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I

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Edmée de Nerteuil venait d’avoir vingt-cinq ans lorsque ses parents moururent; elle se trouva maîtresse d’une grande fortune et tutrice de sa jeune sœur Adrienne, qui atteignait à peine sa seizième année. A vrai dire, Adrienne était moins sa sœur que sa fille. Madame de Nerteuil, presque toujours malade, la lui avait abandonnée dès son plus jeune âge. Edmée avait bercé Adrienne et avait eu son premier sourire. Elle s’était alors attachée avec passion à cette enfant. Elle avait été bien moins une jeune fille charmante et belle qu’une jeune mère éprise jusqu’à la folie de ses devoirs et de ses soins maternels. Lorsque Adrienne avait grandi, elle s’était plu à l’instruire, à l’embellir, à la parer de toutes les qualités qu’elle avait elle-même et qu’elle semblait ignorer.

Rien d’ailleurs ne l’avait distraite de la tâche qu’elle chérissait. M. et madame de Nerteuil habitaient en Normandie un château qu’ils ne quittaient point. Ainsi les saisons se succédaient l’une à l’autre sans amener à l’existence intime de cette famille d’autre changement que la froidure de l’hiver et l’épanouissement du printemps. C’étaient les mêmes lilas qui refleurissaient pour Adrienne, la même pelouse qui s’émaillait de bluets, les mêmes frimas qui poudraient les arbres. Quelques courses à la ville voisine et de loin en loin quelque bal étaient ses seuls plaisirs; mais elle était encore trop enfant pour ne point s’en contenter. Elle adorait sa grande sœur, ne vivait que par elle et pour elle, et, si elle ne s’endormait plus dans ses bras comme au temps où elle était petite, elle se pressait doucement contre elle le soir, appuyant sa tête à son épaule, et fermait les yeux sous son baiser. Elle aimait respectueusement ses parents et se laissait gâter par eux. Elle ne les craignait pas plus qu’elle ne craignait Edmée; cependant elle boudait à leurs reproches, si par hasard ils lui en faisaient, tandis que le moindre mécontentement d’Edmée l’eût mise au désespoir. Quand elle les perdit, elle eut un vif chagrin, mais involontairement elle le compara à ce qu’il eût été, si Edmée fût morte. Elle en frissonna jusqu’au fond du cœur et fut presque consolée. Sa sœur, sa chérie, sa bien-aimée lui restait, et, par l’effroi d’un malheur plus grand qui eût pu survenir, elle n’accusa point Dieu de cette première épreuve qu’il lui envoyait. Edmée eut peut-être un sentiment pareil; seulement, ce qui n’était pas arrivé à sa sœur, elle se reconnut coupable de l’avoir. Ne serait-elle point un jour punie de cette affection trop exclusive et toute-puissante, en dehors de laquelle il ne pouvait plus y avoir pour elle au monde de douleur ni de joie? Cette crainte dura peu. Les deux sœurs, seules désormais dans la vie, se serrèrent l’une contre l’autre, se sourirent à travers leurs larmes et se confièrent à l’avenir.

Adrienne, à ses quinze ans, était une ravissante créature. Une masse de cheveux blonds, s’étageant très-haut, tout crespelés, roulés en torsades, s’échappant çà et là en mèches frisées, surmontait un visage d’une physionomie rieuse et touchante à la fois. Le front, finement découpé, était d’un blanc pur, les yeux brillants, d’une nuance bleu pâle, vifs et profonds. Le nez, se retroussant gentiment, donnait une allure mutine à tous les traits. La bouche, aux lèvres pleines, colorées, du dessin le plus engageant, respirait la tendresse et la bonté. La peau était d’un incomparable éclat. Adrienne n’était point régulièrement jolie, elle était charmante. Sa taille souple, sa démarche gracieuse, ses épaules arrondies, légèrement tombantes, ses mains effilées et mignonnes, ses pieds tout petits et cambrés la complétaient. On se fût– arrêté à la contempler et à l’admirer. Elle était changeante à tous moments et cependant la même. Il émanait d’elle un attrait singulier de plaisir et de jeunesse. Elle se montrait tour à tour gaie et pensive, affectueuse et triste, un peu nerveuse. Des impressions rapides, des sensations multiples la traversaient et l’agitaient. C’était une enfant gâtée sans limites, impérieuse et fantasque à ses heures, impatiente de la vie sans le savoir, parfois naïvement égoïste et s’en repentant aussitôt, s’aimant beaucoup, aimant plus encore sa sœur, et que son bon naturel ramenait toujours de ses impétuosités d’esprit et de caractère à ses qualilités aimables et sincères.

