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Si lady Cappadoce ne supportait que difficilement et à son corps défendant les leçons de littérature française contemporaine, par contre elle était passionnée pour celles de musique; que cette musique fût allemande, italienne ou française, ancienne ou nouvelle, peu importait, pour elle il n'y avait ni nationalité, ni âge. Tout à craindre de Lamartine, Hugo, Musset, Balzac, qui ne sont, comme chacun le sait, que des corrupteurs. Rien à redouter de Beethoven, Rossini, Verdi, qui sont des charmeurs. Infâme le rapt de la fille de Triboulet par François Ier; innocent, celui de la fille de Rigoletto par le duc de Mantoue.

Pour elle, il en était des professeurs comme de leur science ou de leur art; c'était ce qu'ils enseignaient qui les faisait prendre en grippe ou en tendresse et qui leur donnait certaines qualités ou certains défauts: M. Lavalette, le professeur de littérature française, ne pouvait être qu'un sacripant, et Nicétas, le professeur d'accompagnement, qu'un charmant jeune homme. A la vérité, on lui avait dit et répété sur tous les tons que M. Lavalette était un critique de grand talent, un esprit distingué, une conscience droite, en tout le plus honnête homme du monde, mais son antipathie ne pouvait pas admettre cela: on ne savait pas, on se trompait. Au contraire, elle était disposée à voir un ange dans Nicétas: en pouvait-il être autrement avec l'âme et la verve qu'il mettait dans son exécution?

Le supplice qu'elle éprouvait à écouter les leçons de l'un toujours trop longues, se changeait en ravissement à celles de l'autre toujours trop courtes. Installée dans un fauteuil vis-à-vis de Nicétas, elle ne le quittait pas des yeux, et tant que durait le morceau qu'il exécutait, elle restait plongée dans sa béatitude, dodelinant de la tête, battant la mesure avec ses deux pieds, et laissant de temps en temps échapper de petits cris que l'excès du plaisir lui arrachait.

Avec M. Lavalette, elle veillait de près à ce que l'heure de la leçon ne fût pas dépassée, et s'il se laissaient entraîner à des développements qui l'intéressait lui-même, ou s'il s'oubliait, elle avait une façon de tirer sa montre qui lui coupait net la parole; mais avec Nicétas, elle n'avait jamais eu de montre, et tant qu'il voulait bien jouer, elle écoutait: un morceau de musique ne s'interrompt pas comme une scène de comédie ou comme une pièce de vers; on va jusqu'au bout. Encore avait-elle d'ingénieuses ressources pour allonger la séance et même quelquefois pour la doubler.

Tout à coup, retrouvant sa montre oubliée, elle s'apercevait qu'il était trop tard pour que Nicétas pût prendre le train; il partirait par le suivant. Ou bien il pleuvait trop; ou bien il faisait trop chaud, ou bien trop froid: et, passant par dessus les règles de l'étiquette et des convenances, qui pourtant lui étaient si chères, elle le gardait à dîner au château. Que faire en attendant l'heure du dîner? De la musique. Et comme il eût été indiscret de continuer le travail de la leçon, ce qui eût ressemblé à une sorte d'exploitation, elle demandait les morceaux qui lui plaisaient.

Aucun autre professeur, n'eût été honoré par elle d'une pareille faveur, et le soleil eût pu dévorer la plaine, le verglas eût pu rendre la route impraticable sans qu'elle pensât à les retenir, mais Nicétas n'était pas un professeur comme les autres: d'abord il était musicien, et ce titre seul suffisait pour justifier toutes les faiblesses qui pour lui n'en étaient pas; et puis il y avait dans sa vie, sa naissance, ses habitudes et même dans son attitude des côtés mystérieux dont on parlait tout bas, qui plaisaient à l'imagination romanesque et chevaleresque de lady Cappadoce.

Jusqu'à l'année précédente, le maître de musique de Ghislaine avait été le compositeur Soupert, qu'on avait choisi autant pour son nom que parce que c'était un voisin de campagne: habitant Palaiseau, il lui serait facile de venir à Chambrais, sans grand dérangement et sans perte de temps. Mais si Soupert était un musicien de talent, par contre c'était bien pour la régularité le plus détestable professeur qu'on pût trouver: il n'y avait pas de meilleures leçons que les siennes; seulement, il fallait qu'il les donnât et surtout qu'il fût en état de les donner, ce qui n'arrivait que rarement.

