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II

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Madame de Sénevère ne tarda pas à tenir sa promesse. Elle écrivit à Edmée pour la prévenir de son arrivée et de celle de son fils. Elle lui demandait de faire à ce dernier un bon accueil et espérait qu’il lui plairait. Elle songeait en effet à le lui donner pour mari. Tout cela était dit d’une façon très-franche et qui ne paraissait point douter du résultat. Mademoiselle de Nerteuil demeura stupéfaite. Ainsi, après avoir disposé de sa sœur, on disposait d’elle-même. Cela ne serait pas, elle y mettrait bon ordre. Néanmoins le respect de la famille était assez grand chez elle pour qu’elle ne témoignât rien de son déplaisir. Elle répondit poliment à madame de Sénevère qu’elle l’attendait.

La baronne et son fils arrivèrent presque aussitôt. Ils apportaient des nouvelles et des lettres d’Adrienne; c’était assez pour qu’Edmée n’eût plus la force de leur en vouloir. Ils avaient vu la jeune fille, l’avaient embrassée, lui avaient parlé. Elle les écoutait tout en lisant les lettres, se faisait expliquer par eux ce qu’elle ne comprenait pas bien, leur demandait mille détails auxquels ils répondaient de leur mieux. En somme, malgré son regret d’un éloignement subit, malgré les tendresses qu’elle envoyait à sa sœur, Adrienne était heureuse. Edmée soupira, ne lui en voulut point. Ce qui importait, c’est que le chagrin de cette absence fût tout entier pour elle. N’eût-elle pas souffert bien davantage, si Adrienne se fût lamentée là-bas, loin d’elle et sans l’espérance immédiate du retour! Elle fit à ses hôtes avec une dignité juvénile les honneurs de Nerteuil. Ils venaient s’y installer pour y passer l’automne. Elle voulut qu’ils en emportassent un bon souvenir, et qu’Adrienne se rappelât à leurs récits les années qui s’y étaient écoulées pour elle et qu’elle oubliait peut-être.

Victorin de Sénevère était encore un jeune homme; il avait trente ans à peine. Sa jeunesse s’était passée en des plaisirs élégants et de bonne compagnie. Ne s’étant, heurté à aucune passion forte, il avait gardé à l’endroit des femmes une tendresse de cœur indécise et rêveuse. Il n’avait en quelque sorte trouvé en elles que la menue monnaie de l’idéal qu’il poursuivait. Elles lui avaient été complaisantes et faciles plutôt qu’elles ne s’étaient sincèrement éprises de lui. Soit qu’il les aimât trop ou qu’il ne sût point les aimer à leur guise, elles l’avaient quitté parfois plus qu’il ne leur avait été infidèle. Il était de ces’ hommes faibles qu’il est aussi aisé de prendre que de garder. Un peu de mélancolie s’ensuivait pour lui. Il méritait mieux que les entraînements passagers auxquels il se livrait de bonne foi et dont il subissait le caprice. Depuis quelque temps, mécontent et dédaigneux de son passé, il se préoccupait d’un avenir plus sérieux. Après être entré dans la diplomatie et s’être promené çà et là en quelques ambassades, il envisageait, avec le désir de s’y faire un nom, le côté viril de sa carrière. Il lui semblait que tout lui serait propice, s’il rencontrait pour en faire la compagne de sa vie une femme intelligente et bonne qui l’apprécierait à sa valeur. Aussi avait-il accueilli avec une curiosité mêlée d’empressement la proposition que sa mère lui avait faite d’épouser mademoiselle de Nerteuil. Ce qu’elle lui avait dit de cette jeune fille, vouée déjà au sacrifice et au devoir, le séduisait. Il se sentait secrètement digne d’elle avec une certaine ardeur à lui plaire qui lui était naturelle à l’égard des femmes, que vo1 lontiers et par intervalles il se fut imaginé amortie en lui, mais qui le-reprenait à la première occasion. Il avait d’ailleurs toutes les qualités extérieures qui peuvent captiver une femme, l’élégance de la taille et de la démarche, l’aisance des manières, une physionomie tour à tour énergique et douce. Il était tout prêt à se livrer à Edmée pour peu qu’elle consentît à l’aimer.

