Читать книгу Journal d'une désoeuvrée - Gustave de Parseval-Deschesnes - Страница 5
I
L’OMBRE
Оглавление14 septembre 186.
N’était ma tante Glossinde, et le respect que je conserve pour ses idées, il y a longtemps que je t’aurais abandonné, mon pauvre journal!–Que de fois, assise devant ma table, et me préparant à écrire, il m’est arrivé de considérer d’un œil mélancolique la page blanche que j’allais couvrir de pattes de mouche, et de tomber dans une méditation profonde.– A quoi sert tout ce grimoire? me disais-je. A quoi bon ces confidences que je me fais ainsi à moi-même, et qui, destinées à n’avoir jamais de lecteurs, ne forment rien de plus qu’un inutile fatras! Que de temps perdu représentent tous ces feuillets, nombreux déjà, qui s’entassent les uns sur les autres! Il y a là une part de ma vie, non la moindre peut-être, puisque c’est le produit de ma pensée; quels fruits suis-je appelée à retirer de ce travail? N’est-il pas stérile et vain? Est-ce que je ne m’agite pas dans le vide, comme l’écureuil dans sa prison –mobile? Et pourtant, malgré dégoûts et défail-–lances, je n’ai pas interrompu ma tâche de chaque jour; j’ai tenu à honneur de la remplir, coûte que coûte, et parfois j’y ai eu quelque mérite.
Ma tante me répétait souvent:–Défie-toi des amies intimes, et ne leur dis que ce que tu veux perdre. On ne sait pas à quoi est susceptible d’engager un secret reçu et confié. Une femme ne peut guère se passer de confident, je le reconnais; prends-en un qui soit discret, et, • pour être certaine qu’il ne te trahira pas, choisis-le muet et inanimé. Emploie tes heures de désœuvrement à correspondre avec un être imaginaire, et confie-lui tout. Au besoin, détruis les lettres à mesure qu’elles seront achevées. Dans les moments d’affliction, tu éprouveras un soulagement immédiat, et tes plaisirs se doubleront au récit que tu en feras. D’ailleurs, tu contracteras ainsi l’habitude d’écrire; ce n’est pas qu’elle me paraisse à rechercher pour une femme, mais elle implique celle de penser, qui n’est pas à dédaigner: elle la modère et la règle. Tu t’accoutumeras à te recueillir, à descendre en toi-même, à exercer ton esprit. Peut-être parleras-tu moins: ce sera autant de gagné pour la réflexion. N’attache pas d’autre importance à cette occupation quotidienne que celle d’un délassement; tu tomberais dans un excès grave, je veux dire la concentration exclusive en soi. Fais le journal de ta vie, rien de plus, mais pour toi seule. Ne te laisse pas rebuter par les premières difficultés contre lesquelles tu te heurteras. Exprimer simplement ce que l’on pense, cela paraît aussi tout simple; c’est fort difficile, au contraire, à en juger par le petit nombre de ceux qui parviennent à le faire. Enfin, si insignifiants que soient les détails dont u auras à parler, n’en néglige aucun; car rien n’est indifférent de ce qui s’agite en nous, et cet examen de conscience t’évitera beaucoup de fautes.
Bonne tante, j’ai suivi tes conseils: nul ne connaît mon journal. Je crois que ce secret est le seul que j’aie pour mon mari, et voilà deux ans que je suis mariée. En y réfléchissant, on est effrayé de ce qu’une femme peut dissimuler à son mari. Il est vrai que Jean ne se soucie guère de savoir si j’écris ou non, jamais il ne m’a interrogée à cet égard. Pour parler franc, j’aime autant cela, parce que je suis plus à l’aise. Au surplus, faut-il tout dire à son seigneur et maître? Je ne serais pas fâchée d’avoir sur ce point l’opinion de la tante Glossinde. Malheureusement, je ne puis plus te consulter qu’en évoquant ton aimable souvenir, ombre sainte et chérie! Que n’es-tu là? Tu me donnerais sûrement un bon avis; j’en ai bien besoin.
Bizarre chose que l’association des idées! Tout cela vient d’un cas de conscience; c’est lui qui m’a inspiré ce retour vers le passé. N’est-ce pas ce que l’on a de mieux à faire que de s’y reporter quand le présent embarrasse?– Bref, je n’ai pas dit à Jean que M. de Rosverd avait jadis daigné jeter les yeux sur moi, et qu’il avait même essayé quelques démarches discrètes. Mon Dieu, quel enfantillage! Est-ce donc si difficile à écrire? Malgré moi, je viens de tourner la tête pour m’assurer que je suis toute seule. Il n’y a aucune inquiétude à avoir, ma porte est fermée à clé, et je ne serai pas dérangée, attendu que six heures sonnent.
Six heures, pas davantage. Une riante journée d’automne se prépare. Le ciel est bleu, sans brume ni brouillard, et le soleil, radieux, vient de se lever derrière le clocher de la paroisse. Sur toute la campagne que j’aperçois de ma fenêtre passe comme un frémissement joyeux., Les oiseaux chantent sous le feuillage, j’entends mes poules qui picorent auprès du perron. Voilà Lovette, ma chienne, qui jappe aux canards, et ceux-ci ripostent par de vigoureux coin-coin. Tout là-bas, dans le chemin creux, une charrette passe; la voix du conducteur, excitant son attelage, est apportée jusqu’ici. Eh bien, oui, M. de Rosverd a eu des velléités de demander ma main. Je ne l’ai appris que plus tard, et personne ne me l’a dit positivement, mais j’ai cru le deviner.
J’effacerais volontiers tout cela. Que signifient ces hésitations? Je n’ai pas la prétention de me tromper moi-même. On ne m’a rien dit; cela empêche-t-il que je sois certaine de ne pas commettre d’erreur? Sait-il que je suis au fait de cet incident? Je présume que non. Il y a si longtemps! Trois ans au moins. Qu’importe! mon devoir était de prévenir Jean.
Comment supposer aussi que les hasards de la vie allaient nous mettre en relations avec M. de Rosverd, que je n’ai vu que deux ou trois fois dans le monde, et à qui je n’ai jamais parlé! Mon mari s’est pris pour lui d’une belle amitié, et l’a invité à venir passer quelques jours chez lui, à la campagne. Ils se sont connus au cercle, se sont liés sans que je me doutasse de rien, et avant-hier au soir, Jean qui lisait son journal en bâillant, me dit tout à coup:
–Ma chère, j’attends un de mes bons amis demain, ou un de ces jours. Fais tout préparer pour le bien recevoir.
–Qui donc?
–Oh! c’est un étranger pour toi: Michel de Rosverd.
–Rosverd! Rosverd! Attends donc! Pardon. ce n’est pas un étranger, à preuve que.
Voilà ce que j’aurais dû répondre. Au lieu de cela, ce nom m’a toute troublée et j’ai rougi, je ne sais pourquoi. Afin de cacher ce malaise ridicule, je me suis levée pour chercher mes ciseaux, qui tombèrent sur ces entrefaites. C’était inutile, Jean baillait déjà de plus belle sur son journal et ne faisait aucune attention à moi. J’ai haussé légèrement les épaules. Au bout de deux minutes, il sommeillait; un quart d’heure se passa, il était trop tard pour avouer que je connaissais M. de Rosverd.
15septembre186.
Il est arrivé hier, par le train de une heure cinquante. Mon mari me l’a présenté solennellement. J’étais mal à l’aise, un peu pensionnaire; quant à lui, il a été parfait de courtoise élégance, et n’a pas eu l’air de se rappeler nos antécédents. Je ne le croyais pas aussi bien. Dans mes souvenirs confus, je me le représentais plus petit et plus gros. Décidément, il ne me plaît pas trop au premier abord; je n’aime pas ses cheveux blonds frisottés, sa moustache retroussée et son lorgnon: ils ont tous un lorgnon! Mais son costume de campagne est d’un bon faiseur, et du dernier coquet. Jean m’a impatientée en m’énumérant les titres de ce visiteur à notre amitié. Notre!. nous verrons bien: provisoirement, j’affirme qu’il se trompe de moitié.