Après une période d'éclat qui avait duré une vingtaine d'années, Soupert était redevenu dans sa vieillesse le bohème qu'il avait été dans sa jeunesse: rôdeur de brasserie de dix-huit à trente ans; habitué des salons où il promenait de trente à cinquante une fille de grande naissance qu'il avait épousée; à soixante, il vivait dans une masure du plateau de Palaiseau avec une blanchisseuse dont il avait fait sa seconde femme, sans avoir nettement conscience de la distance qui séparait celle-ci de celle-là.

Quand il avait été question de le donner pour professeur à Ghislaine, c'était à l'auteur du Croisé et des Abencerrages que M. de Chambrais avait pensé et non au vieux bohème de Palaiseau: de l'auteur du Croisé il se rappelait les succès au temps où il l'avait rencontré dans le monde, la réputation, le mariage extraordinaire; du bohème, il ne savait rien, si ce n'est qu'il habitait à une assez courte distance de Chambrais pour qu'on eût l'idée de s'adresser à lui, plutôt qu'à un musicien qui viendrait de Paris.

Mais il n'avait pas fallu longtemps pour que le bohème se montrât tel que la vie, la lutte et «le pas de chance» l'avaient fait. Partant de chez lui le matin pour venir à Chambrais, il s'arrêtait au premier cabaret de la côte de Palaiseau pour boire le vin blanc sur le zinc et prendre la force d'accomplir cette odieuse corvée qui consisté à donner une leçon de piano, au lieu de rester attablé tranquillement avec les ouvriers carriers et les paysans qui composaient maintenant sa société. Au cabaret du bas de la côte, il faisait une seconde halte. Au café de la Gare, il en faisait une troisième. S'il ne trouvait personne à qui causer, c'était bien, il prenait le train. Mais si un visage ami ou simplement connu lui souriait, il s'asseyait; les verres se succédaient, et au lieu d'être à Chambrais dans la matinée comme il le devait, il n'y arrivait qu'à deux ou trois heures de l'après midi.

—Retenu; à mon grand regret empêché; vous comprenez.

Et lady Cappadoce, si scrupuleusement exacte cependant, comprenait parfaitement.

—Les artistes sont esclaves de l'inspiration, tout le monde sait cela. Nous ne pouvons pas vous en vouloir d'un retard qui, peut-être, nous vaudra un nouveau chef-d'oeuvre.

En attendant le chef d'oeuvre qui se faisait attendre, ce que ce retard valait à Ghislaine et à lady Cappadoce, c'était une odeur de vin blanc mêlée à celle des liqueurs qui emplissait la salle de travail, et quand Soupert se mettait au piano, c'était qu'il frappât un la ou un fa au lieu d'un sol, incapable qu'il était de diriger ses doigts tremblants.

Un professeur de lettres ou de sciences eût apporté ces parfums, que lady Cappadoce n'eût éprouvé aucun embarras avec lui: elle l'eût tout de suite remercié; mais ce procédé expéditif était-il applicable à un musicien? à un maître tel que Soupert, dont elle avait les romances dans le coeur et les airs de danse dans les jambes? Elle ne l'avait pas pensé. Il fallait aviser, s'ingénier, chercher, trouver quelque moyen qui empêchât ces accidents de se produire. Que Soupert partît de chez lui pour venir directement sans s'arrêter en route, il n'aurait pas d'occasions de se parfumer à l'anisette ou au cassis. Pour cela, il n'y avait qu'à l'envoyer chercher en voiture.

Lorsqu'elle lui avait fait, avec toute la diplomatie dont elle était capable, cette proposition, il avait commencé par refuser:

—La promenade du matin est hygiénique.

Mais elle s'était montrée si pressante, qu'il avait dû accepter.

