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DE 1804 A 1812

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Origine de Charles Dubosc. — Sa mère. — Atelier Perrin. — Les vieux maîtres du dernier siècle. — La réforme: Vien, Louis David. — Gros, Gérard, Girodet. — Prud’hon et mademoiselle Mayer. — Mort de la mère de Dubosc.

Charles Dubosc est né à Rouen, le 23 fructidor an V de la République, à cette fin de siècle qui produisit tant d’artistes éminents qu’il devait connaître; époque si féconde en talents de tous genres, qu’il semble que les émotions fortes soient une atmosphère favorable à leur développement.

Dubosc allait vivre — créature bien humble — auprès de grandes renommées. Sa part en ce monde eût été des plus misérables, s’il n’avait reçu la vigueur et la beauté corporelles, et cette résistance opiniâtre, patiente, qui est la ressource des déshérités pour affronter la constance du mauvais sort.

Le père de Dubosc était perruquier à Rouen; il épousa en 1789 une demoiselle d’Homont, des environs du Mans. Cette particule implique-t-elle une origine noble, famille déchue?... On serait tenté de le croire à certains signes d’élégance, de finesse, de la structure de Dubosc; signes assez frappants pour qu’il se soit créé sur l’origine de notre modèle une légende qui en faisait le fils naturel de quelque aristocrate. Encouragea-t-il cette supposition persistante? Nous l’ignorons. La simple vérité est que Dubosc entra dans le monde de façon très correcte, comme l’indique son acte de naissance.

Son père dut mourir jeune, et sa mère, privée de ressources, quitta Rouen avec son fils tout enfant, pour venir chercher à Paris un moyen d’existence. Elle était belle, et resta honnête, si nous en jugeons par le tendre respect que lui conserva son fils, le travail et la pauvreté de sa vie.

Dès son arrivée dans la capitale, elle s’employa à coudre; le hasard la conduisit chez madame Perrin, femme d’un peintre de mérite, Nicaise Perrin, directeur de l’École gratuite de dessin, ancien élève de Doyen et Durameau. C’était un intérieur austère, de cette bourgeoisie française vaillante et probe qui fut le fond solide de la société nouvelle. La mère de Dubosc y rencontra une bienveillance, un intérêt, qui étaient en usage vis-à-vis des inférieurs. Elle eut, grâce à madame Perrin, d’autres pratiques; on lui permettait d’amener son enfant. Madame Dubosc conçut un respectueux attachement pour ces familles d’artistes qu’elle voyait dans leur intérieur patriarcal.

L’atelier de M. Perrin était grave, le style académique qu’il gardait religieusement, comme toutes les fidélités au passé, lui inspirait des sujets sacrés ou héroïques, qu’il traitait d’ailleurs avec talent. — Madame Dubosc voyait venir à cet atelier de petits modèles qui étaient une ressource pour leurs parents; elle ne parvenait que bien difficilement à gagner le pain quotidien avec son aiguille et songea à employer le petit Charles chez les artistes C’était un enfant superbe, sa mère le proposa comme modèle à M. Perrin, qui jugea que sa beauté peu commune lui assurerait un avenir dans les ateliers. — C’est ainsi que la destinée de Charles Dubosc se trouva fixée dès l’âge de sept ans.

Nous le suivrons chez les artistes célèbres où ses belles formes vont le faire rechercher.

Il fut, certes, de bonne heure pénétré de l’importance de fonctions qui faisaient vivre sa mère. La nécessité de l’immobilité dut coûter un pénible apprentissage à ce robuste enfant créé pour l’air libre et l’exercice. Cependant, le parfait équilibre de sa santé n’en souffrit pas. Cet effort, joint aux épreuves, aux leçons pleines d’amertume de la pauvreté, commencèrent tôt à tremper le caractère de Dubosc, à façonner cette énergie, que nous n’avons pas oubliée.

Le petit modèle arrivait dans les ateliers au moment où finissait cette séduisante école française, qui n’avait point encore dépouillé les attraits du XVIIIe siècle. Époque où notre sculpture commençait à se modifier sous l’influence nouvelle du goût de l’antique, sans en subir la contrainte; tandis que la nouvelle école dite réforme de David, florissait dans la peinture.

