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V
ОглавлениеM. Houssu avait promis à sa fille de lui écrire dès le lendemain; cependant huit jours s'écoulèrent sans nouvelles.
—Il a joué, pensa-t-elle, et il n'a pas d'argent pour acheter les indiscrétions de l'entourage de madame de Barizel.
Elle connaissait son père et savait quel cas on devait faire de ses nobles paroles sur l'honneur et le sentiment paternel: pendant trente ans M. Houssu n'avait eu souci que de vivre aux dépens des femmes qu'il subjuguait par sa belle prestance militaire; puis un jour, ayant eu l'heureuse chance d'être décoré, il s'était tout à coup imaginé qu'il devait mettre un certain accord sinon entre sa vie, au moins entre son langage et sa nouvelle position; de là cette phraséologie qu'il avait adoptée sur l'honneur (dont il se croyait le représentant sur la terre), le devoir, la délicatesse, la fierté, tous sentiments qu'ils connaissait de nom mais sans avoir des idées bien précises sur ce qu'ils pouvaient être; de là aussi son parti pris de paraître ignorer la situation vraie de sa fille et de tout s'expliquer ou plutôt de tout expliquer aux autres par «la liberté d'artiste». Quoi de plus facile à comprendre que sa fille possédât un hôtel aux Champs-Elysées: n'était-elle pas artiste et ne sait-on pas que les artistes gagnent ce qu'elles veulent? Quoi de plus naturel qu'on lui donnât des diamants, des chevaux, des bijoux: n'a-t-on pas toujours comblé les artistes de cadeaux? Chacun applaudit à sa manière, celui-ci les mains vides, celui-là les mains pleines. Malgré cette attitude et le langage qu'il avait adopté, il n'en était pas moins toujours l'homme d'autrefois, c'est-à-dire parfaitement capable «de jouer l'argent de son enfant», comme autrefois il jouait et dépensait l'argent «de celles qu'il aimait».
Cependant elle se trompait: s'il avait joué et il n'avait eu garde de ne pas le faire dès son arrivée, il avait néanmoins obtenu certaines indiscrétions sur la famille Barizel et le prince Savine; seulement, au lieu de les obtenir rapidement en les payant, il avait été obligé, une fois qu'il avait été ruiné par la roulette, de manoeuvrer avec lenteur et de remplacer par de l'adresse l'argent qu'il n'avait plus; de sorte que ç'avait été après toute une semaine d'attente qu'elle avait reçu la lettre promise, une longue lettre en belle écriture moulée, épaisse et carrée, qu'il avait apprise au régiment et qui lui avait valu la faveur de son major pendant son service.
«Ma chère fille,
«Misère et compagnie.
«Voilà ce que j'ai à te dire de l'Américaine et de sa fille.
«Une pareille découverte vaut bien les quelques jours d'attente que j'ai eu le chagrin de t'imposer malgré moi, je pense, et tu ne m'en voudras pas d'un retard causé uniquement par les difficultés de ma tâche.
«Car elle était difficile, je t'en donne ma parole; difficile avec les Américaines, difficile avec le prince.
«Et de ce côté même assez difficile pour que je ne puisse pas encore répondre d'une façon précise à ta question:—Est-il amoureux? Veut-il se marier?
«Je suis honteux de ne pouvoir pas te donner encore cette réponse; mais puisque tu connais le personnage, tu sais qu'il n'y a pas qu'à regarder dans son jeu pour le deviner.
«Comment, vas-tu te demander, en a-t-il appris si long sur les Américaines et si peu sur le prince?
