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POIGNET-D'ACIER.—NICK WHIFFLES.—OLI-TAHARA.

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—Les Nez-Percés ont assailli le brick! répéta l'aventurier en tressaillant d'étonnement.

—Oui, capitaine; je viens de les voir, ils étaient en train de monter à l'abordage.

—Mais comment, comment cela?

—Ma foi, je l'ignore; tout ce que je puis vous dire, c'est qu'en arrivant au-dessus du gros cap, j'ai entendu des cris, et puis j'ai aperçu ces vermines qui tuaient nos gens.

—Qui les tuaient, tandis que le brick a du canon à son bord!

—Vous savez bien que, d'après votre ordre, on avait enivré les matelots.

—Mais le capitaine, le second, et, Louis-le-Bon, et nos trappeurs?

—Ah! eux, c'est différent; ils se battent comme de beaux diables sur le tillac. Ça ne leur servira guère, à moins d'un prompt secours, car…

—Combien, dites-vous, sont ces sauvages?

—Plus de deux cents, capitaine, ô Dieu oui!

—Deux cents! Mais par quel moyen ont-ils pu surprendre le bâtiment?

—Oh! fit Nick, ça n'a pas dû être difficile. Ils seront arrivés durant la nuit, se seront cachés dans les îles voisines, et, au jour, ils auront tout d'un coup cerné le vaisseau. Peut-être bien aussi qu'ils ont des complices parmi les hommes de l'équipage.

—Non, tous les hommes me sont dévoués, dit Poignet-d'Acier. Il faut aller à leur aide: les armes pendues à cette muraille sont chargées. Prenez-en autant que vous en pourrez porter, et suivez-moi.

Après cet ordre donné d'un ton ferme et qui déjà ne trahissait plus aucune indécision, le capitaine passa à sa ceinture plusieurs pistolets dont il renouvela les amorces, saisit un fusil à deux coups, et sortit avec Nick Whiffles de la chambre souterraine.

Un quart d'heure ne s'était, pas écoulé lorsqu'ils atteignirent la petite esplanade dont nous avons parlé dans le chapitre précédent. Depuis la retraite du trappeur le tableau avait singulièrement changé d'aspect. A présent les canots étaient vides et amarrés, les uns aux flancs du brick, les autres à la poupe des premiers. Ainsi attachés, ils couvraient littéralement le fleuve aussi loin que le rayon visuel pouvait s'étendre, car pendant l'absence de Nick, une nouvelle escadrille d'embarcations était venue renforcer celle qu'il avait d'abord distinguée. Tous ces bateaux, peints de couleurs tranchantes et décorés à leur poupe d'un hibou les ailes déployées, avaient une apparence fantastique et redoutable, qu'assombrissaient encore les légions de sauvages dont le navire était encombré. On eût dit, à les voir se démener, gesticuler, vociférer, une bande de démons vomis par l'enfer. Non-seulement ils envahissaient, le pont d'une extrémité à l'autre, mais ils chargeaient les agrès du vaisseau au point que les mâts en pliaient. Autour des écoutilles, la presse était plus compacte. Ils se foulaient, se bousculaient et se battaient souvent mortellement pour pénétrer dans l'entrepont, d'où ils ne ressortaient plus, une fois entrés. Aux trous réservés aux cabillots le long du bastingage, ils avaient attaché les malheureux marins qui, revenus de leur ébriété, contemplaient avec effroi ce hideux spectacle. Leur sort ne pouvait être douteux; ils seraient emmenés par les Peaux-Rouges, scalpés, puis brûlés à petit feu, après avoir essuyé d'horribles cruautés. Les cadavres du capitaine et de quelques autres blancs, qu'on apercevait dépouillés de leurs chevelures, sur la dunette, et contre lesquels les vainqueurs exerçaient encore leur barbarie disaient assez qu'il ne serait pas fait de quartier aux prisonniers.

Tapi avec Nick derrière un rocher, Poignet-d'Acier considérait attentivement cette scène affreuse. Ils étaient tout au plus à une demi-portée de fusil du brick. Mais, quoiqu'ils pussent saisir parfaitement tous les détails du drame, ils échappaient entièrement à la vigilance inquiète des Indiens qui, de temps en temps levaient les yeux du côté du cap, comme s'ils appréhendaient la venue d'un ennemi.