La baronne et son fils furent charmants pour mademoiselle de Nerteuil. Ils se montrèrent tout aussitôt ce qu’ils étaient réellement, affectueux et simples. Madame de Sénevère, un peu froide au premier abord, avait une bonté qui ne se révélait que par degrés, mais avec grâce. On avait craint de la trouver sévère, on s’étonnait de la découvrir indulgente et gaie, d’un esprit alerte et d’un cœur jeune. Elle traitait un peu Edmée comme sa bru, avec les allures d’une belle-mère aimable qui se faisait sa compagne et son amie. Cela était si naturel de sa part, si loin de contrainte et d’exigences d’aucune sorte, qu’Edmée ne s’en fâchait point. Elle était presque heureuse de cette familiarité maternelle qui s’improvisait avec tant de bonhomie. Elle n’avait non plus aucun reproche à adresser à son cousin, bien au contraire. Victorien n’était pour elle qu’un ami attentif à lui plaire, dont la tendresse, si elle existait, ne se hasardait jamais à l’aveu d’un désir ou à l’affirmation d’un projet. Il songeait peut-être à conquérir Edmée à la façon des preux d’autrefois, par un long servage noble et franc qui ne pouvait offenser la jeune fille. Elle avait redouté quelque obsession de ce futur mari qu’on lui avait brusquement destiné, et elle rencontrait en lui une affectueuse loyauté, un empressement délicat, la discrétion des plus respectueuses espérances. Aussi peu à peu se départit-elle envers lui de sa réserve des premiers jours. Elle ne lui en parut que plus séduisante; sans être coquette, elle avait l’involontaireépanouissement de la jeune fille qui se voit cherchée et qui se sent aimée. Mademoiselle de Nerteuil, qui avait alors vingt-cinq ans, était grande et svelte, avec la démarche hardie d’une Diane chasseresse. Ses yeux noirs ombragés de longs cils, sous des sourcils droits qui se joignaient presque, ne s’étaient jamais baissés sous le regard d’un homme; ils avaient une flamme prompte et sincère. Sa peau d’un blanc mat ne s’était point hâlée au grand air, se colorait par instants d’un éclat transparent sous lequel courait son sang jeune et vivace. Le plus souvent, en dehors de ces élans où elle apparaissait toute vibrante d’une passion qui s’ignore, elle était doucement sérieuse, quelque peu attendrie. C’est que sa pensée se reportait vers Adrienne absente. Victorien s’en apercevait et lui prenait la main.

–Elle n’est pas pour toujours loin de vous, lui disait-il, elle vous reviendra. Edmée avait alors un sourire sur ses lèvres et regardait le jeune homme avec une expression singulière.

–Je l’espère bien, répondait-elle.

Cependant l’hiver s’avançait à grands pas. Le soir, l’abbé Daltez venait au château et faisait avec Edmée et Victorien le whist de la baronne. Quand la partie était finie et que la baronne sommeillait dans sa bergère, les jeunes gens et le prêtre causaient longuemen à demi-voix auprès du feu. Victorien et l’abbé s’étaient pris l’un pour l’autre d’un goût très-vif. Victorien admirait cet homme simple de manières, si puissant d’esprit, qui volontairement s’était enfoui dans la retraite et dans l’obscurité, qui semblait pourtant connaître tous les secrets de la passion. L’abbé, à qui Edmée n’avait point caché les projets de sa tante et qui les favorisait de son autorité et de ses conseils, étudiait Victorien. Ce jeune homme, dont l’âme était plus tendre que forte, mais ouverte à tous les sentiments généreux, lui plaisait beaucoup. Il voyait en lui le mari qu’il fallait à mademoiselle de Nerteuil, car, dans une mesure insaisissable, elle aurait, en l’aimant, à le protéger et à le diriger. Pourtant l’aimait-elle? Il n’en savait rien, l’observait avec curiosité, ne surprenait en elle aucune de ces impressions rapides et spontanées qui trahissent l’agitation du cœur. Elle était à coup sûr aimable et bonne pour Victorien, pleine de sympathie pour lui, mais réfléchie et tout à fait maîtresse d’elle-même. Loin de se livrer à lui, il semblait plutôt, ainsi que le faisait l’abbé, qu’elle l’étudiait lentement et avec plaisir. Ce n’étaient point là les indices de l’amour et du trouble qu’il porte avec lui.