Il avait été calculé qu'il arriverait au château un peu avant neuf heures: la première fois qu'on alla le chercher, il arriva à dix heures et demie, et lady Cappadoce eut la douleur de constater que le professeur et le cocher étaient exactement dans le même état, pour s'être arrêtés à tous les bouchons de la route.

Boire avec un valet!

Il avait fallu prendre un parti, et Soupert avait été prévenu que, «à cause de l'irrégularité dans ses heures, qui dérangeaient tous les autres professeurs», mademoiselle de Chambrais renonçait à ses leçons.

Un autre que Soupert se fût fâché de ce remerciement; mais lui n'était pas homme à le prendre par le mauvais côté, et, bien qu'il lui enlevât deux cents francs par semaine, qui étaient à peu près sa seule ressource, il s'était tout de suite consolé en se disant que c'était la liberté qu'il recouvrait; maître de son temps désormais et n'ayant plus à se préoccuper de ces leçons, il aurait le loisir de faire les démarches nécessaires pour que son répertoire fût repris: c'était parce qu'on ne le voyait pas assez souvent qu'on le négligeait; il se montrerait.

Une seule chose l'avait contrarié: l'abandon d'une élève qui l'intéressait; elle était née musicienne, cette jeune fille, et il serait vraiment dommage qu'elle tombât entre de mauvaises mains: il ne fallait pas, il ne voulait pas qu'elle reçût maintenant les leçons de gens qu'il méprisait; et pour que cela n'arrivât pas, il avait proposé à lady Cappadoce de le remplacer par un de ses anciens élèves, celui qu'il avait formé avec le plus d'amour, en qui il mettait le plus d'espérances, qui le continuerait peut-être un jour: Nicétas.

Bien que les déceptions que Soupert lui avait causées eussent été cruelles et mortifiantes, lady Cappadoce avait encore assez confiance en sa probité d'artiste pour le croire en un pareil sujet. D'ailleurs, Nicétas offrait des garanties personnelles, il était premier prix de violon du Conservatoire de Vienne, premier prix également du Conservatoire de Paris. Et quand Soupert affirmait que le meilleur accompagnateur que pût trouver mademoiselle de Chambrais était ce jeune musicien, il semblait qu'on pouvait se fier à cette parole.

Mais Soupert, ne s'en tenant pas à ces titres sérieux qui recommandaient l'artiste, avait ajouté tout bas et confidentiellement des détails particulier sur l'homme dont lady Cappadoce s'était émue.

—Je dois vous dire que ce qu'est Nicétas au juste, je n'en sais rien.

—Mais alors....

—Évidemment il flotte dans une atmosphère mystérieuse. Quelle est sa nationalité? Je n'ai que des probabilités à ce sujet. Comment se nomme-t-il de vrai? Je l'ignore.

—Et vous le recommandez!

—Qu'il soit Russe, Français, Italien, qu'il s'appelle Alexis, Jacques, Emilio, cela ne lui donne ni ne lui retire du talent, et il me semble que c'est le talent seul qui doit vous influencer. En tout cas, c'est lui qui m'a fait m'intéresser à Nicétas. Un jour il vint me trouver à Palaiseau et me demander mes conseils, sinon mes leçons. Nous étions en été, et la poussière couvrait ses chaussures, la sueur ruisselait sur son visage comme s'il avait fait la route à pied. Je le questionnai. Il me répondit qu'en effet il était venu à pied. Huit lieues aller et retour pour me demander un conseil, cela me toucha. Je lui offris de se rafraîchir. Il dévora une miche de pain. Je me mis à sa disposition pour lui donner autant de leçons qu'il voudrait en prendre; ce fut le commencement de nos relations. Elles continuèrent sans que j'apprisse rien, ou à peu près rien sur lui, tant il était réservé et discret: il était remarquablement doué pour la musique; en toutes choses, son éducation avait été poussée beaucoup plus avant que ne l'est ordinairement celle des virtuoses; il parlait plusieurs langues, voilà tout ce que je savais de lui. Il y avait à peu près un an que je le connaissais, lorsque par hasard je lui parlai d'une de mes anciennes élèves que j'aimais beaucoup, qui allait partir pour la Russie et que j'aurais voulu servir dans ce pays. La façon dont je m'exprimais lui montra combien je m'intéressais à elle.—Je puis lui donner des lettres qui lui ouvriront quelques portes, me dit-il.—Vous avez habité la Russie?—Oui. Il me donna ces lettres; l'une était pour une grande duchesse, les autres pour des personnages de la plus haute noblesse. Vous comprenez ma stupéfaction: comment avait-il des relations dans ce monde, et telles qu'il pouvait y présenter quelqu'un? Malgré ma curiosité, je ne lui adressai pas de questions. A quelque temps de là, le hasard me fit monter chez lui, car après l'avoir fait engager aux Concerts populaires, je lui avais trouvé aussi quelques leçons, et il avait maintenant un chez lui, sous les toits. C'était la première fois que j'entrais dans sa chambre, sa pauvre chambre; au mur était accrochée une gravure, un portrait, celui d'un personnage revêtu d'un uniforme étranger chamarré de décorations: un nom avait été gravé au dessous, mais il était effacé; à côté se lisait, de l'écriture de Nicétas, que je connais bien, cette étrange inscription: «Haine éternelle.»

