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PEINTRE

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(1612-1672)

SUR

LES PÈLERINS D’EMMAÜS

PAR PAUL VÉRONÈSE

SOMMAIRE: Ressources de l’art du peintre. — Caractéristique des maîtres. — La composition, le dessin, la couleur distinguent Véronèse. — Des costumes. — La figure du Christ. — Les disciples. — Jeunes garçons. — Les serviteurs. — Groupe des personnages placés derrière le Christ. — Figures des plans reculés. — Richesse de coloris. — Habileté de composition. — Un académicien appuie le jugement de Nocret sur la distribution savante de la lumière. — La couleur de Véronèse n’a pas l’harmonie de celle de Titien. — Critique du visage du Christ. — Objection réfutée. — Les nombreux témoins du repas d’Emmaüs sont invraisemblables. — Les jours de reflet. — Effets qu’on en peut attendre. — Charles le Brun.

Lorsque l’Académie se fut assemblée dans le cabinet des tableaux du roi, et que chacun eut considéré le sujet sur lequel on devoit faire des observations, M. Nocret, qui étoit préposé pour cet effet, fit entendre à la compagnie qu’après les excellentes remarques qu’on a faites dans les dernières conférences sur les tableaux de Raphaël et de Titien, et sur les statues antiques, il semble qu’il n’y auroit pas lieu de rien dire davantage sur ce qui regarde la peinture, si c’étoit un art qui eût des bornes aussi étroites que la plupart des autres arts; mais que celui-là s’étend si loin et est composé d’un si grand nombre de belles parties, qu’il ne devoit pas craindre de manquer de matière pour entretenir l’assemblée; qu’il appréhendoit plutôt de ne le pas faire avec toute la pureté de langage que désire le sujet dont il est obligé de parler, et avec toute la suffisance qu’il seroit nécessaire dans une assemblée où il voudroit bien pouvoir satisfaire la curiosité des personnes savantes, et instruire en même temps ceux qui en ont besoin.

Qu’il a choisi un tableau de Paul Véronèse afin de faire voir que l’étude de la peinture est si vaste, qu’il n’y a point eu de peintre célèbre qui n’ait possédé quelque partie plus parfaitement que les autres, et à qui la nature n’ait donné en partage un talent particulier.

Que Paul Véronèse peut être considéré comme l’un de ces illustres peintres, étant certain que tout ce qu’il a fait tire sa première origine de son beau naturel, et qu’on peut dire que la peinture l’est allée chercher jusque dans le berceau; puisque dès ses premières années il témoigna son inclination pour elle, et qu’il la suivit toujours nonobstant le désir que ses parents avoient de l’engager dans une autre profession. De sorte que ce qu’il y a particulièrement de remarquable dans les ouvrages de ce grand homme, est cette facilité de peindre si naturelle et si agréable qu’on y voit toutes choses semblant s’y être faites d’elles-mêmes et sans peines.

Qu’il ne s’arrêteroit pas à parler ni de sa naissance, ni du temps auquel il a travaillé, ni des ouvrages qu’il a faits. puisque cela n’est point de son sujet. Que même il ne diroit rien de beaucoup de parties où il n’a fait qu’égaler la plupart des autres peintres, mais qu’il s’arrêteroit seulement à celles où il a excellé, et en quoi l’on voit qu’il y en a peu qui soient arrivés à un si haut degré que lui.

Que ce tableau qui représente Notre Seigneur dans le bourg d’Emmaüs, et assis à table au milieu des deux disciples, auxquels il se manifesta après sa résurrection, peut être considéré dans son ordonnance, dans son dessin et dans ses couleurs. Que pour ce qui est de la manière dont ce sujet devoit être traité pour garder la vraisemblance, on voit que c’est à quoi le peintre ne s’est point attaché, ayant peut-être été obligé par celui qui le faisoit travailler de représenter ce grand nombre de figures qui composent une famille entière, dont apparemment l’on a voulu qu’il fît les portraits, au nombre desquels il a mis aussi le sien.

Mais s’il n’a pas observé toute la vraisemblance nécessaire à ce sujet, il faut considérer comme une partie admirable de ce tableau la grandeur de l’ordonnance, et regarder de quelle sorte toutes les figures sont disposées d’une manière si noble qu’il n’y a rien qui d’abord ne surprenne la vue et ne charme l’esprit. Ce qu’il y a d’architecture est fort bien entendu; mais comme il affectoit de négliger plusieurs parties qui ne sont pas les plus importantes, afin de faire paroître davantage les principales, M. Nocret ne s’arrêta aussi qu’à montrer ce qui est le plus considérable. Il fit remarquer la beauté du dessin et la variété qu’il y a dans les airs de tête, où la grâce, la force et la douceur se rencontrent conformes à l’âge, au sexe et aux conditions des personnes qu’il a représentées.

