Читать книгу Histoire d'une ménagerie - Henri de La Blanchère - Страница 5
FLEUR-DE-MAI
Оглавление— La ménagerie!..... ohé ! la ménagerie!..... criait une bande de gamins courant en avant de trois grandes et longues voitures, aux panneaux bleus passés, qui cahotaient lentement et péniblement le long de la grand’rue dans la petite ville que j’habite. Vers les dernières maisons, les véhicules firent halte.
— La ménagerie!...
Et, sur l’air des lampions, voilà les joyeux gamins parcourant la ville et faisant des mains, des pieds, des joues, un bruyant simulacre des instruments de la troupe encore inconnue.
Pendant ce temps-là, les trois voitures avaient pris position sur le côté d’un triangle de gazon ras, entouré de hauts peupliers frissonnants, auquel on donne pompeusement, dans le pays, le nom de Champ de foire, parce qu’une fois par an il s’y rassemble six échoppes de savetiers de campagne et autant de boutiques de merciers ambulants. Bientôt les chevaux, dételés et abandonnés à eux-mêmes sur la pelouse, se mirent à tondre avec résignation l’herbe pelée qui s’étendait autour d’eux. Maigre souper, maigre pitance, hélas! aussi maigres convives!...
Quatre personnes étaient sorties des voitures et vaquaient aux diverses occupations d’un véritable campement du soir.
Il est absolument indispensable que nous les présentions au lecteur.
Cet homme de haute taille, à l’énorme barbe noire tombant sur une poitrine d’athlète, aux bras nus, qui roule des yeux féroces autour de lui, c’est le seigneur Scipion l’Africain, dit le Farouche, ou l’Hercule de la Réole. Ne vous y trompez pas! c’est le maître de céans. Ancien tambour-major des zouaves, vingt-cinq ans d’Afrique, plusieurs combats mémorables, cinq blessures, une citation à l’ordre du jour de l’armée... Bref, un brave et digne homme, un mouton sous la peau d’un lion.
Auprès de l’ex-zouave, se meut une grande et longue figure blême, blonde, aux yeux demi fermés, éraillés, au teint de papier mâché, aux joues et aux lèvres sans barbe. Cet être, le premier et l’unique aide de camp du seigneur Scipion l’Africain, répond au nom charmant de Fadasse. En fouillant dans son passé, nous avons découvert qu’il avait été, pendant de longues années, garçon boulanger, et que l’amour de la farine seule lui avait fait embrasser la profession de pitre ou paillasse, la seule, avec son ancienne, dans laquelle il fût permis d’en faire, pour sa toilette, une ample consommation.
Scipion l’Africain.
Sauf un goût assez prononcé pour les liqueurs fortes, le Fadasse paisible est un excellent et placide garçon, incapable de donner une chiquenaude à une mouche, et que ses bêtes aiment autant qu’une bête féroce peut aimer un homme... sans en manger.
Fadasse.
Au premier plan du bivouac, voici qu’apparaît, dans son rôle important, la maîtresse de céans, madame Scipion l’Africaine, autrement la Perle de la Dordogne... pour vous servir. Brune, petite, haute en couleur, toujours en mouvement, la main et le pied lestes, la langue jamais en retard, un accent du cru... et sentant l’ail à vingt pas: voilà madame Scipion! Bonne femme au fond et, pour son plus beau titre de gloire, la mère de Fleur-de-mai.
Fleur-de-mai joue déjà sur le gazon avec Boule-de-neige, son chat favori, un angora blanc aux yeux rouges, aux lèvres roses, ressemblant à un gros mouton à longue queue. Blonde autant que Boule-de-neige est blanc, rose des lèvres et des joues comme lui, ses beaux cheveux épars en bandes rutilantes sur ses petites épaules à peine cachées par les bretelles d’un sarreau bleu, les bras et les jambes nus, ses yeux interrogateurs tournés vers les curieux, son chat entre les bras: Fleur-de-mai est charmante.