Dès ses débuts, en 1804, Dubosc avait posé dans les ateliers des vieux maîtres; ces aimables septuagénaires au costume d’une coupe surannée, poudrés à nouveau par l’âge, se complaisaient à des œuvres où les grâces de l’autre siècle vivaient encore, modifiées par un retour discret vers les traditions classiques, œuvres que les nouveaux venus allaient bientôt mettre en interdit sous le nom méprisant de style rococo. — L’auteur de Psyché abandonnée et du buste célèbre de la du Barry, Pajou, vivait encore; Julien mourait en laissant sa charmante Amalthée; Clodion, Fragonard, Greuze, donnaient leurs dernières productions; Roland venait de faire paraître son Homère chantant ses poèmes. Houdon, en Italie, regardait sortir des fouilles d’Herculanum et de Pompéi les merveilles qui allaient contribuer à entraîner vers l’antique notre art national qu’il devait rester presque seul à représenter.

Le contraste était frappant entre les derniers de l’école académique — les élèves des Van Loo — ceux des bastilles académiques, comme les appelle Louis David, et les adeptes de sa réforme; les premiers, malgré l’influence de l’antiquité qui a pénétré jusqu’à eux, comme elle a pénétré toute cette société exaltée par la tragédie des dernières années du siècle, n’ont cependant pas rompu avec les traditions françaises; la Révolution, qui a mis en fuite les élégances frivoles, n’a fait que jeter sur les académiques une teinte de gravité déclamatoire, sans changer leurs procédés. Tandis que les réformateurs, à l’instar des révolutionnaires, ont décapité le vieux temps de ses traditions, leurs personnages, savamment musclés et drapés, héros de l’antiquité, de la mythologie, sont d’une peinture lisse qui conserve aux lignes leur netteté, voire même leur sécheresse; si les faiblesses du style dit Français sont redressées par eux avec une rigueur qui avait sa raison d’être, d’autre part, les réformateurs désapprennent volontairement l’art de peindre, cet abandon, cette liberté de pinceau et de conception, qui avait rait le charme de l’école française; et, les belles qualités de décorateurs sont délaissées comme indignes du grand art. Les réformateurs ne transigent pas, c’est aux antiques seuls qu’ils demandent des leçons; si violente, si exclusive est leur conviction qu’ils ne cherchent pas à relever l’art national — jugé par eux trop dégénéré — ils le renient et le remplacent. Ni la magnificence du XVIIe siècle, ni les séductions du XVIIIe ne trouvent grâce devant eux. L’antique et rien autre. C’est à travers ces principes qu’ils voient la nature.

Les petits modèles ne chôment pas, Dubosc tient l’arc et le carquois chez les peintres et les sculpteurs. Il connaît le peintre Vien, qui, vénéré, chargé d’ans et d’honneurs, voit l’école dont il a jeté le premier les fondements, reconnaître pour chef son élève Louis David, qui absorbera la renommée de son maître. Il éclipsa même ceux de sa génération qui l’ont précédé dans la même voie, comme Régnault et Vincent. La puissance, l’autorité de son grand talent, d’un caractère passionné, imprima profondément son seul nom sur la réforme, et lui mérita de porter sa célébrité, comme la responsabilité de ses excès.

Triomphant est donc l’atelier de Louis David, une cour d’élèves y reçoit l’inspiration, le pain de vie du maître; parmi eux, en ces premières années du siècle, Dubosc voit Ingres, sur le point de se rendre à Rome où l’appelait son grand prix; Léopold Robert, Abel de Pujol, puis Pagnest, Auguste Couder, etc., etc. Leur brillante avant-garde était déjà partie; c’était: Girodet, Gérard, Gros, Guérin. — Plus de cinq cents jeunes gens sortiront de cet atelier, propageant la doctrine. Malheur à ceux qui ne font pas partie du bataillon sacré de l’école de David! ils passeront inaperçus ou dédaignés.

Dubosc se rend déjà compte qu’il est là chez le souverain de l’art, souverain absolu. Cet homme si puissant lui inspire une vénération craintive; la difformité même de son visage semble à l’enfant une façon de plus de se distinguer des autres mortels. Il entend parler à mi-voix à ses élèves du passé orageux du grand chef, et, sans comprendre, il retient les épithètes de montagnard, de régicide. Il sait aussi qu’il a peint Marat assassiné. Mais à cette heure, David s’est passionné pour le jeune conquérant; il expose la Distribution des aigles, et prépare le Sacre de Napoléon, qui attire chez lui les plus grands personnages de la nouvelle cour. Le Pape même consent à poser pour l’ex-régicide (1804).