«Tu ne serais pas ma fille, je ne te dirais rien là-dessus, mais un père ne doit pas avoir de secrets pour son enfant: le fond du métier, c'est de savoir faire causer les domestiques; sans doute il ne faut pas accepter bouche ouverte tout ce qu'ils racontent, ni en bien ni en mal; en bien, parce qu'ils peuvent vouloir faire mousser leurs maîtres (ce qui est rare); en mal parce qu'ils peuvent les dénigrer à plaisir, sans esprit de justice (ce qui est fréquent); mais enfin en se tenant sur ses gardes, on peut avec eux serrer la vérité de bien près. J'ai donc fait causer les domestiques de l'Américaine, mais je n'ai pas pu employer le même système avec ceux du prince, qui me connaissent; de là cette diversité dans mes renseignements. Il est bien évident, n'est-ce pas, que je n'ai pas pu m'adresser aux domestiques du prince, qui auraient été surpris de mes questions et qui auraient pu bavarder, qui auraient sûrement »»qui ne me connaissant pas, n'ont point pensé à se tenir en défiance et sont tombés dans tous les traquenards que j'ai eu l'idée de leur tendre.
«Comment j'ai fait causer ces domestiques; cela n'a pas d'intérêt pour toi; cependant, je dois te dire, pour que tu comprennes le mérite que j'ai eu à cela, que ce sont des noirs très dévoués à leur maîtresse. Ce qui te touche, n'est-ce pas, ce sont les résultats de ces causeries? Les voici:
«Bien que madame de Barizel ait une fille de seize ou dix-sept ans, la belle Corysandre, ce n'est point une vieille femme: c'est au contraire, une personne très agréable, qui a dû être fort jolie en sa jeunesse et qui présentement est encore assez bien pour avoir trois amants (je ne parle que de ceux qui sont en pied), deux que tu connais parfaitement: le financier Dayelle et le banquier Avizard, et un troisième que tu as peut-être vu ou dont tu as peut-être entendu parler, un correspondant de journaux nommé Leplaquet. Comment s'est-elle fait aimer de ces trois hommes si différents? Cela je n'en sais rien et ce serait à creuser, mais ce qu'il y a de certain c'est que tous les trois l'aiment au point de ne pas se gêner: au contraire, ils s'aident les uns les autres; Dayelle qui, il y a quelques années, était en guerre avec Avizard, est maintenant au mieux avec lui et tous les deux mettent leur influence et leurs relations, peut-être même leur bourse au service de Leplaquet; et il y a des braves gens qui s'imaginent que quand plusieurs hommes aiment la même femme ils doivent être ennemis, c'est amis, au contraire, qu'ils sont, compères, associés le plus souvent, au moins quand la femme est habile. Et justement madame de Barizel est une maîtresse femme. De ces trois amants en titre, il y en a deux qui veulent l'épouser, Avizard et Leplaquet, et ceux-là elle les fait patienter en leur disant qu'elle ne peut devenir leur femme que quand elle aura marié sa fille; et il y en a un troisième qu'elle veut elle-même épouser, Dayelle, qui, veuf, père d'un fils en âge de prendre femme, n'est point porté au mariage, mais qu'elle espère enlever en mariant sa fille à un grand personnage qui éblouira Dayelle, orgueilleux comme un dindon (qu'il n'est pas pour le reste) de son grand nom, de sa grande situation dans le monde; beau-père du prince...
«Tu vois, n'est-ce pas, comment les choses se présentent et combien un mariage avec notre prince les arrangerait?
«Ce qu'il y a d'ingénieux dans le plan de madame de Barizel, c'est que tous ceux qui l'entourent ont intérêt à ce que ce mariage se fasse: Dayelle pour avoir tout à lui madame de Barizel qui présentement le scie à chaque instant avec: «Ma fille, c'est pour ma fille, c'est à cause de ma fille.» Avizard et Leplaquet pour épouser madame de Barizel; de sorte que, non seulement madame de Barizel et sa fille, la belle Corysandre, poursuivent ce mariage, mais encore que Dayelle, Avizard, Leplaquet et d'autres encore peut-être que je ne connais pas y poussent de toutes leurs forces: Dayelle et Avizard, en mettant dans le jeu de madame de Barizel leur influence et leurs relations, Leplaquet en apportant dans l'association un esprit d'intrigue et de ruse, une ingéniosité de moyens qui paraissent très remarquables.
«Voilà la situation de madame de Barizel et de sa fille telle que je la démêle au milieu de tous les renseignements, souvent contradictoires, que je suis parvenu à réunir depuis que je suis ici.