—Les vermines! dit Nick Whiffles, je gagerais que c'est par hasard qu'ils ont découvert le navire. Ils étaient sans doute partis pour une expédition contre les Seummaques ou les Clallomes, ô Dieu oui!

—Vous n'y êtes pas, dit Poignet-d'Acier, ils sont en guerre avec les Chinouks. Je l'ai appris par Oli-Tahara. Je savais même que les deux tribus devaient se rencontrer dans ces parages; mais je ne pensais pas que les Nez-Percés pussent arriver avant demain, sans quoi j'aurais levé l'ancre hier.

—Mais, capitaine, allez-vous les laisser égorger ainsi tout votre monde, piller le vaisseau, et peut-être bien l'incendier?

—Non, répliqua résolument le chasseur.

—Alors, repartit Nick, je m'en vas commencer par faire parler la poudre, oui bien, je le jure, votre serviteur!

—Gardez-vous-en bien! fit vivement Poignet-d'Acier, en abaissant la carabine que le trappeur allongeait par-dessus la roche pour tirer.

—Pourtant…, insista-t-il surpris.

—Pas encore, pas encore! Les coquins sont descendus dans l'entrepont, ou probablement ils se gorgent de viandes et de liqueurs, suivant leur habitude. Tout à l'heure ils seront ivres. Alors, nous aviserons, vous comprenez?

—Oh! tout à fait, capitaine; vous parlez comme un livre. C'est comme mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale; il disait…

—Chut! dit Poignet-d'Acier, se couchant à terre et collant son oreille contre le roc; chut! il me semble entendre un piétinement dans la ravine.

—Un piétinement dans la ravine! est-ce que ce serait une nouvelle troupe de ces nègres rouges?

—Silence donc, ami Kick!

Les deux aventuriers se turent, retinrent leur respiration et écoutèrent pendant une minute.

De la fondrière où se trouvait l'orifice de la caverne, venait en effet un son sourd comme celui produit par la marche d'un grand nombre d'hommes sur un sol excavé. On le percevait distinctement à travers les glapissements du fleuve autour des canots, et le vacarme des Indiens sur le brick.

—Ce ne sont pas des Nez-Percés, dit Poignet-d'Acier, car le bruit s'élève du nord, et ces sauvages n'oseraient pas se hasarder sur les territoires de chasse des Chinouks.

—Alors ce seraient les Chinouks eux-mêmes, repartit Nick.

—Ou peut-être un parti de Clallomes.

—Des Clallomes! que diable voudraient-ils?

—Ne sont-ils pas en guerre avec ces brigands de Nez-Percés?

—Oui, mais vous oubliez leur amour pour Merellum, depuis la mort de Ouaskèma. Ils savent que je l'ai enlevée, que je veux la ramener aux établissements, et ils ont juré de me la ravir.

—En ce cas, dit Nick, ils se joindront à nous, puisque la petite est sur le navire que les Nez-Percés ont attaqué.

—Hum! n'y comptez pas, répondit Poignet-d'Acier en tendant son regard vers la ravine. Pauvre Merellum! ajouta-t-il un instant après avec un accent désolé; Pauvre Merellum! Qu'est-elle devenue dans cette bagarre? Ils l'auront souillée ou tuée, car on ne la voit pas paraître. Ah! je ne sais quel sort infernal m'a été jeté à ma naissance; mais toutes les femmes que j'aime font mon malheur, et je fais le malheur de toutes celles qui m'aiment. Quelle épouvantable destinée! Allons! allons… pas de faiblesse! je n'appartiens plus à l'amour, plus à l'affection; mais je me dois à la vengeance! oh! oui, à la vengeance! Et tant que j'aurai un souffle de vie, ce sera pour crier malédiction sur les Anglais!

—Capitaine, dit Nick, ils approchent. Si j'allais faire une petite reconnaissance?

—Non, répondit Poignet-d'Acier, qui avait instantanément refoulé ses émotions avec cette facilité qu'ont les gens habitués à se commander; non, j'irai moi-même. Veillez ici. Et surtout ne tirez pas, nous serions perdus, ajouta-t-il en se glissant à plat ventre vers le ravin.

—Perdus! perdus! Oh! il y aurait bien encore moyen de se dépêtrer de cette maudite difficulté, surtout si j'avais ici mes chiens que j'ai laissés au fort Vancouver. Une sottise de ma part; je n'en fais jamais d'autres, ô Dieu non!