Dans les graves ateliers des imitateurs de David, le petit Dubosc trouve les heures plus longues, une sorte de frisson le saisit devant tant de figures tragiques et imposantes; devant la Scène du Déluge que prépare Girodet, où il faut tout un échafaudage pour placer et maintenir les modèles dans des poses pleines d’efforts. Sur les murs est resté le Sommeil d’Endymion qui a été exposé l’année même de la Terreur.

L’atelier de Guérin retentit encore du succès éclatant du Retour de Marcus Sextus; succès augmenté par l’allusion aux exilés, que l’on y prétendit voir. C’est le type de ce convenu d’après l’antique, qui fait fureur; il faut avant tout y ramener la nature, même dans les portraits! Le nu est si complètement asservi à cette imitation que les modèles ne se reconnaîtront pas toujours dans les figures pour lesquelles ils ont posé .

Chez Vincent, Dubosc connaît, à peine arrivé de sa province, l’élève François Heim, qui jouera plus, tard un rôle dans la vie de notre modèle; puis, nos maîtres: Alaux et Picot, enfin le peintre-soldat: Horace Vernet, dans toute l’exubérance de sa jeunesse. — En 1804, des deux plus brillants représentants de la pléiade nouvelle, ceux dont la belle organisation était faite pour triompher de la tyrannie du maître, Gros exposait les Pestiférés de Jaffa, que l’enthousiasme des artistes et du public couvrait de palmes et de couronnes, et Gérard venait de faire paraître son rêve si pur: Psyché recevant le premier baiser de l’Amour.

Dans la bouche de Dubosc tous ces noms sonnaient glorieusement, comme ceux des batailles, prononcés par un soldat qui en a senti la poudre; puis il citait les modèles qui avaient posé pour les figures principales. En 1808 paraissait Atala et Chactas, de Girodet, première liberté romantique, violemment désapprouvée par David. Cependant la littérature entraînera fatalement les arts dans cette voie. Chateaubriand est le nouvel inspirateur des esprits, il est venu après la sombre tourmente, comme une large brise printanière chargée de semences et de senteurs nouvelles; il a rapporté des grandes forêts d’Amérique de brûlantes inspirations qui troublent les cœurs et répondent à un idéal nouveau de passion. C’est lui aussi qui réveillera les échos des églises délaissées et en ruines, qui chantera sur les tombes sans croix creusées par les bourreaux. La foi renaissante a trouvé son poète; cette société frivole, qui a donné tant de héros à la mort, est conquise par l’auteur du Génie du Christianisme, de René, d’Atala, des Martyrs. Les arts reçoivent de lui leur première impulsion romantique.

1810 est une année mémorable pour les arts; il y eut un concours de prix décennaux institués par Napoléon. En peinture, pour le prix destiné au meilleur tableau d’histoire, la lutte s’engagea entre Guérin avec Phèdre et Hippolyte, les Trois Ages, de Gérard; le Champ de bataille d’Eylau, de Gros; la Vengeance poursuivant le Crime, de Prud’hon; les Sabines, de Louis David; une Scène du Déluge, de Girodet, qui remporta le prix sur son maître.

On est même étonné du jugement consigné par le jury, à propos de la grande composition des Sabines de David; la liberté, la clairvoyance sévère qui s’y manifestent sur le maître grand pontife, sont choses nouvelles et inattendues. Il est vrai que la quatrième classe de l’Institut tâcha d’en atténuer l’effet par des éloges très flatteurs, et qu’en dédommagement, on décerna à David le prix alloué au meilleur tableau représentant un sujet mémorable pour le caractère national; son beau tableau du Sacre l’emporta ainsi sur les Pestiférés de Jaffa; le jury et la classe de l’Institut adressèrent à Gros des compliments de toute sorte, qui équivalaient à un regret.

En sculpture, la statue de Napoléon, par Chaudet, obtint le prix du sujet héroïque, et celui du sujet puisé dans l’histoire de France fut décerné à Lemot pour son fronton de la colonnade du Louvre. Tout parle de la gloire du nouveau César; après Austerlitz, on élève la colonne Vendôme, douze cents canons pris sur l’ennemi servent à la fonte de ce trophée gigantesque; l’érection en est confiée à l’architecte de l’École de Médecine de Paris, Jacques Gondoin. Au faîte, la statue de Napoléon en empereur romain était l’œuvre de Chaudet.