Elle devait néanmoins paraître étrange à ceux qui ne la connaissaient pas, et ce fut ce qui arriva lorsque les grands-parents qui composèrent le conseil de famille se réunirent au château. Edmée avait été nommée la tutrice de sa sœur, mais il lui fallait compter avec les personnes qui l’assistaient. C’étaient surtout le comte de Rétheville, son oncle, et la baronne douairière de Sénevère, sa tante, tous deux très-formalistes, très-puritains de ton, très-entichés de noblesse et d’autorité. Ils n’avaient point vu les Nerteuil depuis nombre d’années, alors qu’Adrienne était au berceau et qu’Edmée n’était qu’une petite fille. Ces enfants, qui les touchaient de près, devaient à leur avis, être surveillés et dirigés par eux. Soudainement investis des devoirs de la famille, ils avaient à les guider toutes les deux dans le droit chemin et à les marier dignement. Les premiers jours se passèrent naturellement en compliments de condoléance et en préoccupations d’affaires; mais, lorsqu’une certaine intimité se fut établie et que les intérêts d’argent furent réglés, le comte de Rétheville et la baronne de Sénevère abordèrent avec Edmée une question plus grave. Avec des circonlocutions prudentes et évitant de la froisser, ils lui firent entendre qu’Adriçnne n’était point élevée et qu’elle avait crû en trop de liberté et avec trop de luxuriance, comme une jeune pousse sauvage. Ils avaient pu étudier ses pétulances, ses façons primesautières, si gracieuses qu’elles fussent, ses mouvements d’âme irréfléchis et spontanés. Rien de cela n’était d’une jeune fille de son monde, correcte et convenable. Edmée se récriait. Où pouvait-on trouver de plus charmante enfant et de qualités plus généreuses? M. de Rétheville et madame de Sénevère n’y contredisaient pas; pourtant à leur sens, si Adrienne avait des dons naturels, elle n’avait point ces dons acquis de retenue, de politesse et de réserve que la société exige. Sous peine de graves mécomptes, on n’entrait pas dans la vie avec l’étourderie des impressions subites. L’éducation et la règle avaient à polir, à sertir ce joli diamant, éclatant de feux bizarres. Puis elle n’était pas assez instruite. Que savait-elle, sinon les premières notions des connaissances les plus simples? C’était assez sans doute pour l’existence de soleil et de grand air qu’elle avait menée, ce ne l’était point pour le rang qu’elle aurait à tenir plus tard, pour les devoirs qu’il lui faudrait remplir. Pourquoi Edmée, qui était d’un esprit réfléchi, d’un caractère sérieux, d’une instruction réelle et très-complète, ne lui avait-elle pas demandé plus d’application et de travail? Edmée n’osait répondre qu’elle avait surtout chéri la jeunesse de sa sœur, et qu’elle eût craint de lui imposer la moindre gêne et la moindre entrave. Elle ne se hasardait point à dire à ces grands-parents d’une morale stricte et un peu sévère, que la science des couvents à la modelui avait paru inutile à une fille comme Adrienne, aventureuse et gaie, et qui serait aimée pour son esprit naturel, sa grâce et sa beauté. Ce fut cependant alors que M. de Rétheville et madame de Sénevère lui déclarèrent l’intention où ils étaient d’emmener avec eux Adrienne et de la faire entrer pendant un an au Sacré-Cœur. Ils ne fixaient un terme –aussi court que par condescendance pour Edmée et pour ne la point séparer trop longtemps –de sa sœur. La première pensée d’Edmée fut la résistance; elle ne la formula toutefois que timidement. Si indépendante et si ferme qu’elle fût de caractère et d’habitudes, elle n’avait jamais eu à lutter contre personne, et cette situation la prenait au dépourvu. Il y avait en elle l’indécision qui accompagne et comprime souvent un sentiment de révolte. Elle avait aussi la crainte de s’être trompée. Ces grands-parents, compassés, mais affectueux, lui imposaient. Elle avait appris à les respecter de loin, et, les voyant de près, se défendait mal de les redouter. D’ailleurs n’étaient-ils point la famille, les protecteurs légaux de sa sœur et les siens? Ils lui parlèrent aussi d’elle-même, de sa vie, qui allait devenir triste et solitaire, et lui proposèrent de partir avec eux. Edmée refusa. Ils n’insistèrent pas, s’imaginant avoir plus facilement gain de cause pour Adrienne. Edmée en effet ne résistait plus qu’à demi, et leur demandait seulement quelques heures de réflexion.