Après ce jugement, plus que modeste, porté sur sa personne, Nick Whiffles s'allongea sur la roche et se remit à observer les Indiens qui commençaient à sortir de l'intérieur du bâtiment et sautaient sur le pont avec des contorsions inimaginables et en poussant des cris assourdissants.

—Les vermines! s'en donnent-ils du plaisir! marmottait Nick. Mais vous payerez les violons, mes drôles! Ah! si le capitaine avait voulu, je vous ferais danser une autre danse que celle-là! C'est moi qui vous le dis! Mais il a des idées à lui, le capitaine! Comprend-on qu'il souffre que ces ivrognes lui boivent tout son rhum,—un vrai rhum de la Jamaïque, encore!—au lieu de les soûler avec l'eau de la Colombie, ce qui ne coûterait ni grand'peine, ni grand plomb! A nous deux, je suis sûr que dans deux heures nous aurions nettoyé le navire de toutes ces ordures! Mais qu'est-ce que j'entends? On dirait qu'on m'appelle…

Se tournant du côté de la fondrière, il aperçut le capitaine qui lui faisait signe d'approcher.

Le trappeur se hâta d'obéir.

Il rejoignit son compagnon sur le bord de la pente.

—Nous sommes sauvés, lui dilt celui-ci, en indiquant du doigt une longue file de sauvages qui cheminaient au fond du ravin en portant des canots sur leurs épaules.

—Les Chinouks! exclama Nick.

—Oui, les Chinouks, commandés par Oli-Tahara. Le voilà, en tête de la colonne, monté sur son buffle blanc.

—Oh! je le reconnais bien, capitaine. Mais pensez-vous qu'il nous prête son appui?

—J'en suis sûr, ami Nick. D'abord vous savez qu'il est en hostilité avec les Nez-Percés, qui ont ruiné les loges des Chinouks sur la rivière Caoulis, et puis il m'a témoigné de l'amitié du jour où il a tué Ouaskèma, en voulant la délivrer d'un carcajou qui s'était élancé sur elle, près du ruisseau où j'ai découvert la mine d'or.

—Je m'en souviens, capitaine, je m'en souviens.

—Tenez, Oli-Tahara nous a remarqués. Il nous fait des signes; descendons vers lui.

Les deux aventuriers se précipitèrent en bas de l'escarpement, après avoir élevé les bras en l'air et croisé les mains au-dessus de leurs têtes, pour annoncer leurs intentions pacifiques. Cependant, malgré cette déclaration, quelques flèches furent décochées contre eux. Aucune heureusement ne les atteignit, et ils arrivèrent, sains et saufs, en avant de la troupe, près d'un homme de haute taille qui montait un bison blanc, à la crinière épaisse, bouclée, noire comme le jais.

C'était Oli-Tahara ou le Dompteur-de-Buffles, fils d'un Canadien-Français et d'une Indienne tête-plate, et chef suprême de la grande tribu des Chinouks, cantonnée le long de la rivière Colombie, dans l'Amérique septentrionale.

Tandis que ses subordonnés n'avaient pour tout vêtement que la kalaquarte, court jupon en fibres d'écorces de cèdre, Oli-Tahara portait, comme Poignet-d'Acier et les chasseurs blancs du Nord-Ouest, une tunique en peau de bête fauve brodée avec des piquants de porc-épic, des mitas ou jambières en cuir d'orignal et des mocassins, sur lesquels étaient figurées de véritables mosaïques en verroterie ou ouampums.

Il avait la tête nue, les cheveux redressés comme un panache et plantés, depuis le sommet du front, jusqu'au-dessous de la nuque, de plumes d'aigle, emblème de sa dignité.

Des pistolets d'arçon pendaient à sa ceinture; sur son dos se balançait une longue carabine à la crosse enrubannée et garnie de plumes de colibris. Dans sa main droite il faisait tournoyer un lourd tomahawk en forme de croissant, fixé à son poignet par un cordeau de ouatap et armé à son centre d'un fer de lance gros, court, et tranchant. Sa main gauche tenait un calumet dont le tuyau était entouré de deux peaux de serpent entrelacées et le fourneau en talc vert, décoré d'hiéroglyphes.

Pour diriger son buffle, qu'il manégeait du reste à merveille, il n'avait d'autre aide que ses jambes.

—Sois le bien venu, mon frère, dit-il en, présentant, son calumet au capitaine.

