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DAUMIER

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Un guide d’une candeur touchante nous apprend complaisamment ceci: «Marseille, Massalia, est la ville de l’ancienne Gaule dont les annales remontent à l’époque la plus reculée. Ce fut en 600 ou 599 avant Jésus-Christ que les Phocéens, les plus hardis navigateurs de l’Ionie, envoyèrent quelques-uns des leurs sur la côte ligure. Suivant quelques écrivains grecs et latins, Protis (ou Euxène), chef des immigrants, s’étant rendu auprès de Nann, roi des Ségobriges, à qui appartenait cette partie du littoral, pour lui demander une concession de territoire, fut invité par lui au festin à la fin duquel sa fille Gyptis (ou Aristoxène) (la manie des pseudonymes existait décidément déjà à cette époque!) devait, par la présentation d’une coupe pleine d’eau, désigner celui qu’elle choisissait pour époux: l’époux choisi fut Protis, qui reçut en dot le rivage sur lequel il avait débarqué ».

Cette petite histoire nous apprend déjà que Marseille est, depuis fort longtemps, une ville «française». Cherchons donc au nom Daumier, dans notre «Petit Larousse illustré », la célèbre formule: «sur chaque personnage célèbre, une monographie concise, mais caractéristique». Il est impossible, n’est-ce pas? que ce nom: Daumier (tellement mêlé à la politique) ne soit pas inscrit dans ce Dictionnaire manuel que la jeunesse des écoles doit à M. Larousse; et, en effet, le nom y est tracé, que dis-je, esquissé : «Daumier (mi-é) (Honoré), caricaturiste français, né à Marseille (1808-1879)».

Ah! enfin! La voilà bien, «la monographie concise, mais caractéristique!» Si, après cela, vous désirez un meilleur renseignement, c’est que, Par les dieux, vous êtes l’esprit le plus tatillon, le plus grincheux, le plus minutieux, le plus ridicule, le plus absurde qui soit! Comment!... On vous dit que Daumier, né à Marseille (ville française), est un caricaturiste français! et vous n’êtes point satisfait, quand on vous a répété à satiété, ailleurs, que Daumier a pu lutter efficacement contre Louis-Philippe et ses ministres, justement parce que tout entier Français; et vous voulez, ô esprit exigeant, désordonné, désaxé, que, dans une nouvelle formule «concise, mais caractéristique», on ajoute quelque chose à cet admirable renseignement, à ce document «lapidaire», «marmoréen», — si j’ose dire! — : «Daumier, caricaturiste français, né à Marseille». Mais, ô cher olibrius, esprit insatisfait, toujours mécontent, que deviendrait-elle? Comment serait-elle rédigée, comment pourrait-elle être rédigée, la célèbre, l’illustre, l’incomparable formule «concise, mais caractéristique? » Allons, esprit inassouvi, rentrez dans le rang, — et contentez-vous de lire une fois de plus que «Daumier est un caricaturiste français, né à Marseille!»

Ah! c’est bien la peine d’être un peintre insigne, original, farci d’imagination, une sorte de visionnaire, un amoureux de tous sujets, un passionné de vie, d’amour, de révolte, pour voir accolée à son nom comme «monographie concise, mais caractéristique», cette sèche, bouffonne et presque déshonorante étiquette: «Caricaturiste».

Sans doute, sans doute, Daumier fut, à ses débuts, un «caricaturiste», — puisque, niaisement, ô critiques d’art, vous voulez réunir dans le même troupeau Daumier, Gavarni, Forain indigne, etc. — et les Cham, les Sem, etc., etc... Dessinateur de mœurs est un mot qui conviendrait mieux; mais c’est si vite dit pour vous: Caricaturiste. Caricaturistes, aussi, n’est-ce pas, Lautrec et Henri Pille, Par exemple? Même, un jour, un sculpteur de talent, dont la grâce d’exécution vient directement du dix-huitième siècle, m’a reproché d’avoir écrit un livre précisément sur Lautrec, ce «sous-caricaturiste », appuyait-il. Et l’on vilipende les bourgeois, quand il y a tant d’artistes, de vrais artistes, si sots, si peu compréhensifs, si obtus en présence de l’art d’un autre artiste!