Dans la journée, les jeunes gens, profitant des dernières belles heures de l’automne, faisaient ensemble de longues promenades. La baronne, voulant les livrer à eux-mêmes afin qu’ils se décidassent plus vite au gré de ses désirs, ne les accompagnait pas. Le soleil attiédi éclairait encore les grands bois, dont les feuilles d’un or pâle se détachaient une à une. Le silence, que rompait seul quelque bruit lointain du village, était calme et profond. La nature avait une mélancolie sereine, Edmée s’appuyait au bras de Victorien, l’écoutait, le regardait. Ils s’entretenaient le plus souvent des lectures qu’ils avaient faites, et, par un insensible détour, en arrivaient à l’analyse des sentiments qu’elles avaient éveillés en eux. Chacun d’eux confiait à l’autre le passé de sa vie. Victorien parlait de ses désillusions et de sa poursuite vaine de l’idéal et du bonheur. S’animant peu à peu, dépouillant cette timidité qui semblait avoir été l’écueil de sa jeunesse, il se risquait à l’expression vraie de sa pensée. Il aurait désormais la force et la volonté d’aimer et d’être aimé, car il ne s’adresserait qu’à la femme réellement, digne de lui. Edmée le laissait dire. Elle ne semblait point éprouver d’embarras, et pourtant elle avait sur les lèvres un sourire indécis. A son tour, elle racontait à Victorien les années lentes et rapides tout à la fois qu’elle avait passées au château de Nerteuil. C’était d’Adrienne surtout qu’il était question. Elle la lui dépeignait vive et gaie avec sa tendresse exquise, lui citait ses traits de malice et de bonté, l’évoquait au détour de l’allée où ils marchaient, dans la perspective de ces grands bois qu’ils avaient si souvent parcourus. Et comme Victorien en venait à s’étonner de ces persistants souvenirs sous lesquels mademoiselle de Nerteuil se dérobait de parti pris, pour n’y laisser transparaître que sa jeune sœur dans tout le charme de sa grâce et de son printemps:–Que voulez-vous! lui disait-elle, Adrienne est ma fille chérie et ma vie tout entière. Ce n’est pas pour moi que j’existe, c’est pour son bonheur et son avenir.

Elle le regardait franchement alors, épiant sur lui l’effet de ses paroles, presque impatiente qu’il n’en saisît pas le sens. Victorien en vérité ne la comprenait pas. Il aimait Edmée et non point sa sœur, qu’il n’avait jamais vue et dont la forme légère, si poétiquement qu’Edmée la fît passer devant ses yeux, n’arrêtait ni sa pensée, ni ses désirs. Où voulait donc en venir mademoiselle de Nerteuil? Victorien s’imagina pour la première fois qu’elle n’acceptait point pour elle ces soins qu’il lui rendait, qu’elle ne l’étudiait, ainsi qu’elle le faisait, qu’au bénéfice de certains projets qui touchaient en elle le cœur de la sœur aînée, de la mère, et non celui de l’amante. Dans une de ces promenades qu’ils faisaient sans témoins, où ils étaient bien en face l’un de l’autre, il se sentit assez fort pour l’interroger. –Ma chère Edmée, lui dit-il, je sais que vous n’ignorez pas des projets qui me sont chers, que ma mère a formés, et qu’il ne dépenpendrait que de vous de réaliser, –Lesquels? fit-elle avec un soupir qui pouvait paraître un aveu. –Ceux d’une union entre nous deux. Rendez-moi justice, se hâta-t-il d’ajouter en voyant qu’elle ne répondait pas, je me suis montré envers vous le plus réservé, le plus respectueux des prétendants. Jamais je ne me suis autorisé de ces espérances de ma mère pour vous causer une importunité ou un ennui. Je vous ai fait ma cour, du fond du cœur, avec une émotion qui s’est trahie souvent, il est vrai, car elle n’avait point à se dérober à vous. Depuis longtemps vous savez que je vous aime. Je vous ai trouvée toujours bonne et affectueuse pour moi, cependant j’ignore si vous acceptez le profond attachement que je vous ai voué. Répondez-moi aujourd’hui, car le doute et la crainte me sont venus à la fois.