La Perle de la Dordogne.
Je fus saisi, attiré, charmé par cette adorable enfant, car je me trouvais — vous vous en doutez bien, lecteur — au nombre des curieux de la petite ville que l’arrivée de la ménagerie avait attirés sur la place.
M’approcher de Fleur-de-mai et caresser Boule-de-neige fut l’affaire d’un moment. La nature m’a doué, à ce qu’il paraît, d’une honnête et sympathique figure, car la fillette et son chat ne firent pas trop de résistance: c’est à peine si, à la première caresse que je hasardai, M. Boule-de-neige, s’étirant, me montra, par mesure de précaution sans doute, qu’il possédait une collection de griffes d’un ou deux centimètres de longueur. Satisfait de cette exhibition comminatoire, il se roula en boule sur les genoux de sa petite maîtresse et ronfla tout à son aise sous la pression de ma main qui le caressait.
Fleur-de-mai ne me montra aucune griffe: la chère enfant me regarda dans les yeux de ce regard limpide, profond, tranquille, de certaines organisations qui semblent voir dans notre âme; puis, secouant sa tête mutine, elle répondit à mes questions.
Il faut avouer que j’employai toutes les roueries possibles pour devenir l’ami de Fleur-de-mai. Le premier jour, je demeurai dans les généralités; mais, dès le lendemain matin, je retrouvai la fillette sur la pelouse, et, cette fois, j’avais mes poches bourrées de friandises et de joujoux...
Fleur-de-mai.
Je perdis mon temps...
Fleur-de-mai n’était point gourmande. A peine goûta-t-elle, pour me faire plaisir, à quelques bonbons: elle m’avoua qu’elle acceptait ce que je lui apportais plus pour ses chers animaux que pour elle.
Quant aux joujoux, elle ne savait point s’en servir... Fleur-de-mai ne jouait pas!...
Lorsqu’elle n’était pas de représentation, elle demeurait songeuse, la tête dans sa petite main, les yeux levés vers le ciel, regardant les hirondelles tracer leurs grands ronds au milieu des arbres, suivant le martin-pêcheur rouge et bleu qui passe comme un trait le long de la rivière, ou écoutant ce que les oiseaux chantaient dans les haies touffues.
Perdue dans cette contemplation vague de la nature, la fillette comprenait l’harmonie des êtres sauvages qui l’entouraient et les voix mystérieuses de la création.
Le domaine qu’affectionnait surtout cette petite fée blondinette, c’était la ménagerie elle-même. Là, elle était reine, souveraine absolue!... Tous les animaux non seulement la connaissaient, mais l’aimaient et, par conséquent, la respectaient. Pas un n’aurait osé lui faire le moindre mal. Il est vrai qu’elle savait trouver pour eux de si douces paroles; qu’elle leur faisait de si charmants petits yeux fascinateurs en coulisse; qu’elle les grondait si gentiment; qu’elle les gâtait de si bon cœur, en leur apportant tout ce qui devait flatter leur gourmandise, qu’on ne pouvait douter un seul instant qu’il n’existât entre elle et eux un langage parfaitement clair et compréhensible, inconnu au reste des humains.
Si son père — car le papa La Réole était fier de sa fille, et qui ne l’eût pas été ? — si son père lui disait en riant:
— Holà ! Fleur-de-mai, parle donc un peu au tigre... va voir aussi au lion... et dis-leur de se tenir plus tranquilles!
Fleur-de-mai y allait toute souriante, toute dorée de ses longs cheveux blonds qui ruisselaient autour d’elle. Elle leur tendait la main et leur parlait en son petit langage, leur faisant de grands reproches auxquels les grosses bêtes répondaient en bruissant, en miaulant, chacun dans sa manière, et caressaient, en se couchant, la main de la mignonne fée.
