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II

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Un haut mur, une grande porte, des branches au-dessus, c'est tout ce qu'on voit de l'hôtel de Chambrais dans la rue Monsieur, où il a son entrée; mais quand cette porte s'ouvre pour le passage d'une voiture, on l'aperçoit dans sa belle ordonnance, au milieu de pelouses vallonnées qui, entre des murailles garnies de lierres et masquées par des arbres à haute tige, se prolongent jusqu'au boulevard des Invalides. Enveloppée dans les jardins des couvents voisins, il semble que ce soit plutôt une habitation de campagne que de ville, et ses deux étages en pierre jaune, sans aucun ornement, élevés au-dessus d'un perron bas, ses persiennes blanches; son toit d'ardoises à lucarnes toutes simples accentuent encore ce caractère.

Évidemment, quand les Chambrais ont, au dix-huitième siècle, abandonné leur vieil hôtel du quartier du Temple pour faire bâtir celui-là, ils avaient en vue le confortable et l'agrément plus que la richesse de l'architecture ou de la décoration, et leur but a été atteint: il y a de plus belles, de plus somptueuses demeures dans ce quartier, il n'y en a pas de mieux ensoleillée l'hiver et de plus discrètement ombragée l'été, de plus agréable à habiter, avec de la lumière, de l'air, de l'espace, de plus tranquille, où l'on soit mieux chez soi.

Quand Ghislaine et son oncle revinrent de la justice de paix, ils n'entrèrent pas dans l'hôtel.

—Si nous faisions une promenade dans le jardin, proposa M. de Chambrais.

Ghislaine savait ce que cela voulait dire; c'était le moyen que son oncle employait lorsqu'il voulait l'entretenir en particulier, en se tenant à distance de lady Cappadoce et de ses oreilles toujours aux aguets: le temps était doux, le ciel radieux, le jardin se montrait tout lumineux et tout parfumé des fleurs de mai avec les reflets rouges des rhododendrons épanouis qui éclairaient les murs, les oiseaux chantaient dans les massifs; ce désir de promenade devait donc paraître tout naturel sans qu'on eût à lui chercher des explications de mystère ou de secret, mais précisément rien ne paraissait naturel à la curiosité de lady Cappadoce, et tout lui était mystères qu'elle voulait pénétrer.

Pourquoi se serait-on caché d'elle? Ne devait-elle pas connaître tout ce qui touchait son élève? Si à chaque instant elle affirmait bien haut «qu'elle n'était pas de la famille,» en réalité, elle estimait que Ghislaine était sa fille. Ce n'est pas en gouvernante qu'elle l'avait élevée, c'était en mère. Une Cappadoce n'est pas gouvernante. Si le malheur des temps l'avait obligée, à la mort de son mari, officier dans l'armée anglaise, à accepter de diriger l'éducation de cette enfant, elle n'avait pas pour cela cessé d'être une lady, et c'était en lady qu'elle voulait être traitée, le malheur n'avait point abattu sa fierté, au contraire; les Cappadoce valaient bien les Chambrais sans doute, et même, en remontant dans les âges, il était facile de prouver qu'ils valaient mieux.

Quand elle vit le comte et Ghislaine se diriger vers le jardin, elle fit quelques pas en avant pour se rattacher à eux:

—Que faisons-nous ce soir? demanda-t-elle, restons-nous à Paris, ou partons-nous pour Chambrais?

—Mon oncle, c'est à vous que la question s'adresse, dit Ghislaine; si vous me faites le plaisir de rester à dîner je couche ici, sinon je retourne à Chambrais.

Le comte parut embarrassé, Il y avait tant de tendresse dans l'accent de ces quelques mots, qu'il comprit qu'il allait la peiner s'il n'acceptait pas cette invitation; mais d'autre part il sentait que ce serait un si cruel désappointement pour lui de ne pas rejoindre le duc de Charmont, qu'il ne savait quel parti prendre.

—C'est que Charmont m'a demandé de dîner avec lui, dit-il enfin.

Le regard que sa nièce attacha sur lui l'arrêta.

—Je ne lui ai pas promis, reprit-il vivement, parce que je pensais bien que tu voudrais me garder; et cependant il a beaucoup insisté, il s'agit pour lui d'une décision grave à prendre.

—Il faut y aller, mon oncle.

—Si tu le veux....

—Nous partirons pour Chambrais à cinq heures, dit Ghislaine en se tournant vers lady Cappadoce.

