Читать книгу Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture - Henry 1841-1913 Jouin - Страница 45
PEINTRE
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SUR
LA SAINTE FAMILLE
PAR RAPHAEL
SOMMAIRE: Description du tableau. — Composition. — Unité. — Distribution de la lumière. — Gradation des couleurs. — Le dessin. — Objection. — Absence de reflets. — Exemple tiré des ouvrages de Titien. — Réponse de Mignard sur les reflets. — L’Académie se range à l’opinion de Mignard. — Titien et Raphaël. — Précepte de Léonard de Vinci sur la lumière. — Le temps a modifié les couleurs du tableau de Raphaël. — La peinture à l’huile et la peinture à fresque. — Procède de Titien. — Supériorité de Raphaël. — De l’art d’exprimer les passions douces. — L’Enfant Jésus. — La Vierge. — Sainte Élisabeth. — Saint Jean-Baptiste. — Saint Joseph. — Les Anges. — Jugement de l’Académie. — Jean Nocret.
M. Mignard, qui avoit choisi le tableau où Raphaël a peint la Vierge tenant le petit Jésus sur son berceau, et autour duquel on voit saint Jean, sainte Élisabeth, saint Joseph et deux anges, dit à la compagnie qu’il apercevoit tant de beautés dans cet ouvrage, qu’il ne savoit sur lesquelles il devoit s’arrêter pour commencer son discours.
Que cependant, comme il ne trouvoit rien de si admirable que la grandeur de l’expression, et que c’est la partie par laquelle on peut dire que Raphaël a particulièrement mérité le nom de divin, il se sentoit engagé à considérer d’abord de quelle sorte ce grand peintre a imprimé sur chacune de ses figures des caractères si conformes à ce qu’elles représentent, et si proportionnés à la sainteté de son sujet.
Il montra donc combien il paroît de modestie et de respect sur le visage, et dans la contenance de la Vierge, il fit remarquer l’amour de cette mère pour son enfant, et la tendresse de l’enfant pour sa mère. La vénération de sainte Elisabeth, et la profonde humilité du petit saint Jean. L’attitude reposée de saint Joseph, et la joie accompagnée d’admiration si bien exprimée sur les visages des deux Anges.
Il dit que dans ce tableau on voyoit la netteté d’esprit et le grand jugement de Raphaël, considérant de quelle manière il s’est conduit dans ce travail, et le choix qu’il a fait de tout ce qu’il y a de plus beau pour en composer ses figures.
Que s’il a pris tant de soin à leur donner de la vie par de fortes expressions, il n’a pas négligé les autres choses nécessaires à l’entière perfection d’un ouvrage. L’on voit par la beauté de son ordonnance, comme sa première intention a été de les placer selon leur dignité, ayant mis le petit Jésus au milieu, et la Vierge dans la seconde place.
Il observa qu’encore que ces figures soient toutes attentives à un seul sujet et attachées à regarder le petit Jésus, il n’y en a point néanmoins dont les visages ne soient vus avantageusement, et dont toutes les parties ne soient disposées d’une manière très agréable.
Il montra comme quoi, par le moyen des jours et des ombres, non seulement il a donné de la force et de l’affoiblissement à tous les corps; mais encore il a fait que la lumière paroît avec plus d’éclat et de beauté sur ses principales figures, l’ayant répandue plus fortement sur le corps du petit Jésus, et ensuite sur les autres avec une telle discrétion qu’ils n’en reçoivent que ce qui leur est nécessaire pour faire tout l’effet que le sujet demande.
Mais surtout il remarqua que, pour rendre ce divin enfant plus éclairé, Raphaël a évité tous les accidents qui pouvoient interrompre les rayons du jour, et lui porter de l’ombre, ne voulant pas qu’il y eût aucune obscurité dans celui qui est lui-même la source de toute lumière.
