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RÉPONSE DE L'AUTEUR

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AUX CHORISTES DE L'OPÉRA

MESDAMES ET MESSIEURS,

Vous me dites: cher maître! j'ai été sur le point de vous répondre: chers esclaves! car je sais à quel point vous êtes privés de loisirs et de liberté. Ne fus-je pas autrefois choriste, moi aussi? et dans quel théâtre encore! Dieu vous garde d'y entrer jamais.

Je connais donc bien les rudes labeurs que vous accomplissez, le nombre des tristes heures que vous comptez, et le taux des appointements plus tristes encore que vous subissez. Hélas! je ne suis ni plus maître, ni plus libre, ni plus joyeux que vous. Vous travaillez, je travaille, nous travaillons pour vivre; et vous vivez, je vis, nous vivons pour travailler. Les saint-simoniens ont prétendu connaître le travail attrayant; ils en ont bien gardé le secret; je puis l'assurer, ce travail-là m'est aussi inconnu qu'à vous-mêmes. Je ne compte plus mes tristes heures; elles tombent les unes sur les autres, froides et monotones comme ces gouttes de neige fondue qui alourdissent à Paris le sombre silence des nuits d'hiver.

Quant à mes appointements, n'en parlons pas…

Je reconnais la justesse de votre reproche au sujet de la dédicace des Soirées de l'Orchestre; j'aurais dû, puisqu'il s'agissait d'un livre sur les choses musicales et sur les musiciens, l'offrir à mes amis les artistes de Paris. Mais je revenais d'Allemagne quand la fantaisie me prit d'écrire ce volume; j'étais encore sous l'impression de l'accueil chaleureux et cordial que m'avait fait l'orchestre de la ville civilisée, et je supposais si peu trouver dans le public la moindre sympathie pour mes Soirées, que les dédier à quelqu'un c'était, à mon sens, les mettre sous un patronage et non point faire un hommage dont on pût être flatté. Vos regrets à ce propos semblent indiquer chez vous une opinion différente de la mienne. A vous en croire, il y aurait donc des lecteurs pour ma prose!.. Je me serais donc trompé!.. je serais donc un imbécile! Cela me remplit de joie.

Vous me plaisantez sur mes observations grammaticales. Je ne me flatte pourtant guère de savoir le français; non, je sais bien que l'on sait que je ne le sais pas. Mais un bon nombre de mots fort usités sont, je ne l'ignore point, des termes barbares, et j'ai horreur de les entendre. Le mot angoise est de ceux-là; il est souvent employé par les chanteurs et les cantatrices les plus richement appointés de nos théâtres lyriques. Une élève couronnée du Conservatoire s'obstinait, malgré tous les avis, à dire: «Mortelle angoise!» Je parvins à la corriger en lui affirmant qu'il y avait trois s dans ce mot, espérant qu'elle en prononcerait au moins deux. Ce qui arriva, et lui fit chanter enfin: «Mortelle angoisse!»

Vous semblez porter envie aux musiciens instrumentistes jouant assis dans leur cave à musique, au lieu de rester comme les choristes, de longues heures debout. Soyez donc justes. Ils sont assis, j'en conviens, dans cette cave où l'on gagne à peine de l'eau à boire, mais ils jouent toujours, sans relâche, sans trêve ni merci, n'imitant pas plus que vous le laisser-aller de mes amis de la ville civilisée. Les directeurs leur permettent seulement de compter des pauses, quand par hasard le compositeur leur en donne à compter. Ils jouent dans les ouvertures, dans les airs, duos, trios, quatuors, morceaux d'ensemble, ils accompagnent vos chœurs; un administrateur de l'Opéra voulait même les faire jouer dans les chœurs sans accompagnement, prétendant qu'il ne les payait pas pour se croiser les bras.

Et vous savez comme on les paye!!..

Ils ne changent pas de costume toutes les demi-heures, c'est encore vrai; mais l'obligation où ils sont depuis peu de se présenter à l'orchestre en cravate blanche est ruineuse pour eux. Il y a de nos pauvres confrères musiciens de l'Opéra qui touchent, dit-on, environ 66 fr. 65 c. par mois. A quatorze représentations par mois, cela ne fait pas 5 fr. par séance de cinq heures; c'est un peu moins de vingt sous par heure, moins que l'heure d'un fiacre. Et maintenant ils se trouvent grevés de frais de toilette. Il leur faut au moins sept cravates blanches par mois, en supposant qu'ils sachent en retourner adroitement quelques-unes pour les faire servir plusieurs fois. Et ces frais de blanchissage finiront avec le temps par produire une somme assez ronde. Combien coûte en effet le blanchissage et le repassage d'une cravate blanche empesée (sans compter le prix de la cravate)? Quinze centimes. Admettons que l'artiste s'abstienne par économie de la faire empeser, et la fasse repasser pour les représentations solennelles seulement. De quinze centimes ses frais seront ainsi réduits à deux sous. Eh bien, voyez, il devra au bout du mois écrire sur son livre de dépenses le compte suivant:


Lesquels 186 fr., prélevés sur le budget d'un malheureux violoniste père de famille, peuvent le mettre dans l'atroce nécessité de recourir à sa dernière cravate pour se pendre.

L'existence des musiciens d'orchestre est donc semée d'à peu près autant de roses que celle des artistes des chœurs; les uns et les autres peuvent se donner la main.

Quoi qu'il en soit, je serais heureux, je vous le jure, de bercer un temps votre ennui (pour parler comme l'Oronte de Molière); mais la gaieté de mes anecdotes est fort problématique, et je n'oserais céder à vos amicales instances, si les choses les plus tristes n'avaient si souvent un côté bouffon. Vous connaissez le mot de ce condamné à mort, disant de sa voix rauque à la femme éplorée venue pour lui faire ses derniers adieux et le suivre jusqu'au lieu du supplice: «Tu n'as donc pas amené l'petit? – Ah! mon Dieu! quelle idée! pouvais-je lui montrer son père sur l'échafaud? – T'as eu tort, ça l'aurait amusé, c't enfant.»

Or, voici un opuscule dont je ne puis trop bien distinguer le caractère; je le nommerai à tout hasard: Les Grotesques de la musique, bien qu'il y ait par-ci par-là des grotesques étrangers à l'art musical. Selon la disposition d'esprit des lecteurs, il peut leur sembler ou risible ou déplorable. Tâchez de trouver quelque plaisir à le lire; quant à moi, je me suis amusé en l'écrivant, comme eût fait sans doute l'enfant du condamné en assistant à l'exécution de son père.

Adieu, mesdames et messieurs; je baise les belles mains, je serre cordialement les autres, et je vous prie de croire toujours à la sincère et vive affection de votre tout dévoué camarade,

HECTOR BERLIOZ.

Paris, 21 janvier 1859.

Les grotesques de la musique

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