—Comme tu dois revenir à Paris très prochainement pour la reddition du compte de tutelle, nous dînerons ensemble ce jour-là, je te le promets.

Satisfait de cet arrangement qui, selon lui, conciliait tout, M. de Chambrais passa son bras sous celui de sa nièce, et l'emmena dans le jardin. Penché vers elle, en lui effleurant les cheveux de sa barbe à la Henri IV qui commençait à grisonner, il avait l'air d'un grand frère qui s'entretient avec sa petite soeur bien plus que d'un tuteur ou d'un oncle. Et en réalité, c'était un frère qu'il avait toujours été pour elle, en frère qu'il l'aimait, en frère qu'il l'avait toujours traitée sans pouvoir jamais s'élever à la dignité d'oncle ou de tuteur. Tuteur, pouvait-on l'être quand pour la jeunesse du corps, de l'esprit et du coeur on n'avait pas trente ans? Il eût voulu jouer dans la vie les Bartolo, que pour son élégance et sa désinvolture, pour sa souplesse, son entrain, on eût bien plutôt vu en lui Almaviva, un peu marqué peut-être, mais à coup sûr un vainqueur.

—Et maintenant, mignonne, dit-il lorsqu'ils furent à l'abri des oreilles curieuses, que comptes-tu faire?

—Comment cela, mon oncle?

—Je veux dire: maintenant que tu es émancipée, comment veux-tu arranger ta vie?

—Est-ce que cette émancipation m'a métamorphosée d'un coup de baguette magique?

—Certainement.

—Je suis autre aujourd'hui que je n'étais hier, cet après-midi que je n'étais ce matin?

—Sans doute.

—Je ne le sens pas du tout, même quand vous me le dites.

—Tu as la volonté, la liberté; et je te demande comment tu veux en user.

—Mais simplement en continuant la semaine prochaine ce que j'ai fait la semaine dernière: demain, M. Lavalette viendra à Chambrais et me fera une conférence de littérature sur le Chatterton d'Alfred de Vigny; après-demain, je viendrai à Paris et je travaillerai de une heure à trois, dans l'atelier de M. Casparis, à mon groupe de chiens qui avance; vendredi, c'est le jour de M. Nicétas; nous ferons de la musique d'accompagnement.

—C'est le grand jour, celui-là; tu aimes mieux Mozart qu'Alfred de Vigny, et M. Nicétas que M. Lavalette.

—Je vous assure que M. Lavalette est très intéressant, il sait tout et il vous fait tout comprendre.

—Cependant tu préfères le jour de M. Nicétas.

—Je reconnais que la musique est ma grande joie.

—Pendant que j'ai encore une certaine autorité sur toi....

—Mais vous aurez toujours toute autorité sur moi, mon oncle.

—Enfin, laisse-moi te dire, ma chère enfant, que tu te donnes trop entièrement à la musique. Plusieurs fois, je t'ai adressé des observations à ce sujet. Aujourd'hui, j'y reviens et j'insiste, car tu m'inquiètes.

—Vous n'aimez pas la musique!

—Tu te trompes; j'aime la musique comme distraction, je ne l'aime pas comme occupation, et ce que je te reproche, c'est de ne pas t'en tenir à la simple distraction. Il en est d'elle comme des parfums; respirer un parfum par hasard, est agréable; vivre dans une atmosphère chargée de parfums, est aussi désagréable que dangereux. Tandis que la pratique des autres arts fortifie, celle de la musique poussée à l'excès affaiblit. Quand tu as modelé pendant deux ou trois heures dans l'atelier de Casparis, tu sors de ce travail allègre et vaillante; quand, pendant deux heures, tu as fait de la musique avec M. Nicétas, tu sors de cette séance les nerfs tendus, l'esprit alangui, le coeur troublé. On dit et l'on répète que la musique est le plus immatériel des arts; c'est le contraire qui est vrai: il est le plus matériel de tous. Il semble qu'elle agisse à l'égard de certaines parties de notre organisme en frappant dessus, comme les marteaux dans un piano frappent sur les cordes. Nos cordes à nous, ce sont les nerfs. Sous ces vibrations répétées, nos nerfs commencent par se tendre, et quand ils ne cassent pas ils finissent par s'user. De là ces virtuoses dévastés, détraqués, déséquilibrés que je pourrais te nommer, si cela n'était inutile avec les exemples que tu as sous les yeux. Trouves-tu que Nicétas, avec ses mouvements de hanneton épileptique, ses yeux convulsionnés, ses grimaces, soit un être équilibré? Cependant il est grand, fort, bien bâti, et a vingt-trois ans; il pourrait passer pour un beau garçon, sans ces tics maladifs. Trouves-tu que son maître Soupert, qui n'est qu'un paquet de nerfs, ne soit pas plus inquiétant encore dans sa maigreur décharnée?