Les autres figures ne reçoivent pas la clarté de la même sorte, on voit que leur jour est éteint à mesure qu’elles s’éloignent, afin de les faire fuir autant par l’affoiblissemént de la lumière, que par la diminution des grandeurs et des grosseurs. Ce n’est pas que ces corps soient entièrement privés de grandes lumières; au contraire, il y a des endroits où elles sont répandues largement; mais avec moins de force dans les parties éloignées que dans les plus proches; car M. Mignard montra que tous les rehauts des figures sont fortement éclairés, particulièrement l’épaule et la manche de sainte Élisabeth, le bras et la robe de la Vierge, et ainsi toutes les autres grandes parties. Ce qui non seulement donne beaucoup de tendresse dans tout ce grand ouvrage, mais encore fait que toutes les masses se maintiennent lorsqu’on est dans une juste distance, et qu’elles ne se détruisent pas l’une l’autre, comme il arrive lorsqu’il y a une trop grande quantité de parties qui reçoivent du jour et de l’ombre, soit dans les carnations, soit dans les draperies.
Il fit même remarquer qu’encore qu’il y ait beaucoup de plis dans les vêtements des figures, ils sont néanmoins si judicieusement disposés et si bien entendus, que ceux qui sont dans les grandes parties éclairées n’ont point de fortes ombres, et ceux qui sont dans les endroits privés du jour ne se détachent point de cette obscurité par des éclats de lumière qui les fassent trop paroître. Que dans tous les habits Raphaël a conservé une grandeur et une noblesse si convenables aux personnes qu’il représente que, bien loin de causer aucun embarras, ou de cacher la beauté des proportions du corps, au contraire, ils les font paroître avec davantage de grâce et de majesté. Qu’il s’est adroitement servi des plis pour remplir ces ouvertures ou ces endroits vides que l’on appelle des trous, et qui engendrent de la sécheresse dans les tableaux, lorsqu’ils ne sont pas conduits avec art, les ayant si bien jetés sur ses figures, qu’on ne peut pas dire qu’il y en ait un seul qui entre dans les membres, ni qui les estropie, comme l’on voit souvent en d’autres ouvrages.
Il montra comment ce grand peintre a suivi dans la couleur la même diminution de force, que dans les ombres et les lumières, et que la figure du petit Jésus étant la principale de son tableau, toutes les autres lui cèdent dans la beauté du coloris, dont la fraîcheur et la vivacité font qu’on s’y attache tout d’un coup comme au principal objet. Et, pour attirer d’abord les yeux en cet endroit, il a mis sur le berceau de l’enfant un coussin, dont la blancheur rend ce lieu-là plus clair et capable de frapper davantage la vue.
Il fit encore considérer que la grande force de ce tableau consiste dans les lumières et les ombres, et dans la diminution des couleurs que le peintre a doctement ménagées dans toutes les figures dont les contours se terminent et se perdent dans le brun, et sur les parties qui leur servent de fond, sans s’être servi de reflets trop sensibles qui auroient fait paroître cet ouvrage avec beaucoup moins de relief.
Il ne voulut pas s’étendre sur ce qui regarde le dessin, disant que comme c’est en quoi Raphaël a toujours excellé, il n’y a point de partie dans ce tableau où l’on en doive admirer la beauté. Que c’est de ce grand homme qu’on peut apprendre à dessiner avec justesse et avec grâce, sans faire de ces rehauts, qui, au lieu de donner plus de force et de grâce à une figure ou à un membre, le font paroître sec et désagréable. Qu’il est bien vrai qu’il a été si jaloux de la précision du dessin et si soigneux de le conserver toujours entier, que quelques-uns même ont cru qu’il a penché du côté de la sécheresse. Mais on peut dire avec plus de vérité, qu’il a pris le milieu entre le trop moelleux et le trop musclé, dont la première manière se pratiquoit dans l’École de Lombardie, et la seconde dans celle de Florence.
En quittant la manière sèche qu’il avoit apprise sous Pierre Pérugin, il se donna bien de garde de tomber dans une autre extrémité en abandonnant le correct pour s’attacher seulement à la couleur et à une façon de peindre trop délicate, qui souvent ne sert qu’à couvrir les défauts du dessin. Et certes, il y a une si grande différence entre ses ouvrages et ceux de Pierre Pérugin, qu’on ne peut assez admirer la grandeur du génie de ce peintre incomparable, lorsque l’on considère de combien il a surpassé ses maîtres en peu de temps, et comment il a tout d’un coup porté l’art de la peinture à un point si élevé au-dessus de ce qu’il étoit, que personne n’a pu encore lui ôter la gloire d’être le premier et le maître de tous les peintres.
