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DE 1812 A 1817

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Premières œuvres de Géricault. — Débuts d’Horace Vernet, de Heim, Abel de Pujol, Schnetz, Ary Scheffer. — Boilly. — La vieille école française supplantée en sculpture aussi par la réforme de David. — Houdon sacrifié. — Ses souvenirs sur l’école française. — Éloge d’Houdon. — Le romantisme se prépare. — David d’Angers, statue du grand Condé. — Géricault et Horace Vernet. — Louis David exilé, son autorité s’exerce de Bruxelles. — Géricault et Ingres sont méconnus de cette époque. — Pagnest. — Madame Lebrun.

C’est à la veille de grands désastres pour la France que s’ouvrait au palais du Louvre le Salon de 1812; de nouveaux venus y marquent une période de transformation: Géricault expose le portrait équestre de M. Dieudonné, que l’on appelle aussi le Chasseur à cheval: il fait événement; David demande «d’où sort cette peinture». Le portrait équestre de Murat par Gros souffre du voisinage de la première œuvre de ce jeune homme.

Horace Vernet débute avec une abondance, une furia toute juvénile; Heim expose sa première toile avec succès, Abel de Pujol, Schnetz, Ary Scheffer en sont à leur second coup d’essai. C’est une nouvelle aurore qui se lève.

Prud’hon est dans toute la maturité de son talent: Vénus et Adonis trouvent quelques admirateurs délicats, et Lethière représente, avec une force brutale qui n’est pas sans grandeur et sans caractère, Brutus condamnant ses fils à mort; l’homme qui a conçu cette œuvre a traversé, on le sent bien, l’époque assombrie et sanglante de la Révolution.

Le plus abondant, le plus Français de nos peintres de genre: Louis Boilly, continue la suite de ses charmantes compositions, de ses fins portraits, exécutés avec un esprit, une liberté de pinceau, une justesse d’observation, qui n’ont été égalés que par François Heim.

En sculpture, la supériorité reste au vieux style, dit style français, en dépit de la mode qui le dédaigne. — Roland, de l’école de Pajou, exécute des morceaux de nu si vivants, qu’on le soupçonne de faire des moulages sur nature; il répond à cette critique par une figure dans des proportions colossales, traitée avec la même habileté. Cette habileté a été acquise chez son maître; Pajou a d’abord employé Roland comme praticien et lui a confié l’exécution des marbres de plusieurs statues.

En 1812, Roland expose son Homère chantant ses poèmes, la meilleure œuvre du Salon, avec le Voltaire assis d’Houdon qui sourit de toute sa malice aux figures raides et rondes qui l’entourent, pastiches glacials de l’antique. Malgré ce contraste tout à l’avantage de la vieille école, ses adeptes se voient relégués par la génération nouvelle. Ainsi, cette école, qui eut tant d’éclat, sera sacrifiée, sacrifiés ses derniers représentants, avec une injustice méprisante, rendue bien frappante en s’adressant à l’un des plus vivaces, des meilleurs maîtres de la sculpture française: Houdon. Ni ses bustes merveilleux, ni sa Diane, chef-d’ œuvre d’élégance fière, ni son spirituel Voltaire assis, ne le défendront contre la passion aveugle de l’école des réformateurs; il était cependant encore en possession de toute la souplesse de son talent, lorsqu’il fut frappé d’interdit; les nouveaux arbitres de l’art le déclarèrent indigne de se mesurer à ceux qui font de l’antique, à peine osera-t-on désormais lui confier des travaux sans importance. Houdon voit toutes ses croyances artistiques reniées, bafouées... C’est plus qu’une douleur, il n’y a ni révolte ni revanche possibles, le poids d’une époque, ses engouements, son ingratitude vont peser sur la renommée du maître! Aussi, se courbera-t-il peu à peu sous l’arrêt. Ce passé que l’on efface si dédaigneusement, l’aurait-il trompé ? Il croit vivre un rêve douloureux. Dubosc va poser pour les dernières figures d’Houdon; il voit l’accablement du maître. Plus tard il s’en souviendra et saura en mesurer l’étendue, lui qui a connu les derniers de l’école française, puis la domination jalouse et triomphante des réformateurs. Le grand sculpteur n’est plus compris que de quelques amis d’un autre temps; avec eux il épanche un peu de sa tristesse et de ses souvenirs; un doute poignant va le hanter, qui, plus que l’âge, amènera le déclin de ses rares facultés.