Sans doute, sans doute, Daumier, pour vivre, Pour vivre strictement et rudement, devra d’abord accepter toutes les tâches. Peindre? On verra plus tard! Pour le moment, il s’agit de créer des petites images qui amusent, de réjouir le bourgeois, de dilater la rate du passant. Il s’agit d’être un chien de servitude et de tirer sa petite voiture. Faire autre chose? Oui, peut-être, chose aisée pour tant d’autres jeunes hommes; mais, pour lui, Honoré Daumier, — fils du petit vitrier de Marseille «s’amenant» presque tout de suite «avec le gosse», à Paris, — c’est une chose impérieuse, inéluctable: il faut qu’il dessine, en attendant le moment de peindre. Il «gagnera sa vie», lui, en dessinant.

Et c’est ainsi que le jeune Honoré Daumier signe d’abord des croquis dans une petite feuille créée par un sieur William Duckett; puis il vend quelques estampes à l’éditeur Achille Ricourt. Surgit la révolution de 1830. Daumier, comme la plupart des autres jeunes dessinateurs, se jette dans la bataille contre le gouvernement et contre le roi. Il est charitable, Daumier, suprêmement charitable; sa bonté est infinie; mais son sang est jeune, il bouillonne, il véhicule des idées de vengeance, de révolte; et comme l’apprenti-révolutionnaire a déjà entre les doigts un excellent outil de dessinateur, ses dessins portent, le signalent à ceux qui font les frais des barricades et des procès qu’intente le gouvernement.

Sans doute, il y a, dans cette féconde production, quotidienne, de très louables, de miraculeux dessins politiques; on les connaît; nul besoin de les vanter encore; mais, combien de pages ne sont Pas autrement singulières, puissantes; et leur monotonie, souvent, vous confond, vous accable; et vous vous demandez comment — il y avait aussi les dessins des autres, dessins inférieurs, il est vrai! — vous vous demandez comment une telle production régulière pouvait exister. Mais, je confesse, je sais que le passant, une fois amorcé, — peut happer, sans dégoût, tout ce qu’on lui jette.

Et le bourgeois, qui a, lui, le temps de tout regarder, de tout avaler, il pouvait bien, d’autre Part, suivre également, admirer de force, tout étrillé et tout battu, tout meurtri et tout honteux, ce Daumier qui s’attaquait aussi à lui et qui le harcelait sans relâche; car, Baudelaire a pu admirablement écrire: «Tout ce qu’une grande ville renferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant et affamé, le cadavre gras et repu, les misères ridicules du ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien n’y manque. Nul comme celui-là n’a connu et aimé (à la manière des artistes) le bourgeois, ce dernier vestige du moyen âge, cette ruine gothique qui a la vie si dure, ce type à la fois si banal et si excentrique. Daumier a vécu intimement avec lui, il l’a épié le jour et la nuit, il a appris les mystères de son alcôve, il s’est lié avec sa femme et ses enfants, il sait la forme de son nez et la construction de sa tête, il sait quel esprit fait vivre la maison du haut en bas».

Et tout cela, Daumier l’avait complété en se promenant, en quêtant, en furetant dans la merveilleuse, dolente et paisible île Saint-Louis, où il habita un long temps de sa vie parisienne.

Oui, tout cela, Daumier l’avait «totalisé » en Parcourant les rues de l’île, en suivant les quais, en débusquant derrière les hautes persiennes closes des anciens hôtels de magistrats, au temps du dix-septième siècle, des existences offrant moins d’apparat et de pompe, des mœurs assurément Plus constipées et plus ridicules.

Elles lui étaient devenues si familières, toutes Ces rues des Deux-Ponts, Bretonvilliers, Saint-Louis, Poultier, Guillaume, Le Regrattier, Boutarel — et de La Femme-sans-Tête. Il ne connaissait pas moins les ponts Louis-Philippe, de la Cité, de la Tournelle, le pont Marie et le pont de Constantine; et les quais d’Anjou, Bourbon, d’Orléans, de Béthune voyaient également passer la bonne grosse figure, la grosse figure candide, sans moustacle, au collier rare de barbe, aux cheveux longs.