–Mon cousin, fit doucement Edmée, vous faites bien de me parler ainsi. Vous n’avez fait d’ailleurs que me devancer. Pardonnez-moi de vous causer un chagrin, car, tout en vous l’infligeant, je suis peut-être en état de le calmer. Je suis touchée de votre affection et je vous en remercie; mais, si chère qu’elle me puisse être, je ne saurais l’accepter pour moi. Ne m’interrompez pas, fit-elle à un geste du jeune homme, j’ai à m’expliquer avec vous d’une façon complète, sincère et loyale. Quand j’ai su ue vous vous proposiez d’être mon mari, je n’ai rien dit à la baronne qui ressemblât à un consentement ou à un refus. Vous m’aviez plu, et j’avais conçu de mon côté des projets qui avaient besoin de mûrir. Je vous ai encouragé, non pas à m’aimer, mais à vous livrer à moi, à ne me rien cacher de vos pensées et de vos sentiments. Vous vous êtes douté parfois que je vous étudiais., que je vous épiais pour ainsi dire. Je ne le nie pas. Eh bien, Victorien, j’ai vécu jusqu’ici dans une trop grande solitude pour connaître les hommes; pourtant je ne crois pas qu’il puisse y en avoir un plus noble, plus généreux et meilleur que vous. J’en ai ressenti une joie tout intérieure et qui sans cesse allait en grandissant; seulement, et c’est là qu’il me faut toute votre indulgence, je la ressentais non pour moi, mais pour une autre femme. J’ignore ce que peut être l’amour, et sans doute je ne le saurai jamais. C’est que toute ma puissance de cœur, depuis que je suis une jeune fille, s’est concentrée sur ma sœur. C’est à elle que je me suis attachée d’une manière exclusive et passionnée. C’est à elle que j’ai pensé quand j’ai découvert en vous, une à une, toutes les qualités qui doivent rendre une femme heureuse. C’est à elle que je vous ai secrètement destiné dans toute l’ardeur de mes espérances et de mes vœux.

–Mais, s’écria Victorien, qui était loin de s’attendre à de telles confidences, ce n’est point votre sœur que j’aime, Edmée, c’est vous, c’est vous seule.

–Je le sais bien, reprit-elle avec une coquetterie presque mélancolique. Du moins il en est ainsi maintenant, car vous ne connaissez point Adrienne. Quant à moi, puisque pour vous en ce moment il ne s’agit que de moi, je ne puis vous répondre autrement que je ne le fais, je ne serai point votre femme. Je serai votre sœur aimante et dévouée, si le dessein que j’ai formé se réalise. Je serai, dans tous les cas, votre plus fidèle et votre meilleure amie. Ne me demandez rien de plus, n’insistez pas pour me faire changer de résolution. Ce que je vous dis est irrévocable.

Victorien se tut. Il était bouleversé de ce qu’il entendait et saisi d’un vrai chagrin. Mademoiselle de Nerteuil lui prit amicalement le bras, le contraignit avec douceur à continuer leur promenade, et parut oublier ce qu’ils venaient de se dire. Elle l’entretint de divers sujets, parlant seule le plus souvent et se montrant enjouée et un peu fébrile. Quand ils furent de retour devant le château, elle lui serra la main avec force et le quitta promptement. Victorien la regarda s’éloigner. Il était d’une façon si soudaine précipité de ses espérances dans la réalité qu’il doutait encore de ce qu’il avait entendu. Il ne comprenait rien à cette fille singulière dont le cœur ne battait point pour son propre compte, qui ajournait de parti pris au profit d’une autre les émotions et les joies de sa jeunesse. Il l’aurait pourtant bien aimée. Qu’allait-il faire: s’acharner à la conquérir malgré elle? Du caractère qu’il lui connaissait, ce n’était pas possible. Elle résisterait non-seulement de toute sa volonté, mais de tout son orgueil. Puis il était aussi timide à concevoir qu’à exécuter un pareil projet. Il se répétait que c’en était fait et qu’il n’avait plus qu’à partir. Dans son découragement, il alla trouver sa mère et lui raconta la conversation qu’il avait eue avec Edmée. La baronne de Sénevère ne parut que médiocrement étonnée, et ne prit pas d’ailleurs cet incident au tragique. N’essayant point encore de consoler son fils, elle se consolait facilement elle-même. Quel était en effet son désir? De marier le jeune baron à une des demoiselles de Nerteuil. A défaut de l’une, l’autre restait, et c’était sa sœur qui l’offrait. En somme, il n’y avait pas grand mal–à cela. Elle insinuait à son fils, qu’en dépit de ses qualités, Edmée n’eût point été peut-être la femme qu’il lui fallait. Elle était d’un caractère noble, sans doute, mais difficile à courber, d’une beauté un peu virile, et déjà d’un âge qui se rapprochait trop de celui de Victorien. Adrienne, au contraire, était le printemps dans sa fleur et d’une nature expansive et vive qui entrerait aisément dans le courant des goûts et des volontés de son mari. Elle l’avait jugée charmante et avait eu, pour sa part, quelque regret que les convenances l’eussent forcée tout d’abord, en ces projets de mariage, à s’adresser à la sœur aînée. Victorien pouvait l’en croire, car les mères ne se trompent pas.