Et pourtant! à quelle longue et glorieuse suite d’ancêtres ne peut-il pas s’en référer! successeurs des grands imaigiers du moyen âge, des étonnants décorateurs de la Renaissance, auteurs de mausolées et de palais somptueux... Houdon a besoin de les faire comparaître pour croire encore en lui; et, devant ceux dont il n’a pas à craindre l’ironie, il rappelle les titres de l’école française, depuis le jour où quelques-uns des meilleurs artistes du XVIIe siècle se réunirent, en 1643, pour sauvegarder les principes de l’art en France, et formèrent cette compagnie qui fut d’abord l’académie royale de peinture et de sculpture, si largement ouverte à tous les talents. «Oui, s’écriait Houdon, déjà ces maîtres couraient vers l’Italie, eux aussi ils étudiaient l’antiquité avec passion, les maîtres de la Renaissance, dont ils étaient les continuateurs, et, au retour, instruits et fortifiés, ils reprenaient leur pente naturelle, restaient de leur race et produisaient des œuvres originales; ce ne sont pas ces vaillants créateurs qui eussent pu se plier à copier servilement tel maître ou telle époque! Combien de talents divers sont sortis de l’exemple et de l’enseignement de ces artistes si Français. Des Guillain, de Pierre Sarrazin, décorateur du vieux Louvre, des Anguier, ces grands faiseurs de mausolées, de Franqueville... sauf Puget, qui se forma en Italie, et ne passa en France par aucune école d’art, tous descendent de ces organisateurs de l’école française et de leurs élèves.

N’est-ce donc plus rien, ces inépuisables décorateurs de palais et d’églises? Rien Girardon, le principal impresario de la féerie mythologique de Versailles, l’auteur de ces incomparables décorations de la galerie d’Apollon au Louvre. Rien Coysevox, qui nous donna les bustes de Lebrun, de Colbert et celui du grand Condé, pour ne parler que de ses portraits. Rien Le Hongre, Van Clève, les Lemoyne, les Marsy... et doit-on se détourner de leurs beaux fleuves et nymphes couchés, des bassins de Versailles, des Tuileries; de leurs fontaines d’un effet magique, de leurs mausolées d’un si grand caractère? enfin de leurs figures royales, de celles des reines et des favorites, d’une grâce si attrayante?... Et les Coustou. dignes élèves de Coysevox; l’un d’eux, Guillaume, eut la gloire de former Bouchardon, le plus grand de tous ceux de son temps; ose-t-on regarder aujourd’hui sa fontaine de la rue de Grenelle à Paris? ses admirables groupes d’enfants au bassin de Neptune de Versailles? et ce chef-d’œuvre: l’Amour taillant son arc. dans la massue d’Hercule? Qui n’est pas à genoux devant cette figure n’a jamais rien compris à la belle forme simple, vivante, au goût, au charme même. Il parlait de son maître Pigalle, l’auteur du monument de Maurice de Saxe, de la statue de Louis XV, de celle de madame de Pompadour, la favorite dont il fut le sculpteur préféré, et pour laquelle il décora le château de Belle vue.