Comme Paul Véronèse avoit une manière de vêtir ses figures, qui d’ordinaire n’étoit pas fort convenable aux sujets qu’il traitoit, et que c’est en quoi on ne doit pas l’imiter, il dit qu’il n’en parleroit point; mais que les expressions, les lumières et les couleurs étant admirables dans ce tableau, c’est à quoi il s’arrêteroit davantage.

Il commença par la figure du Christ, où il fit voir comment le peintre y a répandu la lumière sur le visage, et l’a disposée d’une manière si noble et d’une beauté si singulière, qu’il n’y a point de traits qui ne marquent parfaitement l’image d’un corps glorieux.

Le disciple qui est au côté gauche de ce divin Sauveur paroît tout étonné, ce qui fait voir que Paul Véronèse a voulu représenter le moment auquel Jésus-Christ, en faisant la bénédiction sur le pain, se fit connoître; car ce disciple est si ému qu’il se retire en arrière comme surpris d’une action si merveilleuse.

Sa surprise ne paroît pas seulement par la disposition de son corps; on la voit peinte sur son visage par tous les signes qui arrivent lorsqu’il survient quelque action que l’on n’a point prévue, comme d’avoir les yeux fixement attachés sur le Christ, les sourcils élevés et la bouche entr’ouverte.

Pour conserver davantage la force de la lumière dans la figure de Notre Seigneur, cet excellent peintre s’est contenté de donner à celle de ce disciple quelques éclats de jour qui frappent sur son épaule et sur sa manche, et de faire paroître sur son genou une lumière glissante.

Pour l’autre disciple, comme il est vis-à-vis du Christ, un peu plus sur le devant du tableau, il est peint avec beaucoup de force; et parce qu’il est proche de la table dont la nappe cause une grande blancheur, le peintre l’a tenu d’une carnation plus vive et plus chargée, afin de le détacher de cette blancheur, ne l’ayant pas aussi éclairé d’une forte lumière, pour faire que celle qui est la principale dans le tableau domine toujours dans la figure du Christ: il a seulement fait paroître un éclat de jour sur un peu de linge qui lui sert de manche.

Auprès de ce disciple il y a un jeune garçon d’une fort grande beauté. Il a le visage tout éclairé pour faire voir par la qualité et la quantité de lumière qu’il reçoit, la distance qu’il y a entre le Christ et le disciple. Ce jeune garçon a la main sur la tête d’un autre enfant encore plus jeune, et cette tête n’est éclairée que sur le front par un rayon de jour qui le frappe, pour montrer encore l’endroit où il est placé, et où la lumière passe.

Il y a deux hommes qui servent à table, dont l’un ressemble fort bien à un cuisinier. Il est vêtu d’une façon convenable à son emploi, mais ce qu’on doit remarquer est la manière dont il est disposé pour faire paroître plus avantageusement la figure du disciple qui est sur le devant, dont le peintre a eu dessein de faire une des principales de son tableau.

Auprès de ce cuisinier, l’on en voit un autre qui porte un plat, et qui regarde en quel endroit de la table il le posera. Sa posture et ses regards montrent assez bien qu’il est appliqué à ce qu’il fait. Il y a derrière lui une femme déjà âgée dont le visage est peint d’une demi-teinte.

De l’autre côté du tableau et derrière la figure du Christ est un jeune garçon vêtu d’un habit jaune, mais dont la couleur est éteinte pour servir de champ au manteau du Christ, et qui du côté du jour reçoit l’ombre du disciple opposé. Cette partie du tableau est composée des principaux de la famille, que Paul Véronèse a eu dessein de représenter. C’est là qu’on peut admirer sa grande facilité à bien disposer ses figures, et cette belle manière de les mettre dans des actions aisées et agréables. Il y a sur le devant une femme qui tient un petit enfant entre ses bras, et qui a auprès d’elle un autre petit garçon qui semble se cacher sous sa robe. Paul Véronèse a pris soin de faire voir dans ces figures une carnation plus belle et plus fraîche que dans toutes les autres, et de ne faire paroître qu’une masse de couleurs vives et agréables qu’il a éclairées d’une lumière forte et étendue, parce que ce groupe étant en quelque sorte séparé de son principal sujet, il ne lui ôte rien de sa force, mais fait comme une autre partie où la vue se repose, et voit avec plaisir cette belle union de couleurs que M. Nocret fit remarquer dans les draperies qui s’accordent parfaitement bien avec toutes les chairs, et qui s’unissent tendrement les unes avec les autres, ne tombant pas tout d’un coup d’une extrême couleur à une autre, mais se servant toujours des couleurs voisines pour rompre les couleurs les plus fortes.

Il fit aussi observer la figure d’un jeune enfant qui est devant cette femme, et qui tient un petit chien en ses mains. Il est vêtu d’une étoffe fort brune pour faire contraste avec les autres couleurs qui sont derrière, et pour faire paroître davantage la tête de ce jeune enfant où M. Nocret fit voir une si belle manière de peindre, et des teintes si douces et si naturelles, qu’il est difficile de rien faire de plus parfait.