Mademoiselle de Nerteuil avait son projet. Elle voulait consulter sur ces questions qui la troublaient si fort un homme qu’elle connaissait depuis longtemps et qu’elle aimait autant qu’elle le respectait. C’était l’abbé Daltez, le curé du village. Il lui avait fait accomplir ainsi qu’à sa sœur leurs premiers devoirs religieux, il avait toujours été pour elle indulgent et bienveillant, il paraissait avoir pour Adrienne une affection pleine de sollicitude. S’il jugeait à propos que la jeune fille partît, Edmée y consentirait; s’il lui conseillait au Contraire de la garder auprès d’elle, Edmée aurait le courage de s’opposer jusqu’au bout, et même de tout le pouvoir légal dont elle serait armée aux volontés de ses grands-parents.

L’abbé Daltez était un prêtre de quarante ans, d’une physionomie grave et douce, froidie en quelque sorte dans l’austérité de ses devoirs. De longs cheveux noirs et bouclés, mélangés de blanc çà et là, encadraient son visage, ses traits respiraient une énergie tranquille et qui s’était volontairement amortie. Il semblait qu’il eût conquis le repos après avoir traversé secrètement les luttes et les passions de la vie. Il était depuis quinze ans dans ce village, perdu plus qu’oublié peut-être dans le silence et dans l’obscurité de ses fonctions. Il avait dû, en sa pleine jeunesse, avoir des aspirations hautes, celles de la propagande, de la science et du martyre. L’impétuosité de son zèle et de sa foi avait sans doute inquiété ses supérieurs; l’Église s’effraie parfois de ces ardeurs de l’imagination et de ces désirs du combat. Elle y devine moins le renoncement que l’inassouvissement de l’âme, et condamne de parti pris aux limbes de la médiocrité ces impatients athlètes. Elle veut ses serviteurs humbles et passifs et ne les reconnaît plus tard ses maîtres que s’ils ont passé, tout-puissants qu’ils soient d’érudition et de génie, à la façon des Sixte-Quint, par la sape souterraine d’un long effacement et d’une infatigable ambition. L’abbé Daltez n’était pas un Machiavel ecclésiastique. Il n’admit pas ces voies tortueuses de la célébrité, cessa de lutter et se résigna. Pendant plusieurs années il s’absorba dans de profondes études de théologie et d’histoire. La vaste instruction qu’il acquit au travers des doutes et des affirmations sans nombre des livres lui montra l’infirmité et presque le puéril néant de la pensée humaine; mais elle lui donna l’impartialité de l’esprit et la sérénité du cœur. A la fin même, il négligea de lire, contempla la nature en ses éternelles beautés, admira Dieu dans sa création et se dévoua au soulagement des souffrances et à l’éducation de ses ouailles. En descendant des sommets qu’il dédaigna, il se sentit presque heureux par les actes de la charité, par la simplicité de la foi. Un sentiment qui lui devint propre lui donna d’ailleurs des joies lentes et rêveuses qui remplacèrent pour lui l’ambition. Il avait préparé mademoiselle de Nerteuil à sa première communion. Il s’éprit paternellement de cette enfant, dont les qualités nobles se développaient par ses soins et sous ses yeux. Il la vit grandir en beauté, en grâce et en générosité d’âme. Une affection toute chrétienne l’unit à elle sàns qu’elle s’en doutât; il cachait cette affection au fond de son cœur comme un parfum précieux dans un vase fermé. Comme elle il aima sa jeune sœur, mais moins qu’il aimait Edmée; peut-être inconsciemment était-il jaloux d’Adrienne. Elle lui semblait du reste une de ces femmes qui naissent pour être heureuses, que leur faiblesse, un égoïsme séduisant et leur grâce protégent ainsi qu’un bouclier de diamant et auxquelles ceux qui les aiment se sacrifient jusqu’à en mourir.