De son logis, de son atelier sis au N° 9 du quai d’Anjou, Daumier prenait aussi mentalement des notes en fumant sa pipe; — et tandis qu’il observait en face le quai des Célestins, où l’on baignait les enfants, les chiens et les chevaux du quartier. Mais il pestait (s’il se couchait tard, il se levait tard) de manquer souvent les blanchisseuses, qui remontaient de bon matin de la Seine, avec de lourds ballots de linge et des enfants agrippés après leurs jupes. Et toute sa rude vie, à ce brave homme génial mais toujours pauvre, se poursuivait ainsi, avec d’intermittentes rencontres de camarades qui s’appelaient heureusement Delacroix, Corot, Daubigny, Barye, Geoffroy-Dechaume.

Vers 1848, Daumier, se libérant en grande partie de ses lithographies (la pauvreté lui était maintenant si familière), lithographies qui composaient un épuisant labeur quotidien consacré à ces séries: Mœurs conjugales, Types parisiens, Baigneurs et Baigneuses, Les Bons Bourgeois, les Gens de Justice, les Philanthropes du jour, Robert Macaire, l’Histoire ancienne, les Bas-bleus, Pastorales, etc., etc., Daumier put enfin Passer tous ses jours à peindre.

Et voilà, n’en doutez pas, cher monsieur Larousse même illustré (Labrune, Lablonde), la Meilleure partie de l’œuvre du «caricaturiste» Honoré Daumier.

Oh! sans doute — vous voyez, j’y reviens! — tout en ne qualifiant pas toutefois, comme vous, l’émouvante estampe: La rue Transnonain d’œuvre caricaturale, — je pense que Daumier a marqué d’une empreinte léonine telles de ses lithographies du Charivari: science du dessin, vigueur, couleur, étrangeté, passion, chaleur, vie, tout y est! — mais l’œuvre peinte par Daumier, cher Monsieur Larousse, croyez-moi, quel inépuisable ensemble enchanté et superbement original!

Et quelle diversité de sujets! Il a peint, ce peintre si singulier, des Saltimbanques, des Juges, des Avocats, des Parades, Don Quichotte et Sancho Pança, des Wagons de 3e classe, des Amateurs d’estampes, des Fables de La Fontaine, Scapin et Crispin, des Queues au théâtre, des Corbeilles de spectateurs, des Blanchisseuses, des Lutteurs, des Buveurs, des Rues de Paris, des Scènes de Molière, etc., etc., — tout ce que la vie lui donnait, tout ce qu’il trouvait dans ses souvenirs, tout le meilleur choix de ses promenades, de ses observations; et tout cela dans une pâte grasse, abondante, fortement maintenue par un dessin significatif, son dessin plein de rictus, de cernes et de griffures, — son dessin à lui, si personnel, si de toutes pièces inventé par lui, qu’il n’en existe pas un autre, comparable!

Mais, je vous le concède, cher Monsieur Larousse, tout cela (ah! que ce mot péjoratif doit Vous plaire!) tout cela ne se vendait pas, était dédaigné des marchands et des amateurs, aussi bêtes dans ce temps-là, croyez-le, que dans le notre. Oui, tout cela s’accumulait, en désordre, dans l’atelier du quai d’Anjou; œuvre, toutefois, non point perdue pour tous, — puisque d’abord elle était désormais la seule raison de vivre du Peintre — et qu’elle enchantait, émerveillait Baudelaire, Delacroix, Corot, Barye et combien d’autres nobles esprits!

Geoffroy-Dechaume, le sculpteur, qui était le voisin de Daumier, l’emmenait chaque été dans sa Petite propriété de Valmondois. C’était, ce moment-là, une des bonnes joies de Daumier. C’est Précisément dans ce joli pays, qu’arrose le Sausseron, que le grand peintre (inconnu du public et des dictionnaires) mourut dans une maison qui lui avait été offerte par Corot.

Est-il besoin d’ajouter que les peintures de Daumier — même les fausses! — se vendent maintenant à des prix que n’atteignent plus les bimbeloteries du sieur Jean-Louis-Ernest Meissonier, un grand Lama, aujourd’hui déboulonné ?

Des peintres maudits

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