M. Mignard ayant cessé de parler, pria tous ceux qui étoient présents de dire leur sentiment sur les choses qu il avoit remarquées. Une personne de la compagnie trouva à redire de ce qu’on avoit particulièrement estimé ce tableau à cause qu’il n’y a aucuns reflets, et dit que, bien loin de les condamner dans un ouvrage, ils y doivent être exactement observés. Qu’ils donnent plus de beauté et plus d’éclat aux figures; que Titien l’a ainsi observé, lui dont les couleurs et les lumières sont si naturelles et si charmantes, et qu’il falloit plutôt dire que cette omission de reflets dans le tableau de Raphaël est un manquement qu’on ne sauroit excuser.
M. Mignard repartit que tant s’en faut que les lumières de reflets soient avantageuses dans un ouvrage, qu’au contraire elles en diminuent la force, et font que les membres d’un corps paroissent transparents; parce que d’un côté étant éclairés de la première lumière, et de l’autre d’une seconde lumière de réflexion, et même dans des endroits qui devroient recevoir de l’ombre, ils paroissent comme s’ils étoient d’une matière diaphane, et semblables à du cristal où le jour passe au travers; ce qui, bien loin de donner de la force et du relief aux figures, les rend foibles et sans rondeur.
Qu’il est bien vrai que dans la nature on voit souvent des parties qui sont éclairées par des jours de reflets, et même que les peintres sont obligés d’imiter ces effets naturels. Mais qu’il faut prendre garde à faire un beau choix de ces accidents et s’en servir avec tant de discrétion, qu’il n’arrive jamais qu’une seconde lumière diminue la force de la première et empêche qu’un membre en ait moins de rondeur.
De plus, qu’il faut considérer que Raphaël ayant représenté ses figures dans une chambre éclairée d’un jour particulier et qui vient par un seul endroit, il ne peut y avoir de reflets sur les parties privées de la principale lumière, parce que les parties qui reçoivent tout le jour portent ombre sur celles qui pourroient faire ces reflets. Et c’est à quoi Raphaël a bien pris garde, afin de donner plus de force à ces figures par cette opposition des jours et des ombres.
Lorsque M. Mignard eut reparti de la sorte à l’objection qui lui avoit été faite, l’Académie appuya son sentiment: et parce qu’il sembloit que ce particulier, en rapportant pour exemple les ouvrages de Titien, eût voulu inférer que ce peintre eût imité la nature plus parfaitement que Raphaël; elle dit que si l’on doit estimer les tableaux par la vraie et naturelle représentation des choses, il ne faut pas faire comparaison de ceux de Titien avec ceux de Raphaël, puisque Titien n’avoit jamais pensé en travaillant à ses ouvrages qu’à leur donner de la beauté et à les farder, pour ainsi dire, par l’éclat des couleurs, et non pas à représenter régulièrement les objets comme ils sont, et que Raphaël, au contraire, n’a jamais eu d’autre but que d’imiter exactement la nature dans ses plus belles parties, dont il faisoit un choix très judicieux, et le plus avantageux qu’il pouvoit pour donner à ses figures davantage de force, de grandeur et de majesté. Que dans cet ouvrage dont l’on faisoit l’examen, bien loin d’avoir commis une faute en n’éclairant pas ses figures par des jours de reflexion, il avoit travaillé avec beaucoup de jugement et de connoissance, puisque, les ayant placées dans une chambre, il n’y doit avoir que peu ou point de reflets, ces sortes de jours ne venant ordinairement que quand les figures sont éclairées d’une lumière universelle. Car alors comme toutes les parties en sont environnées, les couleurs de chaque partie se réfléchissent les unes contre les autres, en sorte que l’on voit celles des draperies se mêler quelquefois ensemble, et même se porter confusément contre les carnations. Mais il est si vrai que dans un lieu fermé et qui ne reçoit le jour que par un seul endroit, il ne doit pas y avoir de lumières réfléchies comme dans une campagne, que Léonard de Vinci reprend comme d’une faute très lourde les peintres qui, après avoir dessiné quelque figure dans leur chambre à une lumière particulière, s’en servent dans la composition d’une histoire, dont l’action se passe dans les champs, ou dans un lieu où toutes les parties des corps doivent être éclairées d’un jour universel, à cause que ce qu’ils auront peint chez eux aura des ombres plus fortes que celles qui paroissent à la campagne.