Lorsque mademoiselle de Nerteuil se rendit chez l’abbé Daltez pour le consulter, celui-ci était assis à la fenêtre de la salle basse du presbytère. Cette salle, toute lambrissée de chêne, était obscure, fraîche et profonde, tandis que la fenêtre s’encadrait en pleine lumière dans les pousses du lierre et dans les fleurs de volubilis. L’abbé rêvait ou méditait. Une brise légère lui apportait les senteurs de la campagne. Dans le lointain, il apercevait le château de Nerteuil. Sa pensée était là. Que s’y passait-il? Que s’y passerait-il surtout le lendemain? Il savait Edmée assez énergique et assez vaillante pour ne point s’effrayer de cette demi-solitude où elle était tombée. Elle resterait aux lieux qui l’avaient vue naître, avec sa sœur qu’elle continuerait d’élever, qu’elle aimerait plus encore qu’elle ne le faisait. Il vivrait donc dans son intimité, l’aiderait de ses conseils et de son affection. Quoique cette pensée sourît à l’abbé Daltez, il ne s’y abandonnait qu’avec crainte. Cette destinée si calme ne pouvait suffire à l’horizon des deux sœurs. Elles en sortiraient tôt ou tard pour se marier, Adrienne tout au moins. Que deviendrait alors Edmée? Mais c’était encore si éloigné! Il se reprenait à sourire avec un secret égoïsme de cœur qu’il se reprochait. Puis de nouveau il s’alarmait. Les grands-parents, qui étaient venus, avaient peut-être des projets qu’ils étaient en droit de réaliser. Quels étaient-ils? Il y avait trois jours qu’il n’avait vu Edmée et alors elle ne lui avait rien appris; mais depuis? Tout à coup il vit mademoiselle de Nerteuil qui se dirigeait vers le presbytère. Elle marchait d’un pas vif et léger à la clarté du soleil couchant, qui jetait ses rayons autour d’elle. Elle lui apparut plus touchante et un peu pâlie en ses vêtements de deuil. L’abbé involontairement ému, sortit au-devant d’elle, lui prit les mains et, marchant à ses côtés, l’amena au presbytère.

–Mon bon abbé, lui dit Edmée en s’asseyant, je suis profondément troublée, très-indécise de ce que je dois faire, et je viens vous consulter.

–Je m’en doutais, mon enfant, répondit l’abbé, car de mon côté je songeais à vous. Parlez donc bien vite et dites-moi ce qui vous tourmente.

Mademoiselle de Nerteuil lui raconta la conversation qu’elle avait eue avec le comte de Rétheville et la baronne de Sénevère, et l’intention où ils étaient d’emmener Adrienne. Qu’allait-elle faire? Fallait-il qu’elle résistât ou devait-elle se résigner et céder?