Victorien ne se sentit pas persuadé. Il aimait Edmée et ne concevait pas qu’il pût accepter ainsi, pour s’incliner à une autre union, le refus de la jeune fille. Avec un courage que lui donna sa tristesse, il essaya en quelques circonstances de faire revenir mademoiselle de Nerteuil sur sa résolution, mais il la trouva si tranquille à cet égard et d’une volonté si froide, qu’il douta de lui avoir jamais inspiré la moindre sympathie tendre. Il n’était point homme à violenter une situation et se replia sur lui-même. Peut-être aussi eut-il la curiosité de voir Adrienne et de tenter auprès d’elle une fortune nouvelle. S’il en était aimé, ne serait-ce pas pour lui tout à la fois une consolation et une sorte de vengeance? car il –ne voulait pas croire, le cas échéant, à la complète impassibilité d’Edmée. Celle-ci pourtant, le voyant plus calme, était redevenue amicale et confiante. Avec un détachement de soi qui n’était pas sans une grâce coquette, elle lui parla sérieusement et la première de son mariage avec Adrienne. Comme autrefois, mais sans embarras, elle la lui vantait, la détaillait dans ses qualités de cœur ou d’esprit et jusqu’à un certain point dans ses perfections féminines. Désintéressée pour sa part de toute prétention, n’ayant plus à redouter un malentendu, elle se trouvait à l’aise pour faire les honneurs de sa sœur. Victorien l’écoutait, légèrement confondu de la liberté qu’elle montrait, de l’autorité même qu’elle prenait sur lui. Comment donc avait-il pu essayer d’émouvoir une telle femme qu’il voyait inaccessible à ce point aux passions de son âge? Il se détachait d’elle comme d’une blanche statue qu’il eût d’abord admirée, mais dont les plus ardents désirs ne peuvent animer la beauté de marbre. Elle n’était point son œuvre d’ailleurs pour qu’il tentât de dérober au ciel l’étincelle sacrée qui l’eût fait vivre. L’égoïsme le ressaisissait ainsi autant par le dépit que par la conviction que tous ses efforts pour être aimé d’Edmée eussent été vains. Mademoiselle de Nerteuil, qui s’était très-franchement confiée à madame de Sénevère, avait une alliée en elle. La baronne, qui l’eût médiocrement goûtée comme belle-fille, prisait fort maintenant sa haute raison et sa décision de caractère. Elle songeait aussi que sans doute Edmée ne se marierait pas, et que sa fortune appartiendrait un jour aux enfants de sa sœur. Les deux femmes, qui s’étaient concertées, annoncèrent à Victorien la prochaine arrivée d’Adrien ne. Une légère indisposition de la jeune fille leur était venue en aide. Elle avait besoin de quitter momentanément le couvent et de respirer l’air de la campagne.