J’ai cru que cette soirée d’hier ne finirait jamais. Nous étions tous les trois autour de la table du salon. La lampe, posée au milieu, décrivait un cercle de lumière que je recevais seule, à cause de mon ouvrage (une nappe d’autel pour l’excellent abbé Prastex). Ces messieurs, renversés sur leurs fauteuils, devisaient bruyamment. Ce dernier mot ne s’applique pas à M. de Rosverd; il a trop de tact pour parler aussi haut devant une femme qui n’est pas sourde. Au reste, Jean n’attendait pas qu’on lui répondît; il bavardait sans cesse, en faisant tourner ses pouces sur son ventre: je renonce à déraciner cette habitude, qu’il affectionne depuis quelque temps. La conversation était fort ennuyeuse s; les amis que je ne connais pas en faisaient tous les frais:–Avez-vous vu un tel? Qu’est-il devenu cet été! Et Chose? Et Machin? Une litanie incroyable. Cela m’agaçait. Autre chose aussi: M. de Rosverd tenait une revue par contenance, et son regard se fixait sur moi avec une persistance qui me gênait. J’essayai de lever les yeux, pour l’avertir que je m’étais aperçue de son manège, et qu’il me déplaisait. Malgré moi, je rougis, car nos yeux se rencontrèrent. Ce fut le dernier coup. L’irritation sourde que je ressentais faillit éclater. Je me, contins, mais je fus incapable de continuer ma broderie; mon coton se cassait à chaque instant –je le tirais sans doute plus qu’à l’ordinaire, –mon aiguille me piquait les doigts: tout allait mal.
Comment Jean, qui est un homme d’esprit, n’a-t-il pas deviné que j’étais au supplice? Il était heureux et épanoui pendant ce temps, et continuait de causer sans interruption: une vraie crécelle! Le nom de M. de Charizey est tombé alors de ses lèvres. Sa femme a fait un peu de bruit cet hiver, et Jean racontait l’histoire à M. de Rosverd qui, ayant passé toute la mauvaise saison on Italie, ne l’avait apprise que par ouï-dire. Il donnait force détails, assaisonnés de réflexions piquantes, en riant de ce gros rire qu’il réserve pour l’intimité. Jamais il n’oserait le produire ailleurs que chez lui; mais quand nous sommes entre nous!.
Son bonheur était grand de narrer des aventures de ce genre; il parlait avec abondance et verve. Son accent gouailleur, l’éclair de malice sournoise dont il soulignait certaines parties du récit, par-dessus tout, l’expression de sécurité naïve qui s’étalait sur sa figure, me causaient une impression désagréable. J’avais le loisir d’étudier tout cela, je ne travaillais plus. «Pauvre Charizey, avait-il l’air de dire, ce n’est pas à moi que pareil événement surviendra jamais; je puis me moquer de toi sans crainte.»
Certes, il a bien raison; je suis une honnête femme, je saurai remplir mes devoirs, si difficiles qu’ils puissent être. Pourquoi cette conviction de mon mari, si clairement exprimée en présence d’un étranger, et avec tant d’inébranlable assurance, me fit-elle éprouver un sentiment pénible? Je trouvais impertinent, tout au moins déplacé, qu’il se pavanât ainsi presque à mes dépens. Je suis franche, je mets à nu ici toute ma pensée: elle était fort mauvaise, j’en conviens, et je m’accuse. Loin de voir là un sujet de froissement, j’aurais dû me sentir heureuse d’être si bien jugée. Cela ne me fournit que l’occasion de rendre justice une fois de plus à l’excellente éducation de M. de Rosverd. Tant que dura cet épisode, qui fut d’une longueur démesurée, il ne fit pas attention à moi. Plus clairvoyant que Jean, il ne se méprenait pas sur mon attitude; ou plutôt, peut-être, il avait plus de souci que mon mari de ne me pas déplaire.
Quand ce fut fini, et bien fini, je prévins ces messieurs, d’un ton froid, qu’il était dix heures. Jean, qui était en train, n’eût pas été fâché de prolonger la soirée. Je tins bon. M. de Rosverd passa de mon côté, témoignant ainsi une fois encore de son savoir-vivre. Voilà qu’au même instant Jean ajouta une réflexion sur madame de Charizey, et ses éclats de rire retentirent plus bruyants que jamais. Ah! alors, M. de Rosverd se permit un inqualifiable mouvement de tête que je saisis au passage, et me regarda comme s’il me plaignait d’être la femme d’un homme affligé d’un rire semblable. C’est pourquoi je fis tout aussitôt comme mon mari, très-fort, et je tournai le dos à M. de Rosverd, qui avait besoin d’une leçon. Je pense qu’elle a été bonne.
18septembre186…
Je n’aime pas qu’on me plaigne, et j’ai été révoltée qu’il eût essayé de forcer ainsi ma confiance, qu’à peine débarqué, il prétendît entrer dans ma vie, en s’imaginant découvrir un joint. La nuit m’avait si peu calmée, que j’y songeais encore ce matin, lorsque je l’ai revu. Je m’étais armée en guerre pour repousser toute tentative analogue, au cas où elle se manifesterait. Grâce à Dieu, j’en ai été pour mes préparatifs. En me souhaitant le bonjour, sa convenance était parfaite; il m’a paru avoir tenu compte de ma leçon, s’il l’a comprise–les hommes (je parle des plus délicats) ont une si grande rudesse d’épiderme!–Je l’ai mis à l’aise immédiatement, par un procédé des plus simples, en l’abandonnant tout entier à Jean. Puisque c’est son ami, qu’il en jouisse, je ne le jalouse pas.
Pourquoi est-il venu à Grandpré? Ce n’est pas être trop curieuse que de le demander. Qui a pu l’attirer? Nous habitons un affreux pays, en pleine Champagne pouilleuse. La chasse n’offre aucun attrait, il n’y a pas de gibier. Quand un lièvre voyage dans nos parages, il doit, s’il ne veut mourir de faim, emporter ses provisions. C’est connu, un vieux dicton le proclame depuis des siècles. Pour la pêche, nous avons une rivière qui traverse le parc. Je voudrais le voir sur ses rives, une ligne ou un filet à la main. Notre fleuve s’appelle le Bourbanson, et il est bien nommé. Je le défie d’y pêcher autre chose que de la vase. C’est peut-être la splendeur du paysage qui l’a séduit, lui qui arrive d’Italie. Il ne pouvait mieux tomber. De grandes plaines crayeuses où pousse une herbe courte et rare, des troupeaux de moutons, gardés par une population de bergers sales, vêtus de loques et dénués de pittoresque!.
Il aura compté sur le charme de notre intérieur, je ne vois plus que cela. Nous habitons un petit castel que j’adore, j’y suis née; isolé, quoiqu’au bord d’un village, et nous ne voisinons pas avec les châtelains d’alentour, qui sont trop loin. Je n’en aime que plus Grandpré, où mon mari est à moi, bien à moi. Quelle idée l’a donc amené ici? Voilà deux jours que j’agite cette question. Ne m’aurait-il pas tout à fait oubliée? En vérité, je le crains. Jean serait de mon avis, s’il savait.
Descendons en nous-même, comme disait la tante Glossinde, Et puisque, pour moi comme pour elle, la pensée n’apparaît limpide et claire que lorsqu’elle s’est formulée assez nettement pour qu’on la puisse écrire, venons à bout d’analyser celle qui me préoccupe.
En somme, sur quoi reposent mes appréhensions? D’abord, sur des pressentiments, qui naissent et s’envolent sans cause appréciable connue de nous. Or, j’ai des pressentiments. Comme toutes les natures délicates et impressionnables, il ne me survient pas un événement heureux ou malheureux, que je n’aie été prévenue par quelque mystérieux avertissement. Quand il s’est agi de mon mariage, on ne m’avait rien dit, je n’y songeais pas, j’ai vu un beau matin une souris toute blanche trottiner dans ma chambre. Je me suis doutée tout de suite du motif qui avait déterminé maman à me recommander d’être bien belle pour le bal des Grand-lux. C’est là que Jean m’a fait danser pour la première fois. Et trois semaines avant la maladie de papa, j’ai eu un rêve affreux. La veille du jour où on m’a donné Lovette, j’étais sûre qu’on me ferait un cadeau; je le sentais. Le magnétisme explique tout cela. Donc, je suis une femme à pressentiments. Eh bien, j’en éprouve un qu’il m’est impossible de préciser. A cela s’ajoute le geste que j’ai surpris avant-hier. Ce n’est peut-être pas suffisant encore pour l’incriminer. En conscience, je crois bien que non.
Depuis, sa conduite ou sa manière d’être à mon égard ont-elles été de nature à corroborer mes soupçons? Je ne sais trop que dire, si je repasse la journée d’aujourd’hui. Au déjeuner, il a mangé comme un sauvage. Un homme civilisé peut-il avoir tant d’appétit! Si, comme on le prétend, c’est le signe d’une conscience tranquille, cela lui serait favorable, mais l’endurcissement des criminels étant notoire, un bon estomac et un cœur de traître se concilient très-bien. Il a ensuite fumé un cigare, tandis que Jean préférait sa pipe, et nous sommes partis pourle moulin, ce que nous faisons tous les jours. Il ne m’a pas offert son bras, ne m’a pas parlé, même il a affecté de ne pas me regarder. Etait-ce le fruit de ma leçon d’hier ou une feinte?