–Vos grands-parents, ont raison, lui dit l’abbé Daltez. Tant que votre sœur était une enfant, elle était bien sous votre garde. Vous lui avez appris les joies et les plaisirs, les étonnements et les émotions de son âge. Elle a grandi sous votre regard sans qu’une mauvaise pensée l’effleurât, car elle n’a jamais vu que le bien autour d’elle; mais aussi, elle n’a jamais lutté, et les sentiers où elle a marché lui ont été faciles, trop faciles peut-être. Elle a vu tous ses désirs accomplis, ses volontés enfantines caressées et respectées. Son bon naturel, ses exquises qualités de cœur, l’ont préservée de tout danger. Elle est aussi aimable que naïve; mais aujourd’hui elle a seize ans. Vous ne prétendez pas la garder toujours auprès de vous, n’est-ce pas? Elle est destinée à être une femme du monde, il est donc nécessaire qu’elle le devienne. Il faut qu’elle puisse goûter au fruit défendu des vanités mondaines, afin de ne s’en point exagérer le décevant aspect et d’en deviner l’amertume. Ce n’est pas tout, continua-t-il en regardant Edmée, et je dois vous parler plus sérieusement encore. Ce n’est pas seulement de votre sœur qu’il s’agit; il s’agit de vous, de vous surtout, pour qui cette séparation doit s’accomplir.

–De moi! s’écria-t-elle avec surprise.

–De vous. Laissez-moi m’expliquer, mon enfant. Vous vous êtes dévouée à votre sœur si complétement et avec un tel oubli de vous-même que vous n’avez pu réfléchir sur ce dévoûment ni sur cette abnégation. Peut-être ne doit-on aimer personne, pas même Dieu, de cette façon. L’amour, quel qu’il soit, doit avoir son indépendance et sa dignité, qui le sauvegardent et l’élèvent, et vous aimez votre sœur sans restrictions et sans mesure, jusqu’à l’anéantissement de vous-même. Vous n’en avez pas le droit. Un jour,–le plus tard possible, j’y consens,–elle vous échappera. Elle s’en ira vers la vie qui l’appellera et vous laissera derrière elle. Vous ne serez déjà plus jeune, Edmée. Que vous restera-t-il alors? L’amer regret de votre bonheur disparu ou les joies douloureuses de vos sacrifices à votre sœur, que vous continuerez encore et qu’elle acceptera par habitude de les subir ou par lassitude d’avoir voulu s’y soustraire. Est-ce à cela que vous devez marcher? Certes, soyez la protectrice vigilante, la courageuse et tendre amie de votre sœur, mais songez à vous-même; vous vous devez, aussi bien qu’elle au mariage, à la maternité, à votre pleine destinée de femme ici-bas. N’affichez dans votre for intérieur ni l’orgueil du renoncement ni le détachement de vous-même. Il y a des châtiments pour quiconque méconnaît les lois éternelles de la nature et de l’humanité.

L’abbé Daltez se tut un moment. Il se tenait la tête dans les mains, soit qu’il fît sur lui un pénible retour, soit qu’il adressât à Dieu pour la jeune fille quelque muette prière. Edmée, grave et recueillie, le cœur légèrement serré, l’écoutait. Avait-elle déjà entrevu pour son compte ces profondeurs qu’il lui montrait et se prenait-elle à les redouter? L’abbé releva le front, et d’une voix douce et calme, fixant sur elle un regard caressant et plein de sérénité, il lui dit:–Croyez-moi, laissez partir votre sœur et soyez forte. Il se fera en vous un grand déchirement, mais Dieu guérit les blessures qu’on élargit soi-même, il y met le baume de sa miséricorde et de sa pitié. Vous souffrirez sans nul doute,–vous étiez-vous donc imaginé de ne jamais souffrir?–cependant vous aurez la consolation, digne de vous, d’une conscience sans remords et du devoir accompli.

–Je vous remercie, mon père, dit Edmée, je ne sais si j’aurai le courage de suivre vos conseils. Cela ne dépend pas tout à fait de moi. Je vais aviser à ce que je dois faire.