Ce n’est pas que Raphaël ait ignoré l’art de bien peindre les reflets, et qu’il ne les ait parfaitement représentés lorsqu’il les a jugés nécessaires pour la beauté de ses ouvrages. Mais comme il est certain qu’il y a des rencontres où ils peuvent diminuer beaucoup de la force et de la grâce d’un tableau, il a bien su éviter les occasions où il auroit été obligé de s’en servir; et c’est pour cela qu’il a disposé de telle sorte les figures de cette peinture admirable, que la principale lumière n’éclaire point les endroits qui pourroient se réfléchir contre des membres qui, étant déjà illuminés d’un côté, le seroient encore d’une seconde lumière dans la partie qui doit être ombrée. Car, si le corps ou les bras du petit Jésus qui reçoivent le jour tout à plein du côté droit, recevoient encore du côté gauche une seconde lumière de réflexion, il est certain qu’au lieu d’avoir cette force et ce relief que le clair et l’obscur leur donnent, ils demeureroient plus foibles et d’une teinte qui, étant plus uniforme, diminueroit de leur rondeur.
Il faut encore considérer que comme la lumière ne se répand point sur les corps, qu’elle n’y porte en même temps les couleurs des choses par où elle passe ou qui l’environnent. Ainsi lorsque des rayons se réfléchissent d’un corps sur un autre, ils se chargent aussi de la couleur de ce premier corps qu’ils mêlent avec celle du second; de sorte que si l’estomac et le ventre du petit Jésus venoient à être fortement éclairés d’un jour de reflet, ce jour ne pourroit venir que de la robe de la Vierge, laquelle étant d’une couleur rouge et fort vive, et portée par une lumière réfléchie, dont la première qualité est la blancheur, feroit paroître dans le lieu où sont les ombres une couleur d’un rouge clair, qui, mêlée avec la couleur naturelle de la carnation, au lieu de donner de la rondeur à ce corps le rendroit d’une égale teinte et sans relief. C’est donc pourquoi Raphaël a fait que les vêtements de la Vierge sont ombrés dans les endroits où, s’ils recevoient du jour, ils pourroient réfléchir leurs couleurs contre la carnation.
Que ce n’est pas que la partie de la robe qui couvre le genou, et qui est la plus éclairée, ne renvoie quelques petits reflets; mais comme cette robe est d’une étoffe qui ne peut pas rejeter avec force la lumière qu’elle reçoit, les reflets sont si doux et si tendres qu’on ne les aperçoit presque point sur le corps du petit Jésus, si ce n’est par une teinte un peu rougeâtre qui paroît dans les ombres.
Aussi ce seroit une chose bien étrange de s’imaginer que Raphaël eût été capable de manquer en cela. Il faudroit plutôt accuser le temps qui véritablement a effacé en quelque sorte les teintes les plus douces, et considérer que le noir dont l’on s’est servi, ayant surmonté les autres couleurs est demeuré le plus fort, et empêche que présentement on ne voie plus l’effet qu’elles faisoient auparavant dans les endroits où le jour des draperies faisoit quelque réverbération.
Raphaël, qui avoit moins peint à huile qu’à fresque, et qui connoissoit que dans cette dernière sorte de travail les noirs s’éclaircissent toujours et ne demeurent jamais aussi forts dans la suite du temps, comme quand on les emploie, ne savoit pas encore qu’ils font un autre effet lorsqu’ils sont broyés avec de l’huile, et qu’au lieu de s’affoiblir ils se fortifient, et même confondent avec eux les couleurs voisines et les rendent plus obscures. Car l’huile étant une liqueur grasse qui ne sèche pas comme l’eau, mais qui s’étend et se dilate, elle porte avec soi les parties les plus déliées de chaque couleur et les mêle tellement les unes avec les autres, que c’est ce qui fait cette union et cette douceur qui paroît dans les tableaux à huile, et qui ne se voit pas dans ceux à détrempe. Mais aussi comme le noir est une couleur forte qui corrompt aisément les autres, il arrive que les ouvrages travaillés à huile se noircissent par succession de temps, et que quand il y a trop d’huile dans les couleurs et qu’elles ne sont pas bien employées, elles se gâtent et perdent bientôt leur lustre, ce qui n’arrive pas si aisément à celles qui sont travaillées à fresque. Voilà donc pourquoi dans ce tableau les ombres y paroissent un peu trop noires et trop fortes, et qu’on n’y remarque plus les autres couleurs que Raphaël a employées lorsqu’il a voulu joindre les extrémités d’un corps à un autre, et représenter quelques petites communications de teintes et de lumières.