«Tu vois qu'elle est redoutable.
«Mais ce qui la rend plus dangereuse encore c'est:
«1° La détresse d'argent des Américaines;
«2° La beauté de la jeune fille.
«C'est une vieille vérité que le succès n'appartient qu'à ceux qui sont aux abois, parce qu'ils risquent tout. Eh bien! c'est là justement le cas de madame de Barizel d'être aux abois pour l'argent: il est vrai que les apparences ne sont pas d'accord avec ce que je te dis là, mais ce n'est pas les apparences qu'il faut croire: on parle d'un terrain à Paris sur lequel madame de Barizel va faire construire un hôtel magnifique, on parle de grosses sommes déposées chez Dayelle et Avizard, on parle d'une fortune considérable en Amérique; mais tout cela est propos en l'air. La réalité, c'est qu'on vit d'expédients, avec largesse pour ce qui doit frapper les yeux, avec une avarice dans tout ce qui est caché, dont on n'aurait pas idée dans le ménage bourgeois le plus pauvre. Si ma lettre n'était pas déjà si longue, j'entrerais à ce sujet dans des détails caractéristiques que je réserve pour te les conter: tu verras ce qu'est la misère cachée de certains personnages qui éblouissent le monde; vrai, c'est curieux et amusant; ça nous venge, nous autres, gens d'honneur.
«En te disant que la beauté de mademoiselle de Barizel est merveilleuse, ce n'est pas de l'exagération; il faut la voir pour admettre qu'une créature humaine peut être aussi admirablement belle. Il est vrai, et je l'ajoute tout de suite, qu'elle n'a pas l'air très intelligent, on prétend même qu'elle est un peu bête; mais enfin la beauté reste, éblouissante; c'est un homme qui s'y connaît qui lui donne ce certificat Tout cela, n'est-ce pas: les projets de madame de Barizel, ses relations, sa détresse d'argent, la beauté de sa fille font qu'un mariage avec le prince Savine paraît avoir bien des chances pour lui?
«Le prince veut-il ce mariage?
«Toute la question est là, et je t'ai dit que je ne pouvais pas la résoudre; mais ne le voulût-il pas, il me semble qu'on peut croire qu'il sera amené un jour ou l'autre a se laisser faire de force ou de bonne volonté: il doit être bien difficile de résister à des femmes dangereuses comme celles-là, la mère pour son habileté, la fille pour sa beauté.
«La seule chose certaine, c'est qu'il ne les quitte pas, ce qui est un indice grave.
«Pour le soustraire à cette influence qui menace de l'envelopper, il faudrait qu'on lui fît connaître ces deux femmes. Mais comment? je n'ai pas des faits précis à lui mettre sous les yeux de façon à les lui crever. Depuis qu'elles sont en France, elles s'observent d'autant mieux qu'elles n'y sont venues que pour faire, l'une et l'autre, un grand mariage. Ce serait en Amérique qu'il faudrait faire une enquête, à Bâton-Rouge, à la Nouvelle-Orléans, là où s'est écoulée la jeunesse de madame de Barizel; c'est là que sont les cadavres, et si j'en crois le peu que j'ai pu recueillir, ils ne seraient pas difficiles à déterrer.
«Tandis qu'ici c'est le diable: il faut chercher, combiner, se donner un mal de galérien et pour pas grand'chose.
«Et pendant ce temps-là notre prince se trouve serré de plus en plus.
«Dis-moi ce que je dois faire; surtout envoie-moi les moyens de faire quelque chose, car je suis au bout de mes ressources. C'est étonnant comme l'argent file.
Je t'embrasse avec les sentiments d'un père affectueux et dévoué.
«Houssu.»
A cette longue lettre, Raphaëlle répondit par une dépêche télégraphique qui ne contenait que deux mots:
«Reviens immédiatement.»
M. Houssu arriva à Paris le vendredi soir, et le samedi matin il s'embarquait au Havre sur le transatlantique en partance pour New-York. Raphaëlle avait jugé la situation assez menaçante pour aller en Amérique déterrer les cadavres qui devaient lui rendre son prince.