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II

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Table des matières

Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté britannique. Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ faire une visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des ailes.

Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée si prompte:

«Mon cher Ulric,

«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans un cimetière du comté de Sussex. Selon vos vœux, on a mis sur votre tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les fanfares de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle. Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament. Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à son bâton de chef d'orchestre.

«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin, comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La mort est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne? Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez bien me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le vieux soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.

«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter par la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui a ses quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé de recourir à ma plume pour conserver mon cheval, attendu qu'une dépêche télégraphique, arrivée je ne sais d'où, avait ruiné mon banquier, qui m'avait fait collaborer à ses spéculations. Mais heureusement, le lendemain de ce désastre, un parent à moi mourut dans un duel sans témoins, avec un pâté de faisan; et comme, peu soigneux de son caractère, il avait oublié de me déshériter, la loi naturelle m'a forcé à recueillir son bien, qui égalait au moins la perte que m'avait causée la pantomime du télégraphe. Vous avez dû, au reste, rencontrer cet excellent homme, qui avait pour maxime que la vie est un festin.

«Maintenant que je vous ai, trop longuement peut-être, parlé de moi, je vais vous entretenir d'une circonstance très bizarre qui est, à vrai dire, le motif sérieux de cette lettre.

«Il y a environ huit jours, dans un souper de jeunes gens où j'avais été convié, je suis resté foudroyé par l'étonnement en me trouvant en face d'une jeune femme qui est le fantôme vivant de cette pauvre Rosette, morte il y a un an à l'hôpital, et que vous avez voulu suivre dans la mort. Cette ressemblance était si merveilleusement frappante, si complète en tous points; cette créature enfin est tellement le sosie de votre pauvre amie, qu'un instant je suis resté tout étourdi, presque effrayé, et point éloigné de croire aux revenants. Mais le doute ne m'était pas permis: j'avais vu, comme vous, la pauvre Rosette étendue sur le lit de marbre de l'amphithéâtre; avec vous, je l'avais vue clouer dans le cercueil et descendre dans cette fosse que vous avez fait ombrager de rosiers blancs, comme pour faire à l'âme de la morte une oasis parfumée. J'ai alors interrogé cette créature, qu'un caprice de la nature a faite la jumelle de votre bien-aimée défunte; et supposant un instant qu'elle était peut-être la sœur de Rosette, je lui ai demandé si elle l'avait connue. Avec une voix qui avait les douces notes de la voix de votre amie, Fanny m'a répondu qu'elle ne l'avait point connue, et que d'ailleurs elle n'avait point de sœur. J'ai causé quelque temps avec cette fille, qui est fort recherchée dans le monde de la galanterie officielle, et je me suis convaincu que sa ressemblance avec Rosette s'arrêtait à la forme.

«Fanny est un être de perdition, une créature vierge de toute vertu. Appliquant à faire le mal une intelligence vraiment supérieure, cette fille, rouée comme un congrès de diplomates, grâce à ses relations, qui sont nombreuses, exerce dans la société où elle vit une influence qui la rend presque redoutable, et depuis qu'elle règne avec toute l'omnipotence de ses fatales perfections, elle a déjà causé la ruine de bien des avenirs et le désastre de bien des jeunesses sans qu'une simple fois son cœur, immobilisé dans sa poitrine comme un glaçon dans une mer du pôle, ait fait une infidélité à sa raison. C'est parce que je sais de quel amour profond vous aimiez Rosette; c'est parce que moi, sceptique et railleur à l'endroit des choses de sentiment, je suis convaincu que le souvenir de cette pauvre fille, qui s'est presque immolée pour vous, comme Marguerite pour Faust, vivra autant que vous vivrez, que je vous ai instruit de ma rencontre avec celle qui est sa copie. J'ai pensé que votre nature de poète trouverait peut-être un certain charme mystérieux à revoir, ne fût-ce qu'un instant, parée de toutes les grâces de la vie et dans tous les rayonnements de la jeunesse, la douce figure qu'il y a un an nous avons pu voir ensemble disparaître sous le vêtement des trépassés. Au cas où, comme je le présume, les détails que je viens de vous raconter exciteraient votre curiosité et vous amèneraient à Paris, je vous ai d'avance préparé une entrevue avec Fanny. Vous nous trouverez samedi prochain, c'est-à-dire dans quatre jours, après la sortie du bal de l'Opéra, au café de Foy, où vous rencontrerez d'anciennes connaissances.

«Pour ne pas effrayer l'assemblée, il serait peut-être convenable que vous ne vinssiez pas avec votre linceul. Quittez donc ce négligé mortuaire et mettez-vous à la mode des vivants. Pour des réunions du genre de celle où je vous convie, on s'habille volontiers de noir, avec des gants et un gilet blancs. Je vous rappelle ces détails au cas où vous les auriez oubliés dans l'autre monde, où les usages ne sont peut-être pas les mêmes que dans celui-ci,

«Tout à vous,

«Tristan.»

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