Les mauvaises langues prétendaient que la lourde cravache de l’hercule n’était point étrangère à l’amour forcé de ses bêtes pour Fleur-de-mai: on parlait même de choses horribles... on ajoutait que, dans les grands conflits, le maître se servait de la barre rougie au feu!...
N’en croyez rien.
Fleur-de-mai possédait des talismans plus sûrs et plus puissants que ces barbares instruments. Elle avait sa douceur, sa gentillesse, son innocence et ce je ne sais quoi d’inexprimable qu’on pourrait appeler le don de la fascination d’en haut.
Si vous parliez de ces choses-là à Fadasse, comme je le fis plus tard, jamais vous ne parveniez à le faire varier de thème:
— Mademoiselle Fleur-de-mai, Monsieur, elle comprend ce que disent tous les animaux...
— Vous plaisantez, Fadasse.
— Non, non, Monsieur; je parle sérieusement. Cette enfant-là, voyez-vous, ce n’est pas une créature naturelle. Oh! non. C’est un ange descendu du ciel!... Et puis, voyez-vous, elle comprend tout...
— Vous en êtes sûr?
— Pardi! Monsieur. Voyez-la quand elle s’approche seulement d’une des bêtes en fureur, — car ces bêtes-là, c’est si bête que ça se met en colère on ne sait pas pourquoi!... — eh bien! Fleur-de-mai s’approche, son petit œil brille... et l’animal se couche, rampe à ses pieds, la lèche et la caresse de toutes ses forces!
Est-ce donc vrai?
— Si c’est vrai....!
Enfin la bonté est contagieuse. Je ne suis pas méchant, et bientôt je devins l’ami de Fleur-de-mai, peu de temps après celui de toute la famille, y compris le blême Fadasse.
Ce qui demanda le plus de temps, ce fut de faire connaissance avec les héros du logis. Je conquis cependant leurs bonnes grâces; pour la plupart, j’employai le bifteck redoublé, en vertu de ce principe à mon usage, que la partie la plus sensible de tout être vivant est le palais, et le viscère le plus reconnaissant, non le cœur, mais l’estomac.
On a prétendu qu’il existait à cette loi une exception en faveur de l’homme... moi, je vous l’avoue, je n’en crois rien.
Ne me désabusez pas!
Ce fut ainsi, en devenant de plus en plus familier dans l’honnête intérieur de l’Hercule de la Réole, que j’acquis la certitude de l’admirable don que possédait ma chère petite amie — car je l’aimai bientôt autant que l’aimaient ses bêtes... — et que je pensai à écrire les merveilleuses aventures qu’elle me racontait volontiers avec sa grâce enfantine et sa naïveté charmante.
Nous avions une place de prédilection. Assis côte à côte au bord de la rivière murmurant parmi les cailloux, moi, je regardais l’eau faire ses petits remous cotonneux: elle, les yeux au ciel, semblait quitter la terre.
Voici ce que j’appris:
Née dans la ménagerie, ayant grandi au milieu des animaux que son père promenait de foire en foire, Fleur-de-mai s’était si bien familiarisée, si bien identifiée avec eux, que non seulement elle n’en éprouvait aucune frayeur, mais, pour elle, leur langage, leurs rugissements, leurs grognements, leurs glapissements qui amusaient ou effrayaient les badauds des environs, avaient un sens parfaitement intelligible. Insensiblement elle en était venue à aimer ces compagnons singuliers et à vivre familièrement avec eux, caressant le tigre, tirant la moustache du lion ou la queue des singes. C’était un touchant échange de caresses. Jamais ces singuliers amis ne se fâchaient. Hâtons-nous d’ajouter que la fillette partageait fraternellement avec eux tout ce qu’elle possédait, donnant aux uns une partie de la viande de ses repas, du pain à l’ours, des fruits aux singes et aux perroquets! Depuis l’âge d’or, on n’avait vu rien de semblable!
