Читать книгу Toutes les Chroniques de Guy de Maupassant (de 1876 à 1891 + les chroniques posthumes) - Guy de Maupassant - Страница 6
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«Hors le style, point de livre», telle pourrait être sa devise. Il pense, en effet, que la première préoccupation d’un artiste doit être de faire beau; car, la beauté étant une vérité par elle-même, ce qui est beau est toujours vrai tandis que ce qui est vrai peut n’être pas toujours beau. Et par beau je n’entends point le beau moral, les nobles sentiments, mais le beau plastique, le seul que connaissent les artistes. Une chose très laide et répugnante peut, grâce à son interprète, revêtir une beauté indépendante d’elle-même, tandis que la pensée la plus vraie et la plus belle disparaît fatalement dans les laideurs d’une phrase mal faite. Il faut ajouter qu’une partie du public hait jusqu’au mot «forme», comme on hait toujours ce qu’on est incapable de comprendre.
Donc M. Flaubert est avant tout un artiste; c’est-à-dire: un auteur impersonnel. Je défierais qui que ce fût, après avoir lu tous ses ouvrages, de deviner ce qu’il est dans la vie privée, ce qu’il pense et ce qu’il dit dans ses conversations de chaque jour. On sait ce que devait penser Dickens, ce que devait penser Balzac. Ils apparaissent à tout moment dans leurs livres; mais vous figurez-vous ce qu’était La Bruyère, ce que pouvait dire le grand Cervantes? Flaubert n’a jamais écrit les mots je, moi. Il ne vient jamais causer avec le public au milieu d’un livre, ou le saluer à la fin, comme un acteur sur la scène, et il ne fait point de préfaces. Il est le montreur de marionnettes humaines qui doivent parler par sa bouche, tandis qu’il ne s’accorde point le droit de penser par la leur; et il ne faut pas qu’on aperçoive Les ficelles ou qu’on reconnaisse la voix.
Fils d’Apulée, fils de Rabelais, fils de La Bruyère, fils de Cervantes, frère de Gautier, il a bien moins de parenté avec Balzac, quoi qu’on en ait dit, et encore moins avec le philosophe Stendhal.
Flaubert est l’écrivain de l’art difficile, simple et compliqué en même temps: compliqué par la composition savante, travaillée, qui donne à ses oeuvres un caractère frappant d’immutabilité; simple dans l’apparence, tellement simple et naturel qu’un bourgeois, avec l’idée qu’il se fait du style, ne pourra jamais s’écrier en le lisant: «Voilà, ma foi, des phrases bien tournées.»
Il devine juste comme Balzac, il voit juste comme Stendhal et comme bien d’autres; mais il rend plus juste qu’eux, mieux et plus simplement; malgré les prétentions de Stendhal à une simplicité qui n’est en somme que de la sécheresse, et malgré les efforts de Balzac pour bien écrire, efforts qui aboutissent trop souvent à ce débordement d’images fausses, de périphrases inutiles, de relatifs, de «qui», de «que», à cet empêtrement d’un homme qui, ayant cent fois plus de matériaux qu’il n’en faut pour construire une maison, emploie tout parce qu’il ne sait pas choisir, et crée néanmoins une oeuvre immense, mais moins belle et moins durable que s’il avait été plus architecte et moins maçon; plus artiste et moins personnel.
L’immense différence qu’il y a entre eux est là en effet tout entière: c’est que Flaubert est un grand artiste et que la plupart des autres n’en sont point. Il est impassible au-dessus des passions qu’il agite. Au lieu de rester au milieu des foules, il s’isole dans une tour pour considérer ce qui se passe sur la terre, et, n’ayant plus la vue bornée par les têtes des hommes, il saisit mieux les ensembles, il a des proportions plus définies, un plan plus ferme, des horizons plus développés.
Lui aussi il construit sa maison, mais il sait les matériaux qu’il doit employer, et il rejette les autres sans hésitations. Aussi son oeuvre est-elle absolue, et on n’en pourrait enlever une parcelle sans détruire l’harmonie totale; tandis qu’on peut couper dans Balzac, couper dans Stendhal, couper dans tant d’autres, et bien fin qui s’en apercevrait.