Quand nous sommes rentrés, le facteur était arrivé. J’ai lu mon courrier. J’avais trois lettres: une de Joséfa, qui a perdu son perroquet; l’autre d’Henriette, six pages sur sa belle-mère morte en odeur de sainteté; la dernière d’Ernestine, dont le mari est dans les ambassades et vient d’obtenir la croix de l’Eléphant blanc.
M. de Rosverd s’est installé dans le salon avec le Figaro, Jean s’est jeté sur les Débats. Au bout de dix minutes, j’aurai le courage de l’écrire, en ne s’inquiétait pas plus de moi que si je fusse restée au moulin. J’étais, il est vrai, très-absorbée par ma lecture. Cette pauvre Joséfa, que va-t-elle devenir? Cela ne m’empêchait pas de le regarder en dessous. Il avait étendu son journal, qui le masquait tout à fait. J’ai changé de place, pour me rapprocher du jour; il n’a pas bougé, Jean non plus. Ne se sont-ils pas avisés soudain de parler politique? L’un tenait pour Rochefort, l’autre pour Raspail. Je me suis enfuie; on ne m’a pas rappelée.
La discussion politique ne semble pas s’être beaucoup prolongée. Je m’étais mise aux aguets, pour savoir si mon intervention ne deviendrait pas nécessaire; on ne parlait plus, cela m’a surprise, car sur de pareils sujets, on s’échauffe vite-et les voix s’enflent. Qu’ai-je entendu tout à coup, le piano,–mon piano!–Serait-ce un pianiste? Il a joué pendant une heure au moins. Jean a poussé la politesse jusqu’à rester avec lui tout le temps, ce qui est très-méritoire, vu son amour pour la musique. Si c’eût été moi, en moins d’un quart d’heure sommeil ou fuite, pas de milieu.
C’était un charmant concert: il est excellent musicien, et joue à ravir les bluettes qui lui revenaient à la mémoire. Il y avait une succession d’airs populaires–italiens, de canzoni, qui ont fait mon bonheur. J’ai été sur le point de courir au salon, pour mieux écouter. Après réflexion, je n’ai pas voulu. Qui sait si ce n’est pas un piège? me suis-je dit. Cette sérénade n’est évidemment pas à l’intention de mon mari. Il n’a d’autre but, au fond, que de m’attirer; et j’irais sottement lui donner cette facile victoire! La ruse est trop grossière. Je l’ai laissé pianoter, mais il a fallu du courage.
Rien de remarquable ensuite. En somme, je suis assez satisfaite et je commence à espérer que je me suis trompée sur ses intentions. Aussi, j’étais disposée à me relâcher de ma sévérité. C’est le moment qu’a choisi Jean pour me dire, pendant une courte absence de son ami:
–Je trouve que tu es bien peu aimable pour ce pauvre Rosverd. C’est un excellent garçon, que j’affectionne; s’il ne te plaît pas, prends sur toi!
16septembre (minuit).
Je n’ai reparu qu’au dîner, avec une fleurette dans les cheveux et ma robe bleue. Jean aime beaucoup cette toilette. J’ai pris sur moi. Ce soir, je lui ai fait compliment de son talent et j’ai demandé si je pouvais, sans être indiscrète, solliciter une seconde représentation des ’canzoni. Il s’est mis à ma disposition avec empressement. J’étais sous le charme. Je ne m’attendais pas, je l’avoue, aux conséquences de mon amabilité. Il s’arrêta, j’avais une folle envie de lui crier: Encore! lorsque, se penchant vers moi, il me demanda, avec une exquise politesse, s’il n’aurait pas à son tour le plaisir de m’entendre. Il savait qu’indépendamment de ma supériorité comme exécutante, j’étais une cantatrice distinguée, ce fut ce qu’il me débita. Qui l’avait si bien instruit, puisqu’il ne me connaissait pas? Je tentai de m’excuser, mais je comptais sans mon mari, qui eut le tact délicat d’insister pour que je ne me fisse pas prier.
Ce qui m’intimidait n’était pas de toucher du piano en sa présence. Après tout, on s’en tire toujours avec un de ces grands morceaux qui vous mettent les auditeurs en déroute, sont assez longs pour les faire bâiller et trop bruyants pour leur permettre de dormir. Il avait parlé de ma voix, c’est là ce qui me tourmentait. Qu’il sût réellement que je chante, ou qu’il n’eût eu en vue qu’une galanterie banale, il était tombé à peu près juste. On m’accorde une bonne méthode et un degré de savoir auquel parviennent rarement les cantatrices amateurs. En ce qui concerne l’organe, j’ai un contralto puissant, assez du-moins pour qu’on s’étonne, m’a-t-on assuré souvent, d’entendre tant de bruit sortir d’un corps si frêle. Ma règle est de ne chanter que dans l’intimité la plus absolue, par deux raisons: la première, c’est que. Je ne sais vraiment comment exprimer cela. Quand je chante, c’est comme si j’avais une robe trop décolletée; quelque chose que je ne puis définir se révolte en moi. L’autre raison est plus grave encore. Le chant me produit un effet bizarre, il me grise et m’enlève la libre disposition de mes facultés.
Je m’assis hardiment devant le piano, et j’attaquai avec énergie, peut-être aussi un grain de malice, un grand air allemand. C’était de la musique de l’avenir, ni plus ni moins. Quand on me fait jouer contre mon gré, j’offre du Wagner. J’ai, pour ces occasions, un morceau spécial qui m’a rendu déjà de grands services. Jean l’a subi tant de fois que, dès les premières mesures, il quitta doucement le salon, ce qui faillit me démonter. M. de Rosverd supporta le choc avec un vrai courage. Les éloges qu’il m’adressa en souriant après l’épreuve, dénotaient une connaissance approfondie de la musique et du piano.
Je n’étais pas à ce qu’il me disait, et pourtant sa louange, très-discrète, présentée en excellents termes, me causait un certain plaisir. Où était Jean? Pourquoi se soustraire par la fuite à un si léger ennui? Comment ne restait-il pas? Me laisser seule avec lui! Vraiment on n’est pas plus maladroit. Me forcer, pour ainsi dire, à chanter devant un étranger, surtout un étranger qui. puis déguerpir! J’avais envie de pleurer, cependant je ne sais si je n’eusse pas préféré le griffer un peu.
M. de Rosverd ne fut pas dupe de mon morceau de l’avenir. J’y gagnai qu’il ne me demanda pas un autre échantillon de mon talent instrumental. Il n’en fut que plus autorisé à me prier de chanter. Impossible de refuser; je me résignai, et j’entonnai un psaume de Marcello. A ma grande surprise, il ne manifesta aucun étonnement du volume de ma voix qui, dans ce morceau principalement, me l’a-t-on assez répété, paraît étrange.
Assis dans un fauteuil, à trois pas de moi, presque .en face, les jambes croisées et la tête renversée, soutenue par une de ses mains, il avait l’air de sommeiller. Son compliment fut banal; s’il n’avait insisté pour m’entendre encore, j’aurais cru à une déception complète. Je ne fus pas plus heureuse dans mon second choix: c’était pourtant du Meyerbeer, l’air du Mancenilier de l’Africaine. Il ne quitta pas sa pose, et ne jeta pas les yeux de mon côté. Son attitude avait quelque chose d’irritant par son impassibilité. Moi, j’y allais de tout cœur. Sachant, par les canzoni, que j’avais un auditeur expert et qui avait le droit de se montrer difficile, je m’appliquai et me donnai du mal pour le satisfaire. Il daigna, à ma dernière roulade, frapper légèrement ses mains l’une contre l’autre et murmurer un maigre bravo. J’étais outrée.
Je n’avais pas touché l’invisible ressort qui met l’âme en vibration, je le sentais. Ni émotion ni plaisir sur ce visage froid. Il était, à la surface, souriant et poli; qui sait s’il ne se moquait pas de moi intérieurement, et si je n’étais pas l’objet de sanglants sarcasmes!.
Dans le trouble fiévreux que me causait mon échec, je préludai à une troisième audition qu’il n’avait pas sollicitée; j’aggravai la situation en choisissant les couplets de la Coupe de l’opéra de Galatée. Je me disais, frappant le piano d’une main nerveuse: «Si je ne parviens pas à faire fondre ce bloc de glace, j’y renonce, et je considérerai que tout ce qu’on m’a débité d’aimable jusqu’à présent sur mon talent de cantatrice, n’est rien que flatterie pure.»
Quel démon s’était emparé de moi? Maintenant que j’y songe de sang-froid, que m’importe si M. de Rosverd me trouve ou non chanteuse médiocre? J’ai agi sans réflexion, c’est l’éternelle faute des femmes. Nous nous laissons trop facilement entraîner aux suggestions de l’amour-propre. Cet air, au surplus, était malheureux à tous les points de vue. Il n’est pas dans ma voix. Mais j’ai les deux registres, et j’ai cédé à la vanité de le faire voir. J’en ai été bien punie.