Parfois Houdon se taisait, suivant sa vision, puis s’animait de nouveau au rappel des souvenirs: «Oui, certes, il y avait des tendances à redresser à la fin du règne de Louis XV, les mœurs du temps y avaient entraîné ; on chiffonnait les draperies en plis soyeux et flottants, perdant trop souvent la ligne, l’exécution du nu manquait de style... Mais, chaque époque apporte sa correction aux faiblesses de la précédente, sans qu’il soit besoin de tout détruire. Déjà au milieu du dernier siècle on réagissait contre ces tendances fâcheuses; la nature était serrée de plus près, l’antiquité mieux comprise; on le voit clairement dans beaucoup d’œuvres de cette époque.» Et Houdon citait Allégrain; Falconnet, célèbre en Russie pour son monument à Pierre le Grand, en France pour son malicieux Amour; les Dumont bonne lignée de statuaires; Caffiéri, dont les bustes magnifiques ne seront sans doute jamais surpassés; — qui n’a devant les yeux les têtes vivantes et colorées de Pierre et Thomas Corneille, de de Belloy, Molière, Rotrou au foyer de la Comédie-Française, — de leurs beaux ajustements! modèles que Houdon ne se lassait pas d’admirer et qu’il égala. — Enfin Pajou, qui rendit pour toujours célèbres les attraits de la du Barry, ensorcelé qu’il fut par cette tête mignonne destinée à tomber sous le couteau des égalitaires.

Aussi Julien, qui méritait mieux que l’oubli, enfin, Clodion, d’une verve si féconde dans la grâce joyeuse. «Roland et moi, concluait Houdon, serons les derniers de cette école célèbre hier encore, tant méprisée aujourd’hui, et je n’en demeure tout entier que pour être mieux enterré avec elle, par messieurs de l’antique imité ! ceux qui voudraient n’avoir plus rien de leur pays, de leurs ancêtres... De tels excès sortira certainement un retour, le génie national triomphera de nouveau; déjà il en est de forts qui s’insurgent. Mais je ne verrai pas l’heure réparatrice.»

Les consolations eussent été superflues, Houdon savait que nul ne rendait plus justice à ce qu’il admirait, à ce qu’il produisait; ne voyait-il pas ses collègues de l’académie même contenir à grand’peine devant lui l’expression de leur pitié dédaigneuse pour l’art qu’il représentait? — En effet, Houdon disparut sans que l’on y prît garde, enseveli sous les préjugés d’alors, et, ils étaient restés si vivaces en 1828, lorsque le maître acheva de s’éteindre, que M. Quatremère de Quincy, prononçant l’éloge d’Houdon, pouvait dire, approuvé par ses contemporains, par l’aréopage de l’Institut: «Son talent était un peu trop arriéré pour entrer en lutte avec de nouveaux émules»... «On se souvint de lui pour le mettre honorablement à la retraite, en lui confiant des ouvrages insignifiants, qui n’exigent du statuaire qu’un bon contour et une masse pittoresque.» Et ses bustes! ses admirables bustes, sont accusés par ce juge solennel d’être «surchargés de détails mesquins ». Ainsi finit cette école qu’une révolution violente renversa. Depuis, quelques maîtres ont cherché par instinct de race, peut-être par réaction, à renouer la tradition française, mais ils ne représentent que de brillantes individualités; on n’a plus revu une école aussi fortement constituée que celle qui fut fondée au XVIIe siècle, et qui garda à l’art français, pendant un siècle et demi, sa physionomie et ses qualités particulières.

Il convient de revenir à l’époque où les malheurs d’Houdon nous ont arrêté, à la fin de l’Empire.

Les événements publics vont absorber tous les esprits; un malaise plein d’anxiété fait place à l’ivresse de tant de gloire; ces hécatombes humaines ont pris le meilleur du sang français; des jeunes hommes, presque des enfants, vont remplacer ceux qui tombent sur les champs de bataille partout fumants. La plainte des mères monte comme une nuée sombre, obscurcissant l’étoile du grand Empereur. Le vertige des combats n’amènera-t-il pas un cataclysme? Après la guerre d’Espagne, celle de Russie...