Victorien ne fut pas surpris, mais il ressentit une émotion indécise. C’était à la fois le désir et la crainte de voir Adrienne. Il n’avait point tellement aimé mademoiselle de Nerteuil qu’il ne pût se rattacher à une espérance nouvelle. Cette espérance toutefois n’allait-elle pas être pour lui une autre déception? S’il n’eût été décidé à chercher le bonheur dans le mariage et à renoncer par une affection sérieuse aux romanesques folies de sa jeunesse, il eût fui cette seconde épreuve en quittant le château. Adrienne arriva enfin. La joie d’Edmée, bien qu’elle s’efforçât de la renfermer en elle, fut si vive qu’elle atteignit presque à la souffrance. Elle se trahissait par d’involontaires mouvements de-tendresse ou par de subites pâleurs. Madame de Sénevère et son fils virent bien qu’il ne pouvait y avoir place dans le cœur d’Edmée pour un autre amour que celui-là. Victorien en fut presque consolé. Il se trouva d’ailleurs d’une façon extraordinaire et soudaine sous le charme d’Adrienne. Il semblait en effet que le bonheur et le soleil fussent entrés en même temps que la jeune fille dans cette maison attristée par les préoccupations de ses hôtes et par les approches de l’hiver. Aussi jolie qu’à son départ, avec une certaine langueur physique qui, par instants, la rendait plus touchante, Adrienne avait gardé toute sa gaieté. Elle était encore un enfant par la transparence et la limpidité du regard, par les notes perlées de sa voix, par le besoin familier et gracieux qu’elle avait d’aimer et d’être aimée. La pleine jeunesse d’Edmée paraissait austère auprès de la sienne. Victorien, qui n’était pas troublé par elle, éprouvait le désir généreux de la protéger et de la chérir. Elle l’avait pris tout aussitôt en affection et s’y voyait encouragée par Edmée, qui le traitait comme un ami et comme un frère. Quand, au bout de quelque temps, mademoiselle de Nerteuilet madame de Sénevère lui demandèrent, à demi sérieuses, à demi souriantes, si elle ne le voudrait pas pour mari, Adrienne, rougissante et confuse, s’abandonna dans leurs bras. Elle n’avait jamais songé à cela, y songeait tout à coup, et tout à coup aussi y trouvait la réalide ses secrètes et incertaines pensées. Elle aimait Victorien, qui était le premier homme qu’elle eût rencontré, mais tel qu’elle avait pu quelquefois rêver un fiancé. Elle l’avait aimé aussi sans le savoir par tout ce que lui en avait dit sa sœur. Lorsqu’il entra et que, comprenant à l’émotion des trois femmes ce qui venait de se passer, il s’avança vers elle, Adrienne lui tendit sa petite main qui tremblait:–Oui, mon cousin, lui dit-elle, puisque vous la voulez, la voici.–Mais sa voix tremblait autant que sa main, et son visage se bouvrit de larmes, tandis qu’un léger sourire errait encore sur ses lèvres.

Edmée, après avoir pris sa part de cette jolie scène de fiançailles, se retira chez elle assez. précipitamment. Elle était surexcitée, pleine cependant de joie et de triomphe. N’avait-elle point en effet accompli son œuvre? Ses ruses féminines, ses projets pour le bonheur d’Adrienne, avaient abouti. Et pourtant elle avait le trouble inquiet plus que l’apaisement de la lutte terminée. Dans une détermination brusque, elle jeta sa mante sur ses épaules et se rendit chez l’abbé Daltez. Elle voulait être la première à lui apprendre la grande nouvelle. Edmée ne pensait pas qu’il s’en doutât, car elle s’était d’instinct et avec soin cachée de lui. Le digne prêtre n’avait jamais songé qu’à son mariage avec Victorien, et quelquefois même il l’avait amicalement grondée des retards qu’elle semblait apporter à cette union. Il allait donc être bien surpris. Ce fut elle qui se trouva interdite en face de l’abbé. Elle lui raconta ce qu’elle avait tenté, comme elle eût fait sa confession, avec une animation d’abord factice, qui se changea bientôt en une émotion grave et recueillie. L’abbé, bien qu’il l’écoutât presque douloureusement, la laissait parler sans l’interrompre.

–Enfin, lui dit-elle, ce n’est pas seulement le bonheur d’Adrienne que j’ai assuré, c’est aussi le mien.

–Dieu le veuille, mon enfant! lui répondit simplement l’abbé Daltez.

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