J’avais à peine commencé, que sa tète se redressa comme celle d’un serpent qui glisse dans l’herbe. C’est alors que, suivant l’usage, le chant me grisa. Je lançai ces notes, où déborde une passion inconsciente, avec un feu que je ne me connaissais pas. Il a fallu un accident pour me rendre à la réalité: une des bougies, quittant tout à coup sa bobèche, tomba sur le clavier. Je m’arrêtai, mes yeux s’abaissèrent sur lui auquel je ne pensais plus s: je crus voir étinceler deux charbons ardents. Nos regards se rencontrèrent. Tremblante, éperdue, je me levai poussant un grand cri. En un instant, il fut auprès de moi et ramassa la bougie. Bien à propos, la porte s’ouvrit en même temps et livra passage à Jean. M. de Rosverd m’a pressée de reprendre la strophe interrompue, j’ai refusé.
J’avais touché le ressort. Plus de glace, et quel changement subit! En suis-je plus avancée? Non, je le déclare; je suis épouvantée de mon succès, jamais je ne recommencerai.
Une inquiétude me poursuit: se doute-t-il de la cause de mon cri? La chute de la bougie l’explique, j’ai eu très-peur. Eh bien! eh bien! ce n’est pas pour cela que j’ai crié!.
Jean lui a proposé aussitôt de fumer une dernière pipe pour terminer dignement la journée. Je me suis retirée alors, si vite que mon départ ressemblait à une déroute. Je ne suis pas contente de moi.
17septembre (matin).
Mon idée est-elle bonne? Ce matin j’ai gardé la chambre. Va-t-il conclure de mon absence que, blessée, je l’invite poliment à boucler sa malle? S’il allait se figurer tout autre chose? Par –exemple que ma migraine est un prétexte pour dissimuler les suites de l’impression que j’ai éprouvée hier au soir. Avec un peu de fatuité,– et Dieu sait si ces messieurs sont bien doués sous ce rapport,–je m’expose à toute supposition impertinente. Donc, c’est une faute de n’être pas descendue.
Mais s’il est vrai que je n’ai pas de migraine, il est plus vrai encore que je suis loin d’être dans mon état normal. Une lassitude singulière m’a envahie et me plonge par moments dans un anéantissement presque complet. Je suis brisée; quelquefois je ne sais au juste si je dors ou si je veille; ma tête est lourde et vide. Je suis bien éveillée, puisque j’ai la. force de me confier à toi, livre chéri, reliquaire de ma pensée.
Quelle nuit! Pour rien au monde je n’eusse voulu, comme à l’ordinaire, souffler ma bougie et m’endormir dans l’obscurité. J’avais peur des fantômes, des revenants, de mille choses horribles. Cela m’a-t-il empêchée d’avoir des rêves abominables dont le souvenir me bouleverse encore !
Je me revois, drapée dans une tunique blanche à glands d’or, comme madame Cabel, , la tête ceinte de bandelettes, les cheveux relevés à la grecque. Je tenais en l’air la coupe, qu’une main inconnue remplissait. Je ne la voulais pas garder pleine, j’ai le vin en horreur, et je m’empressais d’en lancer au loin le contenu. Ce breuvage maudit, jeté au hasard, atteignait toujours le même but. Il tombait sur deux prunelles, qui brillaient dans l’obscurité pareilles à des étoiles scintillantes. Et plus la coupe se vidait, plus l’éclat fulgurant s’avivait. Je me suis réveillée dans un état d’angoisse inexprimable; mais je n’ai fait que changer de supplice, car, me rendormant bientôt malgré moi, j’entendais comme les vibrations d’une cloche gigantesque. Sur sa robe sonore, le battant, lourd et agile, frappait la cadence fiévreuse de l’air fatal; «Ah! verse, verse encore, calme le feu qui me dévore!.» A présent, confuse, humiliée, repentante, je n ose reparaître ni devant lui, ni devant mon mari.
Il est venu écouter à ma porte ce matin, ce cher Jean, il voulait avoir de mes nouvelles. Je ne l’ai pas reçu, j’étais enfermée. Mon émotion était encore trop forte et mon agitation trop grande. Du premier coup d’œil, il aurait lu, sur mon visage défiguré, les tristes effets de l’orage intérieur dont j’ai subi les tortures. Il a cru que je dormais, il est parti sur la pointe des pieds. J’entendais le bruit décroissant de ses pas sur le parquet, et je me suis mise à pleurer. Eh quoi! en suis-je donc là? Le remords m’accable, et je plie sous le poids de ma faute. La pente est raide, on m’avait prévenue autrefois. Se peut-il qu’on la descende si vite! Malheureuse que je suis, ai-je déjà roulé au fond!
C’est ainsi que tout s’enchaîne. Pauvre tante, que ne me suis-je rappelé plus tôt tes sages avis! «Evite par-dessus tout les situations fausses, m’as-tu dit souvent. Si tu as jamais le malheur d’être prise par une d’elles, brise-la violemment et ne la respecte pas même une heure, car elles ne se dénouent jamais seules, et le temps les complique.»
Que n’ai-je avoué à mon mari que je connaissais M. de Rosverd! Je serai inévitablement obligée d’en convenir un jour; si j’avais été plus confiante, l’embarras qui me préoccupe n’aurait pas surgi. Je le lui dirai tout à l’heure, quand il reviendra. Mais, dès qu’il m’aura pardonné–il est si bon!–je le gronderai doucement de m’avoir obligée à être aimable pour ce monsieur, et à chanter en sa présence. Si lui, mon mari, n’avait pas insisté, avec l’autorité morale que lui confère son grade, je n’aurais pas été entraînée comme je l’ai été.
Loin de moi la prétention de me disculper complètement. J’ai des torts; j’aurais pu choisir un autre morceau. Mais ces torts ne sont rien comparés à ceux de Jean, dont le plus grand est de n’avoir pas été là!
Je viens de déjeuner; une simple tasse de chocolat, c’était bien suffisant. Néanmoins, j’avais faim, et j’avoue que, malgré mon malaise, ce petit repas m’a toute réconfortée. Pour aider à la digestion, d’ailleurs, j’ai eu l’idée de m’étendre sur la chaise longue, et le sommeil est arrivé, doux et réparateur. Je constate avec joie, en me remettant à écrire, que je ne suis plus la même que ce matin.
La situation est infiniment moins tendue que je ne me l’imaginais. De ma fenêtre, j’ai vu, il y a un instant, M. de Rosverd et mon mari. Ils étaient équipés comme des chasseurs véritables; grosses guêtres, capes, fusils, rien n’y manquait. Ce sont les carniers qui m’ont convaincue que sans doute il s’agissait de chasse, sans quoi j’aurais cru qu’ils allaient s’exercer à la cible, ou tirer des pigeons comme au bois de Boulogne.
Il était calme et même gai. La nuit a été meilleure pour lui que pour moi; je l’en félicite. Jean, au surplus, n’engendrait pas la mélancolie: j’ai entendu son gros rire.
Je suis folle de prendre au sérieux toutes ces chimères; c’est le vide de la vie de campagne qui m’exalte ainsi l’imagination. J’ai chanté devant ce monsieur, et je suis parvenue à le faire sortir de son flegme; la belle affaire! J’ai eu un succès égal à celui d’un tire-bouchon sur une bouteille bien bouchée, voilà tout. Il n’y pense plus déjà; suivons son exemple.
Aussi, toutes réflexions faites, je ne dirai rien à Jean. A quoi bon l’alarmer sans raison? Il ne reste rien des bulles de savon après qu’elles sont crevées, et celle-là l’est complètement.
Je descendrai dès que ces messieurs reviendront de leur expédition; je répondrai à son salut le plus naturellement du monde, et il n’en sera que cela,
M. de Rosverd n’a pas fait demander de mes nouvelles; c’eût été poli cependant. Qui sait? Jean a peut-être oublié la commission!.
17septembre (soir).
J’étais bien bonne d’avoir des craintes. J’ai fait mon apparition à quatre heures. Ils rentraient par le parc, poudreux et en nage, car les journées sont chaudes encore. Je les avais vus de loin, et je suis allée me promener dans la grande allée un livre à la main. Je lisais attentivement, ce qui m’a permis de les apercevoir seulement quand ils ont été tout près de moi, et de pousser un cri de surprise.
C’était de la mise en scène préméditée, j’en conviens. Ne fallait-il pas prévoir le cas où, en reparaissant devant lui, je serais saisie d’une émotion réelle? La fausse devait servir à dissimuler la véritable; d’autant plus que je tenais absolument à ne le revoir que devant mon mari, parce que.