On attend avec inquiétude les bulletins de l’armée jadis accueillis par des chants de triomphe. Quelque chose plane dans l’air qui ralentit tout ce qui n’est pas pour le service de la guerre et le prestige napoléonien. Les artistes en subissent le contre-coup. De 1813 à 1817, une seule exposition a lieu; elle abonde en commandes de portraits et tableaux officiels; peintres et sculpteurs en renom en sont obsédés; on ne voit que Marie-Louise, roi de Rome, Empereur lauré, personnages de la famille Bonaparte. Les œuvres d’imagination semblent, par une sorte de fatalité, affecter un caractère douloureux ou dramatique. Au Salon de 1814 paraissent: Phèdre, Andromaque, de Guérin; Britannicus, d’Abel de Pujol; Oreste poursuivi par les Furies, d’Hennequin; les Funérailles d Atala, de Girodet; sa Scène du Déluge est exposée pour la seconde fois, ainsi que la Vengeance poursuivant le Crime, de Prud’hon; toutefois les menaces du présent n’empêchent pas ce dernier maître de poursuivre son rêve de grâce amoureuse, avec Psyché enlevée par les Zéphires et Zéphire se balançant. Pie VII tenant chapelle, par Ingres, passait inaperçu. Celui qui traduit les tristesses du moment, c’est Géricault, avec son Cuirassier blessé quittant le feu. Houdon expose pour la dernière fois.

L’année 1814 voit disparaître un aimable représentant de l’art du XVIIIe siècle: Clodion, longtemps oublié, mais ressuscité de nos jours par le charme et la grâce de ses compositions. La mort de Roland n’émeut pas davantage l’art en marche vers d’autres conquêtes. Il fallut que l’armée des classiques et des romantiques passât pour que ces vivaces productions du sol de France qui les avaient précédés pussent reprendre la place qui leur était due.

Malgré l’inclémence du temps présent pour les arts, un grand mouvement s’y préparait, et c’est dans l’atelier de Pierre Guérin, le plus froid des émules de Louis David, que va se produire la réaction romantique.

Dans cet atelier, Dubosc connaît plus d’un élève renégat ou rebelle; Géricault a chauffé cette banquise, elle craque de tous côtés et porte: Léon Cogniet, Ary Scheffer, Delacroix! L’esprit de rébellion gagnant de proche en proche, il y eut bientôt dans l’atelier de Gros: Paul Delaroche, Auguste Hesse, Robert Fleury; chez David: Léopold Robert. La lutte va commencer avec des champions pleins de verve et de foi. La sculpture ne se laissera pas distancer; elle a des combattants de premier ordre dans les deux camps, classique et romantique, qui vont bientôt se trouver en présence. Pendant cette période de préparation, on voit arriver à la villa Médicis: Cortot, qui sort de chez Bridan, Pradier, élève de Lemot; Ramey, Petitot, Henri Lemaire, Roman et Nanteuil, élèves de Cartelier; Rude, sorti du même atelier, a eu le grand prix en 1812, mais est entraîné loin de l’Italie. Enfin, David d’Angers, le futur émeutier de la sculpture, élève de Roland, revenu de Rome en 1816, va chercher à Londres le moyen de gagner quelque argent pour secourir sa famille. Il frappe à la porte de Flaxman qui refuse de le recevoir, à cause de son nom qui évoque les souvenirs de la Révolution française; le gouvernement britannique lui propose de travailler à un monument à la gloire de Waterloo. David quitte le soir même cette terre inhospitalière et, au retour à Paris, reçoit la commande de la statue du grand Condé jetant son bâton de commandement dans la mêlée, qui va faire sortir son auteur de l’obscurité.

Revenant à M. Guérin, Dubosc disait qu’il paraissait souvent étonné d’avoir couvé des élèves si différents de lui, et essayait de les contenir. Ils étaient toujours à vanter Géricault; et leur maître de s’écrier: «Laissez-le faire, mais ne l’imitez pas; vous n’avez pas, comme lui, l’étoffe de plusieurs peintres...» «Quoique l’on en ait dit, ajoutait Dubosc, M. Géricault a toujours aimé et respecté M. Guérin, qui était pour lui un bon maître; s’il suivait rarement ses conseils, c’est qu’il était possédé, et ne pouvait pas se plier, comme il l’aurait souvent désiré lui-même.» Grâce à Dieu, Géricault ne se plia pas! mais il eut le sort des novateurs hâtifs, isolés à leurs débuts; s’il entraîna quelques jeunes, il étonna le public et fit peur à ses aînés.