L’Académie déclara aussi qu’il ne falloit pas accuser Titien de s’être trop servi de reflets, et même elle fit voir dans les tableaux de ce maître qu’il n’y en a que dans les endroits où ils sont absolument nécessaires. Mais que son grand art a été d’étendre sur les corps de grandes ombres et de grandes lumières pour leur donner plus de beauté et de grâce, ne regardant pas s’il s’éloignoit de la nature, mais cherchant seulement à satisfaire les yeux et à représenter des objets agréables.
Que quant à Raphaël il a eu des idées beaucoup plus nobles, plus relevées et plus conformes à la raison: que dans le seul tableau qu’on avoit exposé, on pouvoit admirer tout ce que l’art est capable de produire, et ce qu’un beau génie peut imaginer de plus grand. Que sans parler de cette disposition de figures si aisée, si belle et si heureusement trouvée, et dont M. Mignard venoit de faire des remarques, il y avoit tant de matière de discourir sur la noblesse et la diversité des expressions, que l’on y pourroit employer non pas une seule conférence, mais autant de temps qu’on voudroit demeurer à regarder cet ouvrage, parce qu’il n’y a point de partie qui ne donne de l’admiration et qui ne soit un grand sujet d’étude à tous les peintres.
Mais que la compagnie ne pouvant pas s’arrêter dans un si long détail de toutes ses parties, il falloit seulement considérer avec attention de quelle sorte ce grand peintre s’est conduit dans la distribution qu’il a faite de ses diverses expressions, et comment il a marqué sur le visage de chacune de ses figures les affections qui leur sont convenables.
Lorsqu’il n’est question que de peindre de fortes passions où l’âme agite tellement toutes les parties du corps, qu’il n’y en a point qui ne fasse voir par ses mouvements l’état où se trouve celui qui est ému d’une forte haine ou d’une furieuse colère, il n’est pas malaisé au peintre de donner à ses figures une expression assez significative de ce qu’il veut représenter. Mais quand il est besoin de montrer dans un tableau des passions qui n’agissent que peu et foiblement, ou de ces affections cachées dans le fond du cœur, c’est alors qu’un ouvrier a lieu de donner des marques de sa grande capacité, puisqu’il doit savoir la nature de ces émotions, comment elles sont engendrées dans l’âme, et de quelle sorte elles paroissent au dehors, afin de former sur le corps de ses figures des signes qui les fassent connoître, mais des signes véritables et naturels, qui, sans forcer les organes ni les faire agir malgré eux, les mettent en état néanmoins de découvrir ce qui se passe dans l’esprit de la personne qu’on a voulu représenter.
L’on voit si souvent la joie et la gaieté sur le visage des enfants, qu’il n’y a guère de peintres qui ne sachent les figurer en cet état, et qui n’expriment bien dans les yeux et dans la bouche le ris qui est un effet visible du plaisir intérieur qu’ils ressentent lorsqu’ils voient quelque chose qui leur plaît, ou qu’on leur donne ce qu’ils désirent. Mais on peut dire que la joie que Raphaël a peinte sur le visage du petit Jésus a quelque chose de singulier, puisque l’on voit que ce n’est point une joie enfantine et qui naisse d’un subit mouvement de plaisir qu’il pourroit recevoir en voyant sa mère qui l’ôte de son berceau.
Ses yeux qui sont attachés fixement à la regarder; son ris médiocrement marqué aux extrémités de la bouche, mais qui paroît davantage dans ses yeux ouverts, vifs et brillants; cette petite action caressante qu’il fait en haussant la tète et tendant les bras vers la Vierge, montrent une affection judicieuse et une tendresse pleine d’amour envers sa mère, qui donnent plutôt à connoître les grâces dont il veut la favoriser, que celles qu’il voudroit recevoir d’elle comme font d’ordinaire les autres enfants.