Poignet-d'Acier prit la pipe, tira trois bouffées qu'il exhala vers le soleil levant et la rendit au métis.

Celui-ci l'aspira trois fois à son tour, chassa la vapeur dans la même direction, et, sans mot dire, offrit le calumet à Nick Whiffles. Le trappeur l'accepta, poussa trois fois aussi de la fumée à l'est et remit l'instrument à Oli-Tahara.

Désormais les deux chasseurs étaient sacrés pour toute la bande chinouks.

—Bien des lunes se sont écoulées, la neige a blanchi la terre et la verdure l'a rhabillée depuis que le Dompteur-de-Buffles n'a vu son frère, le grand chef blanc, dit le Bois-Brûlé [4] en tendant la main à Poignet-d'Acier.

[Note 4: Nom que les Canadiens-Français ont donné aux métis à cause de la couleur de leur peau.]

—Oui, répliqua ce dernier, je ne l'ai pas rencontré aussi souvent que je l'aurais voulu, car je t'estime; tu es brave, tu es habile, tu es digne de commander la noble tribu des Chinouks.

Cette adroite flatterie eut tout le succès qu'en attendait le capitaine. Oli-Tahara, les narines gonflées, l'oeil étincelant de plaisir, tourna la tête vers les guerriers pour voir l'effet qu'avait produit sur eux le compliment de Poignet-d'Acier, réputé dans tout le désert américain, de la baie d'Hudson au Pacifique, et des Grands-Lacs jusqu'au mont Saint-Elias, limite des possessions russes, comme le plus intrépide voyageur qui eût jamais parcouru ces immenses solitudes.

—J'ai besoin de tes services, mon frère, reprit aussitôt le capitaine.

—Je te les donnerai volontiers dès que je serai de retour d'une expédition que les vaillants chinouks ont entreprise contre les Nez-Percés, ces lâches fils d'esclaves qui ont envahi et dévasté nos loges, alors que nous étions allés faire la récolte des racines de ouappatous.

—C'est précisément, au sujet des Nez-Percés que je réclame ton concours.

—Oui bien, je le jure, votre serviteur! appuya Nick, qui s'impatientait du silence forcé auquel l'obligeaient ces préliminaires.

—Que mon frère parle; l'oreille d'Oli-Tahara est ouverte à ses discours, dit tranquillement le métis.

—Les Nez-Percés, répliqua Poignet-d'Acier, ont attaqué un navire qui m'appartient. Ils ont égorgé ou réduit en captivité mes gens, et, en ce moment, enivrés d'eau-de-feu, ils dansent et chantent sur le pont du vaisseau.

—Où est ta maison de bois flottante? demanda le Dompteur-de-Buffles avec un calme inaltéré.

—A deux mille pas d'ici.

—Les Nez-Percés sont-ils nombreux?

—Plus de deux fois cent.

—Et ils ont des canots?

—Oui.

—Que mon frère attende, dit le métis. Oli-Tahara va tenir un conseil avec les chefs des valeureux Chinouks.

Il s'éloigna, rassembla autour de lui quelques Indiens, délibéra avec eux pendant cinq minutes et revint près des chasseurs blancs.

—Mon frère, dit-il à Poignet-d'Acier, tu marcheras avec moi.

Ayant dit, il sauta à terre et son buffle se mit paisiblement à brouter l'herbe.

Cependant les Peaux-Rouges se formèrent en trois détachements: l'un retourna sur ses pas, un autre continua d'avancer dans le ravin; le dernier, sous les ordres d'Oli-Tahara, et guidé par Poignet-d'Acier, monta la côte en prenant l'esplanade pour but de sa marche.

Le plan du Dompteur-de-Buffles était fort simple. Il voulait attaquer les Nez-Percés par trois points à la fois: en tête, en flanc et en queue. La fondrière n'était autre chose qu'un ancien lit de la Colombie desséché, ou canon. L'arc décrit par ce canon n'avait guère qu'un demi-mille de développement. Ainsi, chacun des partis devait gagner son poste à peu près en même temps. Du haut de l'esplanade, le chef donnerait un signal convenu à l'avance et les engagements auraient lieu simultanément.