J’ai beau dire, je ne parviendrai pas à me disculper à mes propres yeux. Ce que j’ai fait n’est pas trop bien comme détails; mon excuse est dans la pureté de l’intention. Sans cela, je ne serais pas du tout satisfaite de moi-même, tandis que, au contraire, j’éprouve un indicible soulagement. Est-ce parce que le moment que je redoutais est passé? Je crois que oui.
Il a été convenable de tous points. De la politesse sans empressement déplacé; on aurait juré qu’il devinait mon embarras et cherchait à le neutraliser: une courtoisie de bon ton et un rare bonheur d’expression. Il m’a à peine regardée. Je l’avais mal jugé; je commence à le craindre.
Ils ont rapporté un merle qui m’a paru gros comme un ortolan. Jean prétend que c’est un beau coup de fusil. Il assure l’avoir tiré hors de portée et sans aucune intention mauvaise:–le hasard seul aurait tout fait. Pauvre oiseau, quel crime avais-tu commis, pour qu’un plomb barbare te vînt arracher brusquement aux pures délices de la vie en plein air, sous le ciel bleu et la verte ramée!
Soirée monotone, que l’éternel piquet a remplie. Je brodais derrière eux à la lueur de la lampe. Ils ont eu la charitable inspiration de ne s’occuper de moi ni l’un ni l’autre; j’en ai été bien contente, et je les remercie. Je puis ajouter qu’on a poussé les égards jusqu’à me mettre à la porte. Comme neuf heures sonnaient, Jean a prétendu qu’après mon indisposition de la nuit j’avais besoin de repos, et il m’a conseillé de me retirer. J’ai obéi; je suppose que je les gênais.
18septembre186..
Aujourd’hui dimanche, nous sommes allés à la messe. Ce n’est pas ici comme à Paris, on n’en dit qu’une, grande naturellement, et l’usage ne permet pas aux habitants du château de la manquer sans scandale. Nous devons donner l’exemple: Jean est du conseil de fabrique et président de la société de secours mutuels. Il s’est toujours fait un devoir scrupuleux d’entendre l’office tout entier, du banc d’œuvre, où il siége à côté du juge de paix. J’avais des craintes pour M. de Rosverd. Comment un Parisien sceptique allait-il prendre nos usages campagnards, et de plus champenois? En bonne maîtresse de maison, je l’avais prévenu hier que le dimanche, à Grandpré, le déjeuner est avancé d’une demi-heure. Il m’a presque édifiée, en déclarant avec chaleur qu’il tenait à aller avec nous. Ce n’a pas été trop long. Un seul incident: dans la liste des bienfaiteurs de la paroisse, qu’on lit toujours en chaire au début de la messe, notre bon curé, qui avait Oublié ses lunettes, a sauté un nom; alors il a tout recommencé, ne voulant pas courir le risque d’omettre quelqu’un parmi ceux qui sont recommandés aux prières des fidèles. Evidemment il a très-bien fait; mais j’ai manqué d’être prise d’un fou rire que, par bonheur, j’ai pu surmonter; j’avais de si graves préoccupations.
Quoique je n’aie pas besoin que le spectacle extérieur des pompes du culte occupe mes yeux pour disposer mon âme à la ferveur, j’ai saisi avec joie cette occasion naturelle de me retremper dans les eaux vives de la foi. Je me suis humiliée sous l’œil du Créateur, et dans ma conscience troublée un calme béni a succédé aux agitations dont les derniers ferments brûlaient .encore en moi.
La sainteté du jour aura déterminé entre nous une trêve tacite–puisse-t-elle être définitive!–Aujourd’hui encore je n’ai rien à lui reprocher. Il a été presque toute la journée dehors avec Jean, pour examiner en détail les améliorations apportées dans la culture du domaine. Petite vanité de proprétaire qui m’a ravie, et m’a pour un instant ramenée aux belles journées de mon enfance. Je me suis crue en vacances; comme autrefois, j’étais seule à Grandpré, souveraine absolue de mes actes, libre de faire tout ce que je voudrais. Je me suis endormie en rêvant au meilleur parti à tirer de ces quelques heures de liberté. Elles s’étaient aux trois quarts écoulées, lorsque je me suis réveillée, bien sotte et mécontente de moi.
Alors je suis allée au-devant de Jean; je n’ai pas été trop bien reçue. Deux fois déjà, survenant à l’improviste, j’ai cru remarquer que je dérangeais une conversation aussitôt changée. Je renouvellerai l’expérience, et, le cas échéant, je demanderai des explications.
20septembre (matin),
Décidément il y a quelque chose. Hier au soir, l’occasion s’est offerte de tenter une autre épreuve: elle a eu le même résultat. Ils étaient seuls depuis le dîner, et, les cigares finis, ils avaient commencé leurs, interminables parties de piquet. En les abandonnant à eux-mêmes. je m’étais arrangé une petite tactique. Je me proposais de rentrer doucement. Afin qu’on ne m’entendît pas approcher, j’avais eu le soin de changer mes bottines contre des pantoufles. Plein succès. A mon entrée, Jean, qui me faisait face, causait tout bas avec son ami. Je n’ai rien cherché à entendre de leur conversation, qui s’arrêta net dès que je parus; et soudain ils s’occupèrent du jeu l’un et l’autre avec une attention qui aurait dissipé tous mes doutes, s’il m’en était resté. Quel est ce nouveau mystère?
Si j’ai fait preuve de vanité en supposant que M. de Rosverd avait une arrière-pensée à laquelle je n’étais pas étrangère, c’est innocemment; je le pensais dans toute la sincérité de mon âme. A présent, je suis un peu déroutée; mais encore je ne puis prendre sur moi de chasser toute perplexité à cet égard. Il y a des moments où je suis prête à rougir de mon erreur, d’autres où, malgré moi, je tremble. Cet état ne saurait se prolonger; je tomberais malade. Pourquoi est-il venu? nous étions si heureux et si tranquilles! Je voudrais qu’il s’en allât. Rien ne montre que ce soit à cela qu’il songe. Au contraire, Grandpré a pour lui des charmes singuliers; je n’entends pas parler de départ prochain.
S’il ne nous quitte pas, ce sera moi qui lui céderai la place! J’ai besoin de me familiariser avec cette idée, qui choque ouvertement les usages reçus. En cherchant un peu, je ne manquerais pas de bonnes raisons. Ma mère est souffrante. Elle l’est toujours, pauvre mère! Combien m’a-t-elle écrit de fois d’aller auprès d’elle!... Sous prétexte qu’elle habite à vingt lieues de nous, on me fait remettre ce voyage depuis trois mois bientôt. Il faut en finir cependant; je suis inquiète, moi! Je veux être fille dévouée, afin que mes enfants, quand j’en aurai, m’honorent à leur tour!
C’est décidé; je vais demander à Jean.
21Septembre (matin).
j’ai encore parlé trop tôt; j’avais pourtant bien réfléchi. Jamais je n’ai vu Jean aussi fâché; un instant on pouvait craindre qu’il ne se mît tout à fait en colère. Ce n’a été qu’une grosse bourrasque. Nous sommes néanmoins encore en froid. Comprend-on l’aveuglement. des hommes? Fallait-il donc lui avouer le véritable motif de ma détermination? C’était vraiment impossible. Je le ferai si cela devient nécessaire, mais à la dernière extrémité; ce sont des choses qu’une femme doit conserver pour elle, en n’appelant au secours que lorsqu’elle est impuissante à se protéger. Non, je n’ai pas tort de penser ainsi, quelque chose me le dit. Au surplus, mes soupçons, si ce que je ressens mérite ce nom, ne reposent sur rien, et se dérobent quand je tente de les analyser. Comment les aurais-je articulés si, poussée dans mes derniers retranchements, j’avais été amenée à les laisser entrevoir? Il m’aurait ri au nez. Parmi les griefs que j’ai contre lui, voilà un des plus gros s: il me traite trop comme une enfant sans conséquence.
Mon idée de départ a été très-mal prise, et a déterminé une explosion immédiate. Jean a répliqué avec vivacité que le moment était bien choisi pour m’éloigner de Grandpré, alors que nous y avons un invité. Vainement j’ai répondu que M. de Rosverd, n’étant pas venu pour moi, ne serait pas privé par mon absence; qu’il était facile de lui expliquer que cette visite à ma mère, projetée bien avant son arrivée, ne pouvait plus se remettre.
A ce propos, Jean s’est emporté. Il s’est écrié qu’il aimait beaucoup Michel, qui est un garçon charmant, instruit, d’un commerce sûr; qu’il voulait se lier avec lui plus intimement et le voir plus souvent à Paris. Mais j’avais cet ami en grippe sans savoir pourquoi, et je le poursuivais de toutes les façons, jusqu’à vouloir lui faire une impolitesse gratuite. Que signifiaient ces simagrées–il a dit simagrées– par lesquelles je m’ingéniais à témoigner au malheureux Michel mon peu de sympathie? Lui jouer du Wagner, lui tourner le dos brusquement, se dire souffrante toute une matinée, et mille autres coups d’épingles. Etait-ce digne de moi? Et tout cela pourquoi? Parce que ce pauvre garçon me déplaisait.