—Voilà qui est bizarre.

—Ce qui l'est plus encore, c'est qu'entre le personnage qui représente ce portrait et Nicétas, il y a une ressemblance frappante.

—Son père, alors.

—Je ne suis pas naturellement bien curieux, mais j'avoue que cette histoire du portrait, s'ajoutant à celle des lettres, m'intéressa. Je voulus en savoir un peu plus long, et sans forcer les confidences de Nicétas par des questions, lever un coin du voile dans lequel il s'enveloppe.

—Et vous y êtes arrivé?

—Non pas avec certitude, mais au moins avec des probabilités. Il serait le fils d'un personnage russe qui l'aurait eu d'une jeune fille de Nice, aimée pendant un séjour que ce personnage aurait fait dans le Midi. Obligé de retourner en Russie, ce personnage maria sa maîtresse à un professeur du Conservatoire de Marseille, et celui-ci, moyennant le paiement d'une grosse somme, reconnut l'enfant. Pendant sept ou huit ans, Nicétas vit auprès du mari de sa mère, mais martyrisé par celui-ci, il écrit à son vrai père qui vient le reprendre, le rachète, l'emmène en Russie et le fait élever dans sa propre famille avec ses autres enfants. Ce serait pendant ce temps qu'il aurait été le camarade de ceux et de celles pour qui il m'a donné des lettres de recommandation. Un jour son père meurt et l'enfant naturel est chassé de la maison paternelle. Jeté sur le pavé, il vient je ne sais comment à Vienne, entre au Conservatoire où il obtient un premier prix, et arrive enfin à Paris où il en obtient un autre.

Il n'en fallait pas tant pour que l'esprit romanesque de lady Cappadoce s'enflammât; mais c'était presque un personnage de roman, ce jeune musicien; de plus, il avait de la naissance, une naissance illustre, à coup sûr, car sur ce point sa certitude d'Anglaise affolée de supériorité aristocratique allait plus vite et plus loin que les probabilités de Soupert.

—Amenez-le, cher monsieur Soupert.

Quand elle l'avait vu arriver au château, amené par Soupert, elle n'avait plus douté de cette naissance illustre.

Évidemment ce jeune homme de vingt-trois ans, de grande taille, large d'épaules, à la tête énergique et bizarre, aux longs cheveux noirs qui lui retombaient sur le cou et sur le front en boucles frisées, était quelqu'un.

Peut-être y avait-il de l'affectation dans le désordre voulu de cette chevelure tortillée en serpents; peut-être les yeux ardents qui brillaient, à travers ces mèches ramenées en avant, au lieu d'être rejetées en arrière, cherchaient-ils à donner à leur regard une expression peu naturelle, toujours en quête d'un effet quelconque; mais qu'importait, cela n'empêchait pas qu'il fût étrangement original,—comme il convenait à un homme de son sang.

Un Romanof—elle était sûre que c'en était un—maître de musique de la princesse de Chambrais; au-dessus de lui une Cappadoce, c'était bien.


Ghislaine

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