Déjà la troupe d'Oli-Tahara atteignait le faîte de la colline. Couchés à terre, de peur d'être aperçus par leurs ennemis, les Chinouks rampaient, sans bruit vers les crêtes de la falaise. Ils supputaient intérieurement le nombre des chevelures qu'ils enlèveraient aux Nez-Percés, et tous se promettaient de leur faire payer cher les rapines dont ils les accusaient. Poignet-d'Acier, Oli-Tahara, Nick Whiffles n'étaient plus qu'à quelques pieds de l'esplanade. Ils distinguaient les canots des Nez-Percés et la flèche du grand-mât du brick. Leurs carabines étaient prêtes. Ils allaient en presser la détente et avertir par là les Chinouks que l'heure des représailles avait sonné, quand une explosion formidable, et qui secoua le cap comme un tremblement de terre, vint glacer de terreur les assaillants. Excepté Oli-Tahara et les deux aventuriers, tous les autres, saisis d'une terreur panique, soudaine, irrésistible, se levèrent et se jetèrent pêle-mêle dans la fondrière avec des hurlements désespérés.

En moins d'une minute, il n'y en eut plus un seul sur l'esplanade.

—Ah! s'était exclamé Poignet-d'Acier en entendant l'effrayante détonation; ah! les misérables, ils ont fait sauter le navire!

Et ses regards avides fouillaient à travers les nuages de fumée qui s'élevaient de la rivière au-dessous d'eux. Des hurlements de douleur retentissaient sur la grève. C'était une horrible cacophonie, des plaintes déchirantes, des lamentations à briser le coeur le plus dur.

Peu à peu, lorsque les tourbillons de vapeur se furent dissipés, un théâtre épouvantable de désolation s'offrit aux yeux. La rivière était jonchée de fragments de bois et de débris de cadavres pantelants. Ses eaux étaient teintes de sang. Elles charriaient, au milieu de charpentes, d'instruments de toute sorte, des corps mutilés: les uns décapités, les autres amputés d'un ou de plusieurs membres; ceux-ci morts, ceux-là vivant encore et disputant leur existence aux flots. Il y en avait dont les vêtements avaient pris feu et qui brûlaient sur l'abîme liquide en essayant de se hisser sur quelque madrier. Les Peaux-Rouges étaient mêlés aux Visages-Pâles, et tous ceux qui respiraient cherchaient à se sauver les uns par les autres. Ils s'accrochaient à tout, les Indiens aux blancs, les blancs aux Indiens, même aux tronçons humains et sanglants qui surnageaient encore. Là aussi, le mourant saisissait le vif, se cramponnait à lui, fichait ses ongles dans ses chairs, l'arrêtait entre ses dents quand les mains lui manquaient, et l'entraînait fatalement avec lui dans le gouffre inexorable.

Pour compléter cette sombre peinture, les vautours, si nombreux dans ces contrées, accoururent de tous les points de l'horizon, et, sans être intimidés par les clameurs des victimes de la catastrophe, ils fondirent sur elles, qu'elles fussent animées ou inertes, se plantèrent des bandes sur les têtes, sur les épaules, lacérant les faces, crevant les yeux et joignant leurs piaillements sinistres aux râlements d'agonie de tous les malheureux blessés.

Poignet-d'Acier et Nick Whiffles s'étaient empressés de descendre sur la plage pour tâcher d'en secourir quelques-uns. Mais le courant à cet endroit était impétueux. Tous les canots avaient été mis en pièces ou disperses par l'explosion, et le fleuve ne rejetait sur le rivage que des cadavres, bientôt bientôt scalpés par les Chinouks, revenus de leur effroi, et rassemblés maintenant en groupes au bord de la Colombie.

—A moi! à moi! Nick Whiffles! cria tout à coup un blanc, qui luttait de toutes ses forces avec un Indien à une centaine de pas de la rive.

Le Peau-Rouge l'avait étreint par-dessous les aisselles et ne voulait pas le lâcher, malgré les rudes coups de coudes que l'autre lui assénait dans la poitrine, car il paralysait ses mouvements et devait infailliblement le noyer avec lui, si le blanc ne parvenait pas à s'en débarrasser.

—A moi, Nick! à moi! au secours! répéta-t-il d'un ton défaillant.

—Castors et buffles! je reconnais cette voix-là, dit le trappeur, c'est celle de Louis-le-Bon! On ne peut le laisser mourir comme ça! Cette vermine d'Indien va le faire caler! Oh! je ne supporterai pas ça. Je n'aime pas à répandre le sang, ô Dieu non! mais ma foi, tant pis!