Un jour que la troupe était campée comme nous l’avons dit, Scipion le Farouche était allé à la mairie remplir les formalités nécessaires pour la représentation du lendemain. La Perle de la Dordogne et le blond Fadasse partirent de leur côté en quête de provisions, laissant à Fleur-de-mai et à Boule-de-neige la garde de la ménagerie.
Fleur-de-mai s’installa sur un méchant escabeau boiteux en face de la cage du lion, et, pour ne pas perdre son temps, elle se mit à pratiquer de savantes reprises aux accrocs des habits divers de grande représentation; rattachant ici un bouton récalcitrant, recousant là des paillettes fripées dont le lustre terni attestait les longs et loyaux services.
Le jour tirait à sa fin. Déjà le soleil disparaissait à demi sous l’horizon enflammé, et ses rayons obliques, glissant à travers les grands peupliers du champ de foire, doraient d’une lueur affaiblie les toits de la ménagerie roulante et les aspérités sableuses qui marquetaient la maigre pelouse.
A l’intérieur de la ménagerie, dans la cour que formaient les trois voitures placées en équerre, régnait déjà une demi-obscurité, fondant en un ton gris les contours des objets. Aussi Fleur-de-mai, malgré ses yeux aussi clairvoyants que jolis, fut-elle obligée d’abandonner son ouvrage, se promettant de le reprendre lorsque sa mère, de retour, aurait allumé la lampe pour le souper.
La jeune fillette croisa ses mains sur ses genoux, inclina sa tête sur l’épaule et, sans doute, se serait endormie si une subite agitation dans les cages des animaux, en rompant le silence, n’était venue la tirer de sa torpeur...
A cette heure, en effet, chacune des bêtes féroces semble se réveiller et naître à une vie nouvelle, comme si le départ du roi du jour leur donnait une liberté attendue. Sachant qu’elles allaient bavarder et échanger leurs impressions, la fillette se disposa, selon son habitude, à écouter leur conversation.
— Broum! fit le vieux lion en ouvrant un œil. Broum! Voici l’heure où, dans nos belles montagnes de l’Atlas, nous nous levons pour aller nous désaltérer à la source où viennent boire les gazelles!... O Malheur!... ô destinée!... moi, le roi du désert, réduit à tourner en rond dans une cage étroite!... Par ma barbe! que je m’ennuie!... ajouta-t-il dans un large bâillement qui montra le développement de ses canines formidables.
Hallo! ricana un jeune singe pendu par la queue, la tête en bas, aux barreaux de sa cage; voilà le vieux Dur-à-cuire qui commence à se plaindre. Hé ! là-bas, papa la Moustache, elle était donc bien belle la source aux Gazelles?
— Si elle était belle!... et bonne! fit le lion après un soupir qui ressemblait fort au bruit d’un soufflet de forge.
— Moi, si je regrette quelque chose, ce n’est pas l’eau, reprit Simius. Pour ma part, je trouve que c’est la seule chose que nous ayons en abondance ici... avec les coups de cravache.
— O ma source sous les palmiers!
— Hallo! compagnon; est-ce bien l’eau que vous regrettez dans votre source?... Ne serait-ce point les gazelles qui s’y désaltéraient?...
— Hélas!
— Et que vous étrangliez bel et bien pour assaisonner le liquide.
— Broum! fit le lion d’un air béat, en passant à plusieurs reprises sa langue rugueuse sur ses babines.
— Le sage a dit: Méfiez-vous des buveurs d’eau! Papa la Moustache, le sage a dit encore: Que les honnêtes gens mangent et boivent au grand jour, et que, la nuit venue, ils se couchent. C’est ainsi que nous agissons, nous, et à cette heure-ci, our rien au monde, je ne serais descendu du cocotier où ma mère avait jadis établi son domicile. Il eût été imprudent de se trouver nez à nez avec quelqu’un des vôtres... ou de vos cousins!