Notre modèle avait assisté aux péripéties de cette douloureuse carrière: Le Chasseur à cheval est le seul bien accueilli des ouvrages de Géricault; quand parut le Cuirassier blessé, la malveillance mise en éveil parla haut. Ce fut un découragement profond pour le jeune artiste, il avouait que cette manifestation hostile lui ôtait toute confiance en lui; ces deux premières toiles lui devinrent insupportables, il les fit rouler dans un coin de son atelier, les dénigrait devant ses élèves, et les eût volontiers données pour s’en débarrasser. C’est miracle que ces beaux ouvrages de ses débuts nous soient restés! Que n’avait-il la joyeuse philosophie de son voisin et camarade Horace Vernet! Celui-là narguait les échecs et forçait le succès! Bon prince, d’ailleurs, et soutenant Géricault à l’occasion contre ses détracteurs. C’était un contraste entre ces deux jeunes hommes et leurs ateliers; ils s’étaient liés par leur goût pour les chevaux et les exercices du corps. Un jardin les séparait: chez Horace tout était mouvement, gaîté bruyante, faciles productions; chez Géricault, le recueillement, les projets longuement mûris et, malgré des goûts de jeunesse très vifs, une mélancolie dominante qui se complaisait dans l’étude solitaire.

Les sentiments politiques des deux amis ne différaient pas moins que leur humeur. Vernet avec Charlet se bat pour son héros à la barrière de Clichy, où il reçoit l’étoile des braves, comme on disait alors; son atelier militaire retentira longtemps des chansons de Béranger; et la légende de l’homme à la redingote grise s’y écrira en lithographies, en croquis de toute sorte. Tandis que Géricault, dès le retour de Louis XVIII, entre dans les mousquetaires rouges du roy, peut-être par découragement d’artiste, peut-être pour vivre au milieu des chevaux qui étaient sa grande passion, et un peu aussi, sans doute, pour voir ses vingt ans et sa bonne mine sous ce fier costume. Il n’y reste que trois mois, juste assez pour accompagner son roi fugitif sur la route de Gand. Dubosc croit voir passer les verres d’une lanterne magique; tant d’événements mémorables se succèdent, rapides, tragiques, transformant tout autour de lui. Le travail du pauvre modèle est bien souvent interrompu, il se mêle à la foule qui est sans cesse sollicitée par quelque spectacle: l’entrée des alliés à Paris; le roi restauré, un peuple en délire se mettant à la place des fameux huit chevaux isabelle, et traînant le monarque jusqu’aux Tuileries. Puis le retour de l’île d’Elbe... Dubosc se trouve tout près de ce nouveau carrosse d’apparat, au moment où il fait halte, pour réparer la confusion qui s’est mise dans les attelages effrayés par les salves d’artillerie. L’Empereur est morne, un peu affaissé sur lui-même, et comme en proie à une idée fixe; son visage étrangement immobile paraît d’une pâleur plombée dans son costume entièrement de satin blanc, et sous le grand bicorne surmonté de plumes blanches en panache. L’armée surtout acclame Napoléon avec enthousiasme. Mais, au retour, notre homme traversant les Champs-Élysées voit des gens du peuple formant des rondes en chantant: «Rendez-nous notre père de Gand, rendez-nous notre père!»

Le désastre de Waterloo termine cette ère de combats grandioses; le choc n’en est vraiment senti que par l’élément militaire, et ceux qui ont incarné en Napoléon la fortune de la France; la masse, sans passions politiques, est si surmenée, si lasse, qu’elle regarde passer, presque indifférente, les événements et les hommes.

Dès la rentrée des Bourbons, Louis David s’est enfui; sur la route de Dijon à Lyon, il rencontre le jeune sculpteur François Rude, qui a pris parti pour Napoléon avec son protecteur et ami M. Frémiet, qu’il suit en Belgique, renonçant à Rome où l’envoyait son grand prix. En 1816, Louis David est dégradé de ses décorations et de son titre de membre de l’Institut, comme régicide. Proscrit, il ne reverra plus la France, et la réhabilitation viendra après sa mort.