Le grand tournoi artistique n’empêche pas le Salon de 1810, il se tient au Louvre. Le siècle est jeune et toujours prêt à produire. Les infatigables artistes donnent encore: David, la Distribution des aigles; Girodet, la Révolte du Caire; Guérin, Andromaque et Pyrrhus, l’Amour et Céphale; Gérard, la Bataille d’Austerlitz et une série de portraits royaux et princiers; Gros, la Prise de Madrid, Bonaparte aux Pyramides, et une esquisse de la Bataille de Wagram. La sculpture, au début de sa réforme classique, se complaît dans les plus froides imitations de l’antique; on y voit force portraits officiels traités dans le même style; Bosio en expose une longue série, statues et bustes. Ceux que Houdon continue à envoyer choquent le goût du jour par leur vie et leur sincérité. Clodion reparaît comme un revenant du dernier siècle; le succès appartient à ceux qui font de l’antique comme on disait alors; c’est ce qui explique la vogue des œuvres de Callamard, de Lemire, etc., cependant privées de toute originalité, et tombées dans un oubli mérité. Ceux qui subissaient cet engouement disaient dédaigneusement en parlant de Prud’hon: «Celui-là n’est pas de l’école de David.» Oui, il n’était pas de l’école nouvelle, et malgré quelques fervents admirateurs, il végéta longtemps pauvre et resta mal apprécié. Mais un charme demeura sur son œuvre où semblent survivre les grâces de l’autre siècle, sous un voile de mélancolie. Ce maître plein de séductions devait être rudoyé par l’orgueil des réformateurs, qui arrivaient tout casqués pour d’autres conquêtes; sa tendre personnalité a survécu moins contestée que celle de ses vainqueurs. Comme une fleur cachée, elle a échappé au temps, ce moissonneur qui fauche plus d’un haut épi.

Dubosc connut Prud’hon à la Sorbonne où vivait une colonie d’artistes; le maître aux yeux bleus, d’une douceur si affable, que l’on souffrait de voir dans un intérieur malheureux; la femme folle et acariâtre en était partie, laissant les enfants à l’abandon. On sait comment mademoiselle Mayer, l’élève de Prud’hon, cette laide charmante, remplaça la mère de famille, se sacrifiant à refaire le bonheur du foyer désert du maître qu’elle aimait; de quel respect on entourait cette secrète union. La paix et la tendresse avaient donné une nouvelle expansion au talent de Prud’hon; des œuvres exquises marquent ces années de délivrance.

L’existence de Dubosc est constamment variée, chacune des périodes de pose en change le décor. Il a passé bien des heures dans les ateliers de Gros et de Gérard, et s’en fait un titre glorieux. Quelle jeunesse fut celle de ces deux hommes, doués par les fées! beaux, d’une haute distinction. Gérard, véritable grand seigneur, avait appris la tenue et la culture d’esprit de l’autre siècle; son atelier, son salon réunissaient l’élite de la société parisienne; des têtes couronnées y venaient familièrement; on surnommait Gérard le roi des peintres et le peintre des rois; il eut quelquefois, dit-on, jusqu’à trois séances de souverains dans la même journée. Dans ces ateliers, lorsque le petit Dubosc remettait ses hardes dans un coin, ou mangeait son morceau de pain pendant les repos, il dut voir passer bien des belles personnes en fourreau de satin trop court pour cacher le pied et la poitrine, et des hauts militaires chamarrés, qui portaient des noms de victoires. Il y avait aussi aperçu le petit Empereur, plus grand que tous, et cette aimable Joséphine, qui, à Gênes, avait enlevé Louis Gros pour en faire le peintre des victoires de Napoléon, qu’il représente d’abord au pont d’Arcole, dans toute l’ardeur de sa jeune gloire.

Pour le pauvre modèle d’autrefois, modèle de profession, qui vivait et grandissait dans ces milieux si remplis d’intérêt, un attachement, une admiration, venaient alléger la besogne ingrate; il se sentait partie indispensable de l’œuvre du maître, il était fier de ses succès. Le contact des natures d’artistes, gaies, primesautières, chaleureuses, pour la plupart, avait un attrait extraordinaire pour ces simples, dévoués à leur tâche; tout, jusqu’aux farces des élèves, aidait à oublier la longueur des séances. De plus, ces modèles prenaient peu à peu conscience de la valeur des ouvrages qui s’exécutaient avec leur concours. Dubosc, au temps des expositions, emmenait sa mère le dimanche regarder les tableaux et les statues pour lesquels il avait posé ; si le public les vantait, il en prenait sa part d’orgueil.