— Pauvre être pusillamine!... Bourgeois, va!... Un roi, par la barbe de mon père! ignore la peur.
— Et de quel pays étiez-vous roi?
— Du désert! répondit le lion se soulevant majestueusement sur une patte.
— Fameuse royauté, vraiment!... Moi aussi je serais roi dans le désert!... Tout le monde, jusqu’au crapaud qui chante sous sa pierre, ou au caméléon qui rêve sur sa branche, est roi dans le désert!... Dans un endroit où il n’y a personne, ce serait bien du guignon si on n’était pas roi tout seul.
— Jeune écervelé, apprenez que ce qu’on appelle le désert est très peuplé.
— Je le crois; mais je pense aussi que tous les habitants que vous pouviez y rencontrer étaient beaucoup moins forts que vous. C’étaient des gazelles, des chèvres, des bœufs égarés, des chevaux dévoyés; et encore, vous surpreniez tout cela à l’improviste!... Parbleu! si dans mon pays j’eusse été sûr de ne rencontrer que des souris et des écureuils, je n’aurais pas eu peur de me promener au clair de lune. Mais il rôde par là-bas certains jaguars et d’aimables serpents qui me conseillaient de ne pas bouger de dessus ma branche... Les honnêtes gens, vous dis-je, sont ceux qui dorment la nuit.
— Paix là ! sot animal! fit, en changeant de patte, le hibou Bel-Œil qui venait de s’éveiller: depuis quand la nuit est-elle faite pour dormir? N’est-ce pas plutôt le jour, avec son soleil aveuglant, sa chaleur brutale, qui vous engage à demeurer à l’abri et tranquille dans un coin? Ignorant! ne parlez donc point de ce que vous ne savez pas; c’est le propre des hommes... Quel bonheur! maintenant que les ombres s’étendent autour de nous, la douce lumière de la nuit se répand harmonieusement sur tous les objets et permet d’en distinguer les contours... C’est alors que les honnêtes gens s’éveillent et s’en vont à leurs affaires. Certes, mon ami, l’on a raison de boire pendant la nuit.
— Qui se ressemble s’assemble! glapit d’une voix aigre Gros-Pierre, un magnifique cacatoès qui se balançait à l’anneau de sa cage. Les brigands se soutiennent entre eux.
Maître hibou lança, de ses gros yeux flamboyants, un regard de travers à son blanc compagnon.
— Moi, brigand! ô ciel!
— Couah! couah!... oui, brigand! Vous ne valez pas mieux que les autres. Adressez-vous aux mulots et aux souris des bois que vous croquez sans pitié, nous verrons si ces pauvres bêtes diront que vous êtes le modèle de toutes les vertus.
— Hallo! mon ami et compatriote Gros-Pierre a raison, cria le singe. Hallo! vieux hibou, tant pis pour vous, vous faites partie de la grande bande des brigands; vous vivez de meurtres et de rapines... Osez soutenir que vous n’êtes pas, pour les mulots et les souris, ce que le lion, le tigre, le jaguar, le loup — ici présents — sont pour les bœufs, les chevaux, les moutons et autres mangeurs d’herbe!
— Seigneurs, murmura doucement Patte de velours, un grand tigre du Bengale, en étirant sournoisement ses griffes, permettez-moi de vous faire observer que cette sotte dispute menace de s’envenimer et que vous faites beaucoup trop de tapage, ce qui peut effrayer notre chère petite Fleur-de-mai, seule avec nous en ce moment. Veuillez donc être assez aimables pour abandonner cette discussion oiseuse et m’accorder la permission de vous soumettre une idée que je crois préférable.
— Couah, couah!... glapit le cacatoès.
— Hallo! allez-y! vieux sournois, fit le singe.
— Nous écoutons, dit le lion.
— Nous aussi, murmurèrent les autres.
