plus prudent.
—Vous avez raison toujours. Je suis un fou de ne pas m'abandonner complètement à vos bons conseils.
—Peut-être vaudrait-il mieux, dans notre intérêt commun, qu'il en fût ainsi. Maintenant que vous êtes plus calme et que la raison vous est revenue, laissez-moi vous quitter. Venez demain voir mon père, je l'aurai préparé à vous bien recevoir.
—Merci mille fois, doña Anna, vous me donnez le bonheur en me rendant l'espoir. Vous ne me demandez pas pourquoi je suis ici?
—Cela ne me regarde pas; les hommes ont souvent des affaires que seuls ils doivent connaître.
En ce moment le cri du hibou se fit entendre à deux reprises différentes.
Don Pablo tressaillit et se leva.
—Voilà un oiseau qui chante bien tard, dit la jeune fille avec un malicieux sourire. Je vous quitte, ne vous occupez pas de moi; mes serviteurs m'attendent à deux pas d'ici; ils sont nombreux, bien armés et braves.
—Un mot encore, señorita, je vous en supplie.
—Parlez, mais hâtez-vous, je devrais être partie depuis longtemps déjà.
—Si demain je ne me présente pas chez votre père, ne soyez pas inquiète et ne m'en veuillez pas. Il peut surgir tels événements qui, malgré moi, me retiendront loin de vous. Il m'est impossible, quant à présent, de vous en dire plus.
—Je vous entends, don Pablo; au revoir. Demain ou dans un an vous me trouverez toujours la même: triste de votre absence, heureuse de votre retour.
Et elle s'envola comme un oiseau.
—Oh mon bonheur! murmura le jeune homme en suivant du regard les plis de la robe blanche glissant à travers les arbres.
En ce moment le cri du hibou s'éleva de nouveau dans le silence, mais cette fois beaucoup plus rapproché.
Don Pablo s'assura que son sabre jouait facilement dans le fourreau, toucha sous son zarapé les crosses de ses revolvers, et plaçant deux doigts de la main droite dans sa bouche, il répondit au signal qui lui était fait, en imitant à son tour le cri du hibou. Puis retirant un loup de velours noir de sa faja, il le plaça sur son visage.
Presque aussitôt on entendit craquer les branches mortes sous les pas pressés de plusieurs individus; les broussailles furent écartées violemment, et une dizaine d'hommes masqués et enveloppés dans de longs manteaux entrèrent dans la clairière de plusieurs côtés à la fois.
—Enfin! murmura le jeune homme. Et croisant les bras sur sa poitrine, il attendit, calme et immobile, que tous les inconnus eussent pénétré dans la clairière.