Cependant, de son exil de Bruxelles où il fonde un atelier d’élèves, il va diriger ses disciples de Paris; Gros n’est que son délégué auprès d’eux, ils n’échapperont pas à sa suprématie, sa tyrannie même. Dubosc les entend se transmettre ses ordres, son blâme, ses conseils: à Girodet, qui ose aborder les sujets romantiques, il écrit ironiquement: «Je ne m’y connais pas à cette peinture-là » et il détourne Gros de la voie où il a triomphé, pour le rejeter à la poursuite des sujets antiques, les seuls, dit-il, qui méritent le nom de tableaux d’histoire; effort qui faussera le génie du grand peintre des scènes héroïques modernes. Le maître dominateur, se sentant obéi, admiré, garde longtemps l’illusion de la prospérité indiscutée de son école. «Il ne se doutait guère, observait notre modèle, qu’il y en avait déjà plus d’un dans les ateliers, qui disaient: «Il ne faut plus faire de David!» et que les tableaux qu’il envoyait en France trouvaient peu à peu des détracteurs, malgré le respect religieux dont les entouraient ses élèves.

En 1817, le calme commence à régner, et le Louvre est de nouveau ouvert aux expositions; leur physionomie va bientôt se modifier avec le nouvel ordre de choses; c’est le dernier éclat sans rival de l’école de David: Gérard expose sa magistrale Entrée d’Henri IV à Paris; Gros, le Roi Louis XVIII quittant les Tuileries dans la nuit du 20 mars 1815; Guérin, sa Clytemnestre, d’un effet si dramatique; Prud’hon, Andromaque; Hersent, une composition qui mérita sa popularité et ses nombreuses reproductions, Daphnis et Chloé. De 1817 à 1820, M. Ingres est resté à Rome, négligé, mal accueilli du public parisien, renié par l’école de David pour sa liberté d’interprétation de l’antique, son goût de la Renaissance; il demande aux grands maîtres italiens, à Raphaël surtout, conseils et inspirations.

Plus tard, Dubosc lui entendait raconter ses années de misère et de labeur fécond, où il faisait des portraits au crayon, à soixante francs, pour vivre, et produisait coup sur coup, sans que l’on y prît garde: Œdipe et le Sphinx, Tu Marcellus eris, les Odalisques, Raphaël et la Fornarina, Pie VII tenant chapelle, Roger délivrant Angélique, Françoise de Rimini et Paolo, Jésus-Christ donnant à saint Pierre les clefs du Paradis, œuvres que les romantiques prenaient à leur compte, et que l’académie considérait comme une défection à l’école de David, ainsi que noas l’apprennent ses critiques attitrés de l’époque.

Pendant que ce futur chef d’école luttait et grandissait dans l’abandon, le mouvement romantique attendait l’heure de se produire. Ingres et Géricault, qui eurent une influence si considérable sur l’art contemporain; le premier, comme chef des néo-classiques; le second, en ouvrant à la peinture l’ère des temps modernes; ces deux hommes rencontrèrent au même moment un dédain injurieux. Mais, pour Géricault, la justice boiteuse n’eut pas le temps d’arriver.

Aidés de la mémoire de Dubosc, nous parcourions les Salons successifs; dès 18 17, les jeunes commencent à se mesurer en égaux à leurs aînés. C’est Abel de Pujol, très classique d’ailleurs, et doué de fortes qualités, avec son Saint Étienne prêchant, qui obtient un prix; Couder, Heim, soutiennent de redoutables comparaisons; Horace Vernet ne tarit pas de vivants épisodes de combats, et fait ombre au vieux Carle; la sentimentalité d’Ary Scheffer se choisit déjà des sujets bien appropriés; et, le plus jeune de tous, Pagnest, venu, hélas! pour un jour, expose, à vingt-neuf ans, l’un des portraits, chefs-d’œuvre de l’école française, celui de M. de Nanteuil-Lanorville. Madame Lebrun a reparu, fidèle à la royauté. La Terreur, qui a emporté tant de têtes charmantes et augustes reproduites par son frais pinceau, l’a laissé survivre, avec sa grâce et ses souvenirs.

La sculpture, enfin, voit éclater le romantisme avec le Grand Condé de David d’Angers, dont la hardiesse pleine de fougue jusqu’en ses ajustements, est à elle seule une révolte contre l’ordre établi par Louis David.

Soixante Ans dans les ateliers des artistes

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