Par l’action de la Vierge qui baisse les yeux et qui reçoit son fils avec un profond respect, on voit combien elle révère ce cher enfant; et par cet abaissement et cette soumission qu’elle fait paroître en le touchant avec humilité, elle montre le devoir de la créature envers son Créateur.
Comme son amour pour ce divin enfant n’est point une passion, semblable à celle qu’on a d’ordinaire pour les choses que l’on aime pour soi-même ou à l’égal de soi-même, et qu’elle ne vient pas simplement des sentiments naturels que les mères ont pour leurs enfants: mais que cette passion est un amour tout divin, causé par la connoissance qu’elle a de la grandeur incompréhensible de celui qu’elle tient! On voit qu’elle regarde avec une estime toute particulière ce saint enfant qu’elle aime par-dessus toutes choses, et que cet amour est représenté par des marques d’une véritable dévotion qui sont exprimées par la disposition de son corps, qui a un genou en terre, par cette manière respectueuse avec laquelle elle reçoit son fils, non pas en l’embrassant ni en le caressant avec liberté, comme font les autres mères, mais en lui tendant agréablement les bras; par ces yeux abaissés et à demi ouverts qui marquent sa révérence, par cette couleur vermeille qui est répandue sur tout son visage, qui témoigne l’ardeur de son amour et la joie intérieure de son âme; et enfin par tous les autres traits et les autres parties de son corps qui demeurent sans action, et qui ne font voir qu’une contenance sage, modeste et pleine de pudeur.
L’on voit aussi sur le visage de sainte Élisabeth une grande humilité et un profond respect. Elle tient saint Jean, et il semble qu’elle lui enseigne la vénération qu’il doit avoir pour le petit Jésus. Ce divin précurseur joint les mains, et, quoique enfant, l’on découvre déjà en lui quelque chose de sérieux et d’austère; car le peintre a fait qu’il n’y a point de mouvement dans sa bouche ni dans ses yeux qui marquent d’autre action que celle que l’âme fait faire à tous les sens corporels, lorsqu’ils sont fortement attachés à contempler Dieu et à l’adorer.
Saint Joseph est appuyé d’une manière grave; et bien qu’il regarde la Vierge et son fils, on voit pourtant qu’il a des pensées qui l’occupent intérieurement, comme s’il méditoit sur les grandes choses que doit accomplir ce divin enfant dont il est le fidèle dépositaire.
L’Académie montra encore de quelle sorte Raphaël a divinement peint sur le visage des anges une joie et une beauté qui semblent surnaturelles; et que cette joie paroît particuliement dans leurs yeux, où il y a un certain vif et un brillant, qui est la marque du plaisir de l’âme. Car lorsqu’elle sent quelque chose qui lui plaît, elle fait que le cœur se dilate, que les esprits les plus chauds et les plus purs montant au cerveau et se répandant sur le visage, particulièrement dans les yeux, réchauffent le sang, étendent les muscles, ce qui rend le front serein et donne un plus beau lustre et un plus grand éclat à toutes les autres parties.
Enfin la compagnie demeura d’accord que ce tableau est un chef-d’œuvre de ce grand peintre, et un ouvrage incomparable qu’il fit pour le roi François Ier. Il le jugea si digne de ce monarque et de lui, qu’il mit son nom dans le bord de la robe de la Vierge, où l’on voit en lettres capitales: RAPHAEL URBINAS PINGEBAT M. D. XVIII, c’est-à-dire deux ans avant sa mort, et lorsqu’il étoit dans sa plus grande force.
On nomma ensuite M. Nocret pour parler dans la première conférence, lequel choisit pour son sujet un tableau de Paul Véronèse qui est dans le cabinet du Roi.
COMMENTAIRE
Cette conférence fut tenue dans le cabinet des Tableaux du Roi le samedi 3 septembre 1667. Félibien en a rédigé lé texte et l’a publié. On sait que le tableau décrit par Mignard est au Louvre. Il provient de la collection de François Ier.