Ainsi Jean n’en avait pas manqué une seule. Sous son air bonasse, se dissimule une véritable pénétration. Que ne l’a-t-il appliquée à se rendre compte des causes de ce qu’il nomme mes coups d’épingle, c’eût été plus sage et plus prudent! Hélas! rouge et la tête baissée, j’étais comme un écolier en faute, moi, qui aurais dû me redresser et, sans daigner me disculper, éclairer d’une implacable lueur toute la situation. J’ai reculé; mon silence et mon trouble apparent n’ont servi qu’à donner à mon mari une ardeur nouvelle pour continuer son sermon. Au lieu de marquer à l’intéressant Michel un éloignement que rien ne justifie, il fallait au contraire lui faire des avances. C’est une organisation timide,–(un Parisien!) qui, comme toutes les âmes d’élite, ne se livre pas aisément, dont on a besoin de forcer l’expansion par des prévenances délicates. J’avais pris le contre-pied dès le début, et, pour comble, je projetais de m’en aller? C’était du vertige, de la folie, quelque chose d’inouï!
Plus que jamais mon secret voltigeait sur mes lèvres, prêt à s’échapper et n’attendant pour cela qu’une occasion qui ne se présenta pas.–Encore que je fusse décidée à dessiller les yeux de mon mari, il en est de cela comme des armes à feu, on s’expose à y toucher sans précaution, un geste, moins que cela, un petit regard et, entraînée, je cédais.–Non, ma rougeur, très-naturelle, fut mal interprétée et attribuée à la confusion développée par le remords dans une âme coupable. Lorsque les gens d’esprit se trompent, ils ne le font pas à demi; mon mari continua à s’enfoncer dans le terrain mouvant sur lequel il marchait. Il me gronda de sa grosse voix, ne se doutant pas que c’était moi, et non Michel, qui avais besoin d’avances. Il saisit ce prétexte, heureux d’en rencontrer un si beau, pour ramasser je ne sais où des reproches en réserve depuis longtemps. J’étais légère, étourdie, enfant gâtée, que sais-je encore? Je n’ai pas tout écouté, car j’étais révoltée à la fin. Oh! j’aurais répondu avec énergie; je m’enhardissais, et au milieu des attaques injustes dont j’étais l’objet, le sentiment de mon innocence me donnait du courage. Mais le diable protège bien ses amis. J’ouvrais la bouche, soudain la voix de M. de Rosverd retentit sous nos fenêtres. Il appelait Jean, qui se précipita sans hésiter de son côté. Et moi, stupéfaite, je le regardai partir sans avoir la présence d’esprit de l’arrêter.
Découragée, je m’abîmai dans un anéantissement douloureux. Ce ne fut pas long: femme d’énergie et de premier mouvement, je hais les désespoirs stériles. Je me répétai que puisque, par un incroyable phénomène d’aberration, l’appui sur lequel je devais me croire autorisée à compter me faisait défaut, je n’avais à chercher qu’en moi seule les armes dont j’avais besoin. L’arsenal des femmes n’est pas compliqué, il n’y a ni canons, ni chassepots, mais encore il a sa valeur, et, dans le silence du cabinet, j’élaborai un plan de défense destiné à déconcerter l’attaque.
Il est très-adroit, l’ami de mon mari; sans avoir l’air d’y toucher, il a accaparé toute sa confiance à ce point que mon influence légitime est déjà éclipsée. Il a eu le talent de me brouiller avec Jean; c’est plus que suffisant pour pénétrer la noirceur de ses desseins. Je no suis qu’une faible femme, qu’il croit plier comme un roseau, je lui tiendrai tête et nous verrons.
Mon plan est très-simple: Je me soumets absolument à la volonté de mon mari. Je lui ai juré obéissance devant un gros monsieur à lunettes, rasé comme un potiron et le ventre serré dans une ceinture tricolore à glands d’argent; ce serment-là est assez important pour que je lui sacrifie mon initiative. Je le tiendrai donc. Je serai très-aimable avec Michel, j’aurais pour lui des attentions et de délicates prévenances. Si cette sensitive replie ses feuilles à mon approche, ce ne sera pas ma faute.
Je ferai plus; j’irai, victime résignée, tendre mon cou au sacrifice. Ce froid dédain, cette indifférence calculée avec lesquels il espère endormir ma méfiance et dont je ne suis pas dupe, je les ferai tomber par une candeur sans précédent, et lorsqu’il aura donné dans le piége, comme un pataud qu’il est, lorsque je lui aurai ainsi arraché à grand effort, une preuve irrécusable de sa félonie, j’appellerai Jean et je confondrai l’imposture. En vérité, je suis trop bonne. Il y a des entêtements et des perversités qui ne méritent ni indulgence ni miséricorde!
21septembre (soir).
J’ai ouvert les hostilités ce matin, sans vaine forfanterie, et sans bravade, mais avec une résolution que rien ne fera fléchir. Après le déjeûner, je lui ai offert à brûle-pourpoint une partie de piquet. Je présume que je contrariais les projets de Jean, qui m’a lancé un coup d’œil énergique. Je ne m’y suis point arrêtée. De quoi .se mêle-t-il il? Je me rends à ses justes observations au sujet de Michel, et, après tout, nous sommes brouillés.
M. de Rosverd, après une nuance d’étonnement, a paru ravi et s’est empressé d’accepter. Jean nous a d’abord regardés, s’attendant à ce que ma fantaisie ne durerait point. Puis, le jeu se prolongeant, il est parti sa pipe à la main. J’ai proposé à mon adversaire de remettre le piquet après le cigare, il a galamment refusé, selon mes prévisions. Oh! cette partie! quand je descends en moi-même, j’en rougis. Si je n’agissais pas dans un but trois fois respectable et qui aura pour résultat infaillible la confusion du coupable, je serais assaillie de remords et je ne me pardonnerais pas.
Afin d’égaliser les chances, j’ai arboré aussi un lorgnon. Mes manches me gênaient, elles sont trop larges, je les ai relevées jusqu’au-dessus de la naissance du bras. A chaque mouvement, j’agitais les médaillons de mon bracelet, je me cambrais, ou bien je me penchais en avant pour mieux reconnaître les cartes. J’ai la vue basse, cela excusait tout. Et puis, de cette façon, il a pu constater, s’il n’est pas aussi myope que moi, que les cheveux que je porte n’empruntent rien à d’odieux artifices. Je poussais des éclats de rire à propos de rien, tantôt le regardant fixement, tantôt baissant les yeux. –Qu’on est intrépide quand on s’appuie sur sa conscience! Hier encore, je me serais jugée incapable de telles machinations. On a bien raison de le dire, ce sont les circonstances qui nous révèlent à nous-mêmes, nous ne savons pas ce dont nous sommes capables.
Sa timidité se fondait visiblement, et il prenait plaisir à cette fameuse partie. Je l’ai prolongée tant que j’ai pu, n’étant pas fâchée de jouer en passant un petit tour à mon mari.– Puisqu’il avait l’air contrarié, c’est de bonne guerre. Cela a duré si longtemps que Jean a fini par s’impatienter; il est rentré après avoir fumé trois pipes. Aussitôt plus de lorgnon, j’ai baissé mes manches et je n’ai plus souri que du bout des lèvres. Michel m’a regardée, quelque peu intrigué. Pour l’achever, j’ai proposé gravement à mon mari de prendre ma place, ce qu’il n’a pas osé refuser, et je m’en suis allée leur faisant à tous les deux ma plus belle révérence.
Ne dois-je pas craindre qu’il ne flaire l’ironie sous un changement si brusque? Je l’ai pensé un instant, puis je me suis rassurée au souvenir de ce proverbe impertinent, que Jean citait constamment autrefois, et qu’il prétend émaner d’un philosophe célèbre: Une femme est comme notre ombre: «Poursuivez-la, elle vous fuit; fuyez-la, elle vous poursuit.» Si ce sont là les belles leçons dont on nourrit les hommes, leur fatuité n’a rien de surprenant. Je suppose qu’en dépit de sa timidité, M. de Rosverd connaît cette maxime admirable. Or, je ne fais pas autre chose que la mettre en pratique à son égard. Tant qu’il a voulu s’attaquer à moi, je l’ai repoussé; aujourd’hui qu’il affecte de se tenir pour battu, je me ravise. Tout est donc pour le mieux. Malheureuses que nous sommes, la calomnie s’acharne-t-elle assez après nous?