—Est-ce que vraiment je suis menacée de tout cela? demanda-t-elle avec un demi-sourire.

—Je parle sérieusement, ma mignonne, et c'est sérieusement que je te demande de comparer Soupert à Casparis, puisque ce sont les seuls artistes que tu connaisses. Vois le statuaire superbe dans sa belle santé physique et morale; et, d'autre part, vois le musicien maladif et désordonné.

—Est-il donc certain que M. Casparis soit superbe par cela seul qu'il est statuaire, et que M. Soupert soit maladif par cela seul qu'il est musicien; leur nature n'est-elle pour rien dans leur état? En tout cas, comme vous n'avez pas à craindre que j'approche jamais du talent de M. Soupert, ni simplement de celui de M. Nicétas, j'échapperai sans doute à la maigreur de l'un comme aux tics épileptiques de l'autre. Je ne suis pas d'ailleurs la musicienne que vous imaginez, il s'en faut de beaucoup. Si j'ai fait trop de musique, c'est que j'étais dans des conditions particulières qui ont peut-être eu plus d'influence sur moi que mes dispositions propres. J'aurais eu des frères, des soeurs, des camarades pour jouer, que j'aurais probablement oublié mon piano bien souvent. Vous savez que mes seules lectures ont été celles que lady Cappadoce permettait, et ce que lady Cappadoce permet n'est pas très étendu. Je n'ai jamais été au théâtre. Dans la musique seule, j'ai eu et j'ai liberté complète. Voilà pourquoi je l'ai aimée; non seulement pour les distractions présentes, pour les sensations qu'elle me donnait, mais encore pour les ailes qu'elle mettait à mes rêveries... quelquefois lourdes... et tristes.

Il lui prit la main et affectueusement, tendrement, il la lui serra:

—Pauvre enfant! dit-il.

—Je ne me plains pas, mon oncle, et si j'avais des plaintes à former, je ne les adresserais certainement pas à vous, qui avez toujours été si bon pour moi.

—Ce que tu dis des tristesses de tes années d'enfance, je me le suis dit moi-même bien souvent, mais sans trouver le moyen de les adoucir. C'est le malheur de ta destinée que tu sois restée orpheline si jeune, sans frère, ni soeur, n'ayant pour proche parent qu'un oncle qui ne pouvait être ni un père ni une mère pour toi! Heureusement ces tristesses vont s'évanouir puisque te voilà au moment de faire ta vie et de trouver dans celle que tu choisiras les affections et les tendresses qui ont manqué à ton enfance.

—Vous voulez me marier? s'écria-t-elle.

—Non; je veux que tu te maries toi-même, et pour cela je demande qu'à partir d'aujourd'hui, quand tu mettras comme tu dis des ailes à ta rêverie, ce ne soit pas pour te perdre dans les fantaisies que la musique pouvait suggérer à ton imagination enfantine, mais pour suivre les pensées sérieuses que le mariage fait naître dans l'esprit et le coeur d'une fille de dix-huit ans.

—Vous avez quelqu'un en vue?

—Oui.

—Quelqu'un qui m'a demandée?

—Non; mais quelqu'un qui serait heureux de devenir ton mari, je le sais.

—Qui, mon oncle, qui?

—Je ne veux pas prononcer de nom; si je t'en dis un, tu partiras là-dessus, tu n'auras plus ta liberté; cherche dans notre monde qui tu accepterais pour mari, et aussi qui peut prétendre à ta main; quelqu'un que tu connais, au moins pour l'avoir vu; quand tu auras fait cet examen, nous en reparlerons.

—Quel jour? demain?

—Non, non, pas demain?

—Alors, après-demain?

—Eh bien! oui, après-demain! tu viendras pour travailler avec Casparis, je dînerai avec toi, et tu te confesseras. Je suis heureux de voir à ton impatience que tu n'es pas rétive à l'idée de mariage.


Ghislaine

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