E prononçant ce monologue, Nick épaulait sa carabine. Il ajusta le Nez-Percé qui s'attachait au corps de Louis-le-Bon, fit feu, et le crâne du sauvage vola en éclats.

L'infortuné ne proféra pas un soupir; ses nerfs se détendirent, il flotta un instant sur l'eau et puis s'enfonça pour ne plus reparaître, pendant que Louis-le-Bon nageait rapidement vers la plage.

—Merci, ami Nick, tu m'as tiré une fameuse épine du pied, dit-il en serrant la main du chasseur.

—Tu pourrais dire du dos, ça serait plus juste, mon cousin, répliqua

Nick avec un accent narquois qui lui était particulier.

—Que s'est-il passé? intervint Poignet-d'Acier.

—Ah! capitaine, des choses à faire frémir.

Et il raconta que les Nez-Percés, ayant, surpris le navire, l'avaient envahi, puis, qu'ils s'étaient enivrés et avaient, par mégarde, mis le feu à un tonneau de poudre en voulant brûler de l'eau-de-vie à la manière des trappeurs canadiens.

—Quel saut, capitaine! s'écria-t-il en terminant. Parole, je ne croyais plus remettre la patte sur le plancher des…

—Et Merellum! interrompit Poignet-d'Acier.

—Ah! pour elle, la chère enfant du bon Dieu! je crains bien…

Et Louis-le-Bon essuya une larme avec le revers de sa main calleuse.

—Elle est morte, n'est-ce pas? dit le capitaine d'un ton altéré.

—Hélas! fit son interlocuteur en levant les yeux au ciel.

—Encore une espérance de déçue, une haine de plus pour grossir le poids de mes haines contre l'Angleterre, mâchonna Poignet-d'Acier en regardant, avec une sorte de colère, la Colombie qui achevait d'emporter les derniers vestiges de ce terrible accident.

Après une minute de muette contemplation, l'aventurier passa la main sur son front, puis il se redressa, calme, impassible. Cet homme énergique, qui réunissait en lui toutes les forces que la nature accorde à ses créatures les plus privilégiées, avait pris une nouvelle détermination.

S'adressant aux deux trappeurs:

—J'ai résolu, leur dit-il, de retourner à Québec par terre pour y fréter un autre navire. Quoique le voyage soit de deux mille lieues, j'aime mieux l'entreprendre immédiatement que d'attendre au printemps prochain le retour des vaisseaux américains qui font la traite sur la côte du rio Columbia, car peut-être ne trouverais-je pas un bâtiment à acheter. Une chance comme celle que j'ai eue à la saison dernière ne se rencontre pas deux fois de suite. Vous, Nick, et vous, Louis-le-Bon, consentirez-vous à m'accompagner?

—Jusqu'aux établissements, ça me va, capitaine, répondit le premier, mais au delà, ô Dieu non!

—Et moi je dis comme mon cousin Nick, ajouta le second.

Poignet-d'Acier s'approcha alors d'Oli-Tahara:

—Mon frère, lui dit-il, les Nez-Percés sont cause de la mort de Merellum, la fille chérie de Ouaskèma, tu te rappelles? Elle était à bord de ce vaisseau qu'ils ont fait sauter. Je te laisse le soin de la venger!

—Si les Nez-Percés ont causé la mort de Merellum, Oli-Tahara ne reposera pas sa tête sous un wigwam, tant que soufflera un des lâches descendants de cette infâme tribu, répliqua le chef d'une voix tonnante. Mais pourquoi mon frère ne vient-il pas avec nous mettre le feu à leurs loges?

—Mes affaires m'appellent vers l'est, repartit le capitaine.

—Que Yas-soch-a-la-ti-yah soit propice à mon frère! Mais que mon frère se souvienne d'Oli-Tahara, car il est son ami. Il a juré sur le sang de Ouaskèma de le servir, et il tiendra son serment.

—Je te remercie, dit Poignet-d'Acier. Dans douze lunes, nous nous reverrons. N'oublie point Merellum! Adieu!

Après ces mots, le chasseur blanc et le Dompteur-de-Buffles échangèrent une poignée de main, puis le premier, suivi des deux trappeurs, remonta le cours de la Colombie, tandis que l'autre s'apprêtait à la traverser avec ses guerriers.

Les Nez-Percés

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