En ce qui la concernait pourtant, elle était résolue à se sacrifier, mais auparavant elle voulait savoir comment Adrienne accueillerait la nouvelle de cette séparation. Si c’était là , pour elle un trop grand chagrin, si la jeune fille, aux premiers mots qu’elle prononcerait, se jetait dans ses bras en la suppliant de ne la pas quitter, elle ne la laisserait pas partir, la garderait à tout prix. La jugeant d’après elle-même, elle la voyait déjà tout en larmes et se suspendant à son cou, et par contre elle la rassurait et la serrait sur son cœur. Elle s’exaltait un peu. Qui donc avait pu songer à les séparer? elles s’aimaient si bien, étaient si étroitement unies l’une à l’autre! Cependant de loin elle vit Àdrienne qui venait à sa rencontre, et le doute la prit. L’oublieuse jeunesse triomphait déjà chez sa sœur des deuils récents qui les avaient frappées. Un peu pâle encore des pleurs qu’elle avait versés, son visage reprenait toutefois des teintes roses et vivaces. Elle avait le sourire épanoui de la mélancolie. D’un élan affectueux, elle s’en fut à Edmée. Celle-ci la baisa au front, la retint tout près d’elle, lui dit d’une voix tremblante le dessein qu’on méditait. Le premier mouvement d’Adrienne fut un étonnement mêlé de crainte, elle frissonnait à l’idée d’un départ; mais, comme Edmée, croyant l’avoir conquise, s’empressait en lui ouvrant ses bras de la rassurer, elle ne répondit que faiblement à cette vive étreinte. La peur avait disparu en elle, la curiosité s’éveillait. Qu’avait–elle donc à faire là-bas? Pourquoi l’emmenait-on? Le fallait-il absolument? Puis, tandis qu’Edmée interdite lui répondait à peine, elle s’enquérait de cette existence nouvelle qui serait la sienne, s’en effrayait en priant sa grande sœur de ne la point abandonner, et de nouveau s’y aventurait par ses questions presque semblables à des désirs. Alors, bien qu’elle se sentît le cœur oppressé, ce fut Edmée qui doucement, par des sourires, par ses conseils, par ses caresses, encouragea la jeune fille à subir cette séparation, qui leur serait si pénible à toutes les deux, mais qui était nécessaire. Il fallait en effet ne point mécontenter ces grands-parents qui étaient désormais leur seule famille. Il était bon qu’Adrienne complétât les études diverses qu’elle n’avait pu qu’ébaucher dans la solitude de Nerteuil et qui sont l’ornement de l’esprit et la grâce de la vie mondaine. Ce fut Adrienne qui se rendit, qui se crut presque forcée par sa sœur à cette résolution soudaine. Elle l’embrassa, indécise si elle devait se réjouir ou s’attrister, pendant qu’Edmée, refoulant ses larmes au fond de son cœur, lui montrait un visage souriant et tranquille.

Quand Edmée les eut informés de son consentement au départ d’Adrien ne, M. de Rétheville et madame de Sénevère la félicitèrent hautement, et se disposèrent d’ailleurs aussitôt à retourner à Paris. Toutefois au moment des adieux la baronne prit Edmée à l’écart et lui annonça, non sans quelque mystère, qu’elle avait des intentions sur elle et qu’elle ne tarderait pas à revenir à Nerteuil, autant pour lui en faire part que pour ne point la laisser au chagrin de sa solitude et de l’absence de sa sœur. Edmée l’entendait à peine, car à ce moment-là elle ne quittait point Adrienne des yeux. Elle embrassa la jeune fille une dernière fois, vit la voiture s’ébranler et disparaître bruyamment au détour de la route. Edmée revint lentement et tout anéantie vers le château. Elle ne voyait qu’une consolation à sa douleur, c’était de pleurer à son aise et sans témoins la chère absente, de s’enfoncer dans les regrets du passé, dans les espérances si lointaines du retour. Ce fut alors qu’elle se rappela ce que lui avait dit madame de Sénevère et qu’elle s’irrita sourdement à la pensée de la recevoir. Ce n’était donc point assez de lui avoir pris sa sœur, on allait lui ravir la liberté de sa souffrance et l’indépendance de son isolement. Elle en arrivait par l’impatience et le courroux à regarder comme un répit à une situation plus cruelle encore que celle où elle se trouvait les quelques jours qui lui restaient à s’appartenir tout entière.

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