La croissance n’avait pas altéré la beauté de ses proportions, les artistes se le disputaient, il était toujours retenu à l’avance. Pourtant l’argent ne restait pas au pauvre logis, la mère devenait maladive, et malgré huit années d’efforts et de contrainte pour l’enfant, la misère menaçait! Lorsqu’il rentrait avec le désir de délasser ses membres ou de s’ébattre, il fallait souvent faire métier de garde-malade, s’occuper du ménage. La pauvre femme se traînait encore et raccommodait les vêtements du garçon, mais peu à peu elle ne fut plus qu’un malheureux être immobilisé par la souffrance. N’importe, elle était là, et accueillait son fils au retour avec un tendre regard, quelquefois un sourire; il essayait de la distraire par les récits de la journée... Plus tard, c’est toujours à ce temps qu’il pensait, et qu’il eût voulu revenir, malgré sa déchirante tristesse!

L’année 1812 devait combler la mesure des douleurs pour Charles Dubosc; les ressources étaient épuisées, et, sa mère mourait. Elle mourait en proie à cette peine sans mesure: laisser son enfant à l’abandon! mais aussi, avec la résignation qui accompagne souvent l’excès des maux et l’approche de la délivrance. Elle était morte! et toute une nuit son fils resta inerte à ses côtés. Au matin, on le réveilla de son désespoir; n’était-il pas seul pour s’occuper des horribles détails, faire emporter celle qu’il aimait tant!... Le convoi des indigents la prit. Dubosc porta les derniers quinze francs qui lui restaient, en acompte au tailleur pour avoir des vêtements de deuil à l’enterrement. Un misérable corbillard, un enfant en sanglots, suivi de deux ou trois voisins indifférents — le trou béant où l’on mit le cercueil dans la fosse des misères communes; le déchirement suprême, lorsque ce fils vit recouvrir le cercueil et qu’on l’empêcha de se jeter pour le reprendre à la terre... et tout fut dit.

Oh! l’intérieur désert dans l’étroite pauvreté ! Pas un ami! pas de famille — rentrer dans la solitude froide où rien n’est préparé pour vous recevoir, où personne ne vous attendra plus! Ne pas toucher un objet qui ne vous parle des privations, des misères de l’être que l’on pleure!... Quand on n’est plus un petit enfant qui se laisse consoler, pas encore un homme en état de lutter et d’être fort! L’énergie qu’il lui fallut déployer en ces instants pour ne pas s’abandonner, allait rendre Dubosc capable d’endurance inouïe. Il se remit machinalement à la besogne, poussé par les exigences de la vie quotidienne, des dettes à payer... enfin, toutes ses habitudes, tous ses souvenirs, le ramenaient dans les ateliers. Il y trouva une pitié affectueuse pour son malheur, surtout chez ceux qui l’avaient vu venir tout petit avec sa mère. Mais, il n’était pins sensible à grand’chose, au moins à la surface. Longtemps sa tristesse fut sauvage; puis la jeunesse pleine de force triompha, comme l’arbuste vigoureux résiste à la gelée d’avril qui a grillé ses fleurs. Une partie de lui-même avait été ensevelie avec sa mère. Son âme resta fermée, son aspect rude, sa gaîté sans joie, un peu cynique; il devint dur à lui-même et aux autres, isolé de ses camarades, bizarre comme nous l’avons connu, et comme il resta jusqu’à la fin, sans avoir épuisé l’amertume de ces heures cruelles. Il n’eut d’autre sauvegarde que cette énergie puisée dans la douleur et la misère.

L’idée de Dieu avait subi les vicissitudes révolutionnaires, pour la multitude; du culte renversé il restait un Être suprême, sorte de divinité vague, ressemblant au Destin de l’antiquité. C’est cet Être suprême qui constituait toute la religion de Dubosc; et, quelques figures allégoriques qu’il voyait représentées: la Jeunesse, l’Amour, la Mort, devenues à ses yeux des divinités de second ordre présidant au sort des humains. Ce qui se grava en lui nettement, pour ne plus s’effacer, c’est l’impression que la vie est une bataille, où les plus humbles supportent désarmés et dans l’ombre, le plus dur du combat...; que pour ne plus être cette chose misérable, exposée à tous les coups, il faut avoir l’arme par excellence: l’argent; qu’avec ce talisman tout est possible, qu’il évite aux jeunes des souffrances sans nombre... Plus tard il ajoutera: et qu’il permet d’en préserver les autres après soi!

Soixante Ans dans les ateliers des artistes

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