22septembre (soir).
Ce pauvre Jean est décidément désorienté; il ne s’attendait pas à ce que je suivrais à la lettre ses instructions. Il me fait des mines qui me causeraient une joie sans limites, s’il ne s’agissait de choses aussi sérieuses. Nous sommes toujours en froid. Je me dédommage en accaparant bel et bien son ami.
Ce soir, j’ai pris le bras de M. de Rosverd et nous sommes allés nous promener dans le parc, aux dernières lueurs du jour. S’il faut tout dire, je n’étais pas trop fière, lorsqu’arrivés à cinquante pas de la maison, j’ai vu que mon mari ne nous accompagnait pas. J’étais très-gaie, et lui assez peu expansif. On dirait que, comme Jean le prétend, il est un peu timide. Je ne suis parvenue à lui arracher quelques paroles qu’en le mettant sur le chapitre de ses voyages. Cependant ma peur augmentait, car le crépuscule s’épaississait. Je me retournai pour rentrer. Nous marchions doucement dans les allées que l’obscurité envahissait peu à peu; parfois, j’étais saisie de frissons, c’était quand je me figurais que les massifs devant lesquels nous passions recelaient des fantômes ou des brigands. Je ne pouvais m’empêcher de tressaillir dans ces moments-là, et mon bras tremblait sur le sien. Lui, impassible, n’avait pas le temps de s’apercevoir de mes frémissements et encore moins de me rassurer. Il me racontait qu’à Venise, surtout dans les belles soirées du printemps, les moustiques sont d’une impudence dont on n’a pas l’idée. Bon voyageur, il avait contre eux si peu de préventions, qu’il ignorait même pourquoi son lit d’hôtel était entouré de quatre rideaux de gaze. Sans lui tenir aucun compte de sa généreuse abnégation, ils l’ont torturé pendant les deux premières nuits, avec une férocité rare et un acharnement dont il leur garde encore rancune.
Est-ce là tout ce qu’il a vu dans cette Venise, célébrée par tous les poëtes comme la ville des mystères tendres ou sombres, où la vie n’est qu’un rêve enchanté! Est-ce là l’épisode le plus intéressant qu’il ait trouvé digne de m’être rapporté, à moi qui lui ai chanté la Coupe! La nuit s’annonçait si belle! maintenant que je n’ai plus peur, je me le rappelle et suis toute remuée. Tandis que nous nous avancions lentement au milieu de l’ombre naissante, les étoiles se levaient une à une dans le ciel. Point de bruit, partout un silence calme et doux, la soirée était tiède. la brise d’automne bruissait craintive dans les grandes branches. J’oubliais, il a vu bien autre chose, il a vu les fabriques de perles de Murano, et a suivi toutes les phases de l’opération. Au début, la perle n’est rien qu’un morceau de verre pâteux moins gros qu’une mirabelle. On le creuse avec une tige de fer, et on l’étire tant qu’on veut: cinq, dix, vingt mètres, il y en a toujours, Et chose miraculeuse–Venise est bien la ville des merveilles!–on a beau tirer, le fil ainsi obtenu est percé de bout en bout. Ce trou pratiqué dans une boule, paf! sans s’en douter, on le métamorphose en un canal de plusieurs mètres. Etrange et saisissant! Il ne s’est arrêté qu’après avoir assisté au découpage des perles par un petit instrument aux mâchoires d’acier. On les rassemble alors dans un sac plein de son, on les roule et elles sortent brillantes, polies, prêtes à orner la bourse d’une cuisinière. C’est un observateur de premier ordre, se moquerait-il de moi! Il juge ma volte trop rapide, et, pour ne pas se livrer, élude de parti pris les avances auxquelles je me suis résignée. Moins que jamais je suis sa dupe; je saurai avoir de la patience.
Jean nous attendait sur la terrasse en admirant, étendu dans un fauteuil de jardin, la splendide sérénité de la soirée. Nous étant approchés, nous avons reconnu qu’il dormait.
J’étais nerveuse et je me suis mise au piano, comme ils entamaient le piquet traditionnel, le morceau de Wagner m’est venu sous les doigts. –Oh! non, pas cela, a dit mon mari d’une voix .suppliante.–J’ai bousculé mes partitions et, par bonheur, découvert celle d’Haydée. Pendant une demi-heure, j’ai passé en revue les motifs de cet opéra, m’arrêtant avec complaisance sur quelques-uns, «A h! que Venise est belle!» entre autres. A-t-il compris que je lui rendais la monnaie de ses perles, et qu’à mon tour je me moquais de lui?
23septembre (quatre heures).
il y a quelque chose, je me le répète avec une conviction de plus en plus forte. Nous sommes toujours brouillés, mon mari et moi. Je ne sais au juste qui a tort, mais je proteste de mon innocence. Nous nous parlons à peine, et, depuis deux jours, il a cessé de venir me souhaiter le bonsoir dans ma chambre. Ce changement d’habitudes est cause que je ne l’ai pas prévenu de mon projet d’aller ce matin voir la mère Grillon, qui a éprouvé une rechute. Je suis partie, sans rien dire, après le déjeûner. Heureusement on avait exagéré, la mère Grillou n’est pas plus mal; seulement elle approche de son siècle; elle a voulu fêter la noce de sa petite-fille en mangeant des crêpes assaisonnées de vin blanc. Tout s’est borné à une digestion pénible. En m’apercevant, elle a déploré la décadence où elle est tombée. Il y a vingt ans, douze crêpes ne lui faisaient pas peur; à présent, huit l’incommodent,
Donc, je suis rentrée, au bout d’un quart d’heure. La porte était ouverte, et j’ai pu, sans qu’on m’entendît, m’avancer jusqu’à l’entrée du corridor. Debout au beau milieu, M. de Rosverd était seul en contemplation, en arrêt devrais-je dire, devant le plateau sur lequel on dépose habituellement la correspondance, lorsque le facteur vient et que nous sommes sortis. Je me suis précipitée, pour voir s’il n’y avait rien à mon adresse. Une seule lettre de Joséfa; c’était-elle, par conséquent, qu’il regardait. Il s’est troublé, a rougi, souri et finalement m’a saluée en murmurant je ne sais quoi. Je me suis sauvée avec mon butin. Que faisait-il ainsi devant ce plateau?
Comme je suis curieuse, j’ai décacheté bien vite Joséfa. Des phrases; je ne me savais pas aussi liée avec elle. D’ordinaire elle écrit peu; ce n’est pas étonnant, elle passe tout son temps à bavarder; lorsqu’elle n’a personne, elle cause avec son perroquet; c’est à cause de cela qu’il va lui manquer beaucoup, quel vide dans son existence!
J’étais trop intriguée pour lire posément. J’ai compris des yeux que sa lettre ne contenait– rien de bien intéressant, je l’ai mise dans ma poche, pour la reprendre à moments perdus, et j’ai réfléchi sur la singulière découverte que je viens de faire. Mon opinion est qu’il examinait si l’enveloppe était assez bien fermée pour qu’on n’y pût-rien glisser, par exemple un petit billet. Il cherchait les moyens d’arriver à ses fins, et ma brusque arrivée l’a dérangé, un homme ne se déconcerte et surtout ne rougit pas pour rien. Est-ce que j’approcherais du but? Cette pensée ranime mes forces; je suis sur le point de réussir, je le vois, je le sens. Pourvu que le ciel m’accorde l’énergie nécessaire pour ne pas me trahir par une joie prématurée!
23septembre (très-tard).
Comment consigner ici la fin de l’aventure? Dans dix ans, quand mon regard s’arrêtera sur ces pages, je ne les relirai pas sans émotion, j’en suis convaincue. Au moment où j’écris, il est plus de minuit et, malgré moi, je suis encore sous le coup d’une agitation qui fait trembler ma plume. Je veux cependant terminer ce que j’ai à dire. Fais ce que dois, ’ advienne que pourra! Hélas! ce que je devais, l’ai-je fait? non, j’ai mal agi. Folle, inconsidérée, coquette, j’ai mérité les plus sévères remontrances, je le reconnais. Demain, ô mon mari chéri, je t’avouerai tout. Tu auras pitié, je l’espère, de mon repentir et de mes larmes. Si c’était à recommencer! regrets inutiles, vains propos; j’ai commis une grande faute, je la réparerai. Du moins, je ne le reverrai plus, je doute qu’il ait l’audace de se représenter devant moi. Demain, quand je descendrai, il se sera fait conduire à la station pour prendre le premier train. Voici ce qui s’est passé.