— Mes chers amis et malheureux frères en captivité, il n’est personne parmi vous, même le plus insouciant et le moins perspicace, qui n’ait été à même d’apprécier toute l’étendue des biens que nous avons perdus! Nous qui, naguère, ne dépendant que de notre volonté, possédions l’espace pour domaine et la liberté pour richesse, hélas 1 nous sommes tombés au pouvoir d’un maître cruel et sans cœur qui nous mesure parcimonieusement l’air, l’espace, la lumière, et... surtout la nourriture; qui n’est prodigue, comme le faisait remarquer mon cher ami le singe, que d’eau claire et de coups de cravache...
Depuis l’arche de Noé, de glorieuse mémoire, je ne crois pas qu’il se soit trouvé au monde une collection d’animaux plus disparates, mais plus malheureux que nous. O les jungles de mon pays! merveilleux fourrés où je dormais si bien pendant les ardeurs du jour, qu’êtes-vous devenus? Où êtes-vous, rocher moussu qui me serviez d’abri et d’embuscade? Et vous, ruisseau limpide et murmurant qui couriez à travers les hautes herbes, courbant les roseaux et mêlant votre concert touchant à l’hymne de la terre pendant les nuits splendides d’un éternel été ?... Je vous ai perdus... perdus, hélas! et sans retour... Mais, au milieu de ma misère, pour calmer ma souffrance et adoucir mes tristesses, le ciel clément m’a du moins laissé votre souvenir. Je pense aux joies perdues, et, fermant les yeux, je me revois jeune, errant en liberté sous des ombrages ignorés de l’homme. Hélas! hélas! puisque le réveil est si pénible, que ne durez-vous toujours, ô songes du temps passé !...
Un bruit sec, comme celui d’un sac de noix que l’on caresse, interrompit l’orateur. C’était un des plus vieux crocodiles de la bande qui, trop vivement ému, passait la main sur ses yeux pour essuyer une larme.
— Hallo! père sournois, je pleure comme votre ruisseau, fit le singe en se mouchant bruyamment.
— Au fait! bougonna le lion.
— J’y arrive, mon frère. 0 mes amis! ô mes compagnons! gardons-nous d’aggraver nous-mêmes l’horreur de notre position par des disputes continuelles... Unissons-nous, aimons-nous, consolens-nous les uns les autres. Soyons frères!
— Ta, ta, ta!! murmura le cacatoès.
— Cela demande réflexion, dit à part lui maître Simius en se grattant le front.
— En vérité, je vous le dis, ô mes amis, continua l’orateur, mal partagé est à moitié passé !
— Hom, hom, grogna Martin l’ours, chaque jour amène du nouveau. Combien la captivité adoucit les caractères! Voilà un tigre, un vrai tigre, qui prêche la fraternité et la concorde!... Au profit de qui? C’est ce qu’il faudra voir.
— Soyons amis, soyons frères, continua le tigre. Que personne ici ne s’imagine qu’un de nous tirera profit de cette ligue du bien contre le mal. Honni soit qui mal y pense!...
— Merci, fit l’ours.
— Le temps est long, remplissons-le. Nous ne nous connaissons pas les uns les autres, apprenons à nous connaître. Que chacun raconte à la ronde, qui il est, d’où il vient, ce qu’il faisait, la manière dont il a été pris et conduit ici... Courage et véracité, ce sera notre devise!
— Fie-z’y-toi! murmura Cacatoès.
— Hallo! c’est charmant!
— Est-ce convenu, ô mes amis!
— Hou! hou! hou! dit le chat-huant en secouant ses plumes.
— Oui! firent toutes les voix.
— Eh bien! je propose que M. Simius, qui aime tant à parler, commence; nous l’écoutons.
— Hallo! seigneur; vous vous trompez. Moi... un bourgeois!... Non, non, s’il vous plaît! A tout seigneur, tout honneur!... Le vieux papa la Moustache, qui nous a déclaré qu’il était le roi de son désert, va vous raconter son histoire. Ce doit être attendrissant.