Ce soir, comme hier, je lui ai demandé son bras. Comme hier aussi, nous avons fait une promenade dans le parc et Jean n’était pas avec nous. Plus aguerrie cette fois, je n’avais peur de rien; il paraissait aussi moins timide. Néanmoins, quelque embarras perçait en lui, ce qui augmenta ma témérité. Parvenus dans une allée couverte vers le milieu de laquelle il y a un banc, je m’écriai tout à coup que j’étais fatiguée, que je voulais me reposer, et je m’installai sur le banc en éclatant de rire. Il fut tout décontenancé; puis, se remettant immédiatement, il sourit et s’assit auprès de moi.
Mon cœur battait, je n’essayerai pas de le nier, car l’instant était grave. Je pressentais que le résultat de mes folies de ces jours-ci allait se produire. Chose bizarre, du même coup j’éprouvais un vif sentiment de répulsion et de remords pour tout ce que j’avais fait en vue de provoquer ce résultat. Ma conduite, je la trouvais abominable; le néant de ce que j’avais entrepris m’apparut, et surtout je fus envahie par une crainte vague, irréfléchie mais terrible, qui me glaçait. Je riais pour ne pas perdre contenance; que n’aurais-je pas donné pour être auprès de Jean sur la terrasse. Il était trop tard.
Mon mari avait eu cent fois raison de me gronder. Dès le premier jour, j’avais été fort mal pour M. de Rosverd; c’était bien pis encore, depuis que j’avais prétendu protester contre les reproches que je m’étais attirés. Qu’allait-il sortir de tout cela?
Lui, s’était approché de moi, et, hésitant encore:–Madame, me dit-il d’une voix basse, mal assurée et cependant résolue, permettez-moi de saisir l’occasion qui se présente de vous faire un aveu. Depuis ce matin surtout.
Je suis sûre que j’étais blanche comme une statue de cire; le sang affluait violemment à mon cœur; mes tempes battaient. Le danger était pressant; le feu que j’avais attisé éclatait, fougueux, indomptable, et moi, décontenancée, je ne savais que faire. Je ne voyais que l’étendue de mon imprudence, l’insanité de mes rêves de vengeance et l’effrayante menace de la situation. Alors, une inspiration me vint, à laquelle je me cramponnai avec désespoir. Les sentiments qui s’agitaient en moi étaient si rapides, que sa phrase n’alla pas plus loin que ce que j’ai transcrit.
Je me tournai vers lui, et, sans mot dire, le touchant du doigt, j’étendis la main devant nous avec une expression de profonde terreur. Il ne comprenait pas; je répétai de nouveau mon. geste silencieux. Je lui désignais une ombre qui, surgissant derrière nous, se détachait en avant sur le sable de l’allée.
–Mon mari! dis-je d’une voix tremblante.
–Non, madame, vous vous trompez, répondit-il, soulagé. Jean est loin d’ici; il ne se serait pas avancé jusque-là sans que nous l’eussions entendu. C’est tout simplement la tête d’un massif.
–J’ai peur! m’écriai-je, et je me reculai effarée.
–Il est très-facile de vous démontrer votre erreur, reprit-il un peu impatienté. Voulez-vous que j’aille voir ce qu’est cette ombre?
–Oui, oui, allez!
Aussitôt il se leva, quelques secondes après j’entendis sa voix.
–Je vous le disais bien, criait-il, c’est un arbre!
Je n’en écoutai pas davantage.–Je m’étais levée doucement en même temps que lui, et, courant de toutes mes forces, je m’étais enfuie vers la maison, me souciant peu de ce qui adviendrait quand, de retour à ce maudit banc, il m’y chercherait vainement pour me confier la suite de ses aveux.
Je l’ai rendu ridicule, il n’osera plus reparaître devant moi, c’est donc un ennemi vaincu dont je n’ai plus à m’occuper. Il ne sera pas embarrassé, j’imagine, pour s’assurer d’un bon prétexte et décamper sans tambour ni trompette. Mais moi, que vais-je devenir? de quel front oserais-je regarder mon mari en face?
Ma décision est arrêtée, pas de compromis ni de demi-mesure: je boirai, s’il le faut, le calice jusqu’à la lie, l’humiliation sera complète. Après son départ, je me jetterai aux genoux de Jean; je veux qu’il me pardonne, je n’aurai pas de repos sans cela!
Cher Jean, nous sommes en froid depuis quatre jours, et j’y songeais à peine. Maintenant, ce désaccord, le premier qui nous ait séparés, me pèse comme un remords, car il ne tenait qu’à moi de l’étouffer dès sa naissance, et je ne l’ai pas fait.
Je ne suis point assez endurcie dans le crime pour méconnaître le doigt de la Providence et l’intervention de mon bon ange. Qu’y avait-il entre nous? quelque chose d’insaisissable, comme la buée légère que l’haleine dépose sur la surface polie d’un miroir; moins que cela, une ombre impalpable. Et qui m’a sauvée au moment suprême, quand, me repentant trop tard de mon étourderie, je me croyais perdue sans ressources, une ombre aussi!.
24septembre186…
Je suis consternée! J’avais deviné juste, il est parti dès l’aube par le premier train, et je ne l’ai pas revu, étant remontée hier au soir tout droit à mon appartement.
Jean m’a dit ce matin:–Michel est désolé; je voulais le retenir, mais je n’ai pas osé insister, tant sa détermination est naturelle.
Et comme émue, pâle, j’attendais l’instant propice pour faire amende honorable:
–Ah ça, reprit-il, cela ne va donc pas? Je croyais que tu avais reçu la lettre.
–La lettre?
–Celle d’hier n’était-elle pas de madame de Lonjars?
–Joséfa! si; j’ai eu de ses nouvelles, en effet.
–Et il n’y avait pas un mot pour ce pauvre Michel?
Joséfa! M. de Rosverd! A ce rapprochement, perçaient déjà, malgré ma stupéfaction, mais confuses encore, les premières lueurs d’une aurore révélatrice, car madame de Lonjars est veuve.
Ils étaient sur le point de se marier, ce que tout le monde ignore encore, lorsqu’un caprice de Joséfa a tout remis en question. Elle s’est avisée que Michel ne l’aimait pas assez; elle était jalouse, fantasque. Bref, elle a ajourné sa réponse et exilé son amoureux, jusqu’à ce qu’elle le rappelât. Romanesque, elle ne fait rien comme les vulgaires mortels. Le signal du rappel devait être l’annonce d’un voyage à Bade, convenu entre eux avant la brouille, et qu’elle ferait parvenir par mon intermédiaire. Elle savait M. de Rosverd à Grandpré; ici, d’ailleurs, où il passait le temps de son exil, il était entre Paris et Bade et à portée d’entendre parler de sa belle, qui est liée avec moi.
Il attendait avec impatience que je fusse autorisée à lui communiquer son ordre de délivrance. S’il ne m’avait pas mise au fait, ce n’est point par crainte d’indiscrétion de ma part (hum!), sa doctrine est que tant qu’un mariage n’est pas formellement convenu, le secret le plus étroit est de rigueur; celui-là étant très-menacé, il y avait double motif pour ne pas l’ébruiter. Enfin, hier au soir, n’y tenant plus et ayant vu la lettre de Joséfa (c’était cela qu’il examinait dans le corridor), il s’était décidé à des aveux, pour me demander en grâce de ne pas prolonger plus longtemps l’incertitude où il était.
Je ne sais ce que j’ai pu répondre, j’étais ahurie et pétrifiée par ce changement à vue inattendu. Si j’avais reçu un coup violent sur la tète, il n’en eût pas été autrement. Ainsi, tout ce que je m’étais figuré depuis dix jours, ombres aussi, vaines chimères, fantômes, imaginations ridicules! que dire et de quoi m’accuser?
M. de Rosverd, l’ami de mon mari, épouse mon amie; il vient attendre chez moi un signal que je dois lui transmettre, et on se cache de. moi! on me fait des mystères! Je ne suis plus qu’un télégraphe, agitant dans l’air ses grands bras sans savoir ce qu’il dit! c’est trop fort aussi! Avais-je tort d’accuser Jean de me considérer comme une petite fille? c’est sa faute!
–Au fait, cette lettre, je ne l’avais pas achevée. Je me le rappelai immédiatement, et je courus, la chercher. Il n’y avait rien, cependant les quatre pages étaient pleines. J’ai dû aller jusqu’au post-seriptum, où se trouvait ceci: «Je pars après demain pour Bade; tu peux le dire.»
Dans ces pénibles conjonctures, je pris un parti héroïque. Je n’ai rien avoué à mon mari, absolument rien, il n’en était pas digne. Et puis, ce n’est plus à lui que j’ai à confier le récit de mes erreurs, c’est à l’abbé Prastex. Mais je me suis arrangée de façon à savoir de quel côté s’était dirigé M. de Rosverd en quittant Grandpré, j’ai mis la lettre de Joséfa sous enveloppe et je la lui ai adressée.–Ai-je bien fait, tante Glossinde?