Il montra aussi comment, pour relever encore ce groupe de figures et opposer quelque chose à la beauté de cette femme et à la fraîcheur de ces enfants, le peintre a mis sur le derrière un homme vêtu de noir, et à côté de lui un More qui sert à faire enfoncer tout le tableau. Ces deux figures plus fortes en couleur et moins illuminées font un contraste admirable avec le grand éclat de ces brillantes carnations et de ces vives lumières qui sont répandues sur les figures dont je viens de parler, et empêchent que la vivacité de ces carnations et de ces lumières ne se confondent avec certains éclats de jour, qui brillent sur des vases d’or et d’argent rangés sur un buffet que l’on aperçoit entre deux colonnes.

Derrière cette femme il y a un homme qui vraisemblablement représente Paul Véronèse, dont la tête est peinte avec grande force et avec assez de lumière. Mais, à côté de cette femme et un peu plus loin, il y a deux filles, dont la plus jeune n’est éclairée que d’une lumière de reflets, qui vient de l’habit rouge du disciple qui est devant elle, ne recevant aucun jour direct que sur le bas de sa robe, pour marquer seulement le vrai lieu où elle est placée.

Derrière cette jeune fille il y en a une autre un peu plus grande qui hausse la tète d’une façon très agréable. Elle est dans une demi-teinte, et sert à faire que les figures dont elle est environnée se détachent si bien les unes des autres que l’œil n’est point embarrassé, et ne trouve rien qui ne le contente et ne le charme.

Sur le devant de ce tableau il y a deux petites filles qui se jouent avec un gros chien d’une façon qui convient bien à de jeunes enfants; elles sont vêtues d’une étoffe blanche à fleurs d’or, ce qui sert, avec la lumière que le peintre y a répandue, à les rendre plus agréables et à les faire paroître encore plus proches de la vue.

M. Nocret ayant fait remarquer comment, dans cette belle composition, les figures sont parfaitement disposées, et les ombres et les jours donnés avec une force et une diminution convenable à cette belle ordonnance, dit que l’on devoit particulièrement considérer cette grande facilité, et cette maîtrise qui paroit dans cet ouvrage, où l’on voit que, dans la disposition et placement des figures, il n’y a rien de contraint ni d’embarrassé, mais que tout y est libre, soit dans les attitudes, soit dans la situation.

Que les teintes des carnations y sont si naturelles et si charmantes, que tout y semble vivant, non seulement par l’expression des mouvements qui sont les principales marques de la vie, mais aussi par la couleur de la chair qui paroît si vraie, que l’on croit voir la peau couvrir le sang, les muscles et les os comme dans les corps naturels.

Il fit remarquer que Paul Véronèse ayant représenté ses figures sous une loge ou galerie ouverte de toutes parts, celles qui sont du côté gauche par où entre le plus grand jour reçoivent plus de clarté que les autres, ce qui se remarque bien dans le portrait de Paul Véronèse et dans cette femme qui tient un enfant; car de l’autre côté, où sont les hommes qui servent sur table, on voit que la lumière est beaucoup moins forte.

Quelqu’un de la compagnie dit aussi qu’on devoit considérer dans ce tableau qu’à l’égard de la lumière, ce peintre ne prenoit pas tant garde à l’effet particulier qu’elle fait d’ordinaire sur les corps; ni aux ombres que les figures peuvent porter les unes sur les autres, comme il étoit exact à répandre de grandes masses de jour et d’obscurité dans les endroits où elles pouvoient causer un plus bel effet. Qu’aussi jamais il ne s’arrêtoit à examiner ce que chaque partie étoit capable de recevoir d’ombre ou de lumière; mais il considéroit tout son tableau à la fois, et, selon la disposition des grandes parties, il y répandoit de plus grands jours. Que c’est par là qu’il a trouvé le secret de charmer les yeux, et cette partie a été si fort recherchée par tous les peintres de Lombardie que, pour la posséder plus parfaitement, ils ont négligé les autres, au lieu que ceux de l’école de Rome ont fait scrupule de prendre ces licences, demeurant le plus qu’ils ont pu dans l’imitation du beau naturel.

Que cependant l’on peut tirer beaucoup d’instruction des uns et des autres, en cherchant une disposition avantageuse et des jours qui puissent produire ces beaux effets, et même, en quelque rencontre, aider à la nature et la parer, s’il faut ainsi dire, de lumières choisies, lors principalement qu’on ne fait rien qui lui soit entièrement opposé, ou qui la rende méconnoissable.

Quant aux couleurs de ce tableau, l’on voit bien qu’elles sont belles, fraîches et employées avec une grande facilité et une pratique aisée, mais il n’y a pas pourtant dans leur arrangement cette douce harmonie et cette belle union qui se trouve dans celles de Titien.

Quelqu’un voulut trouver à redire dans le visage du Christ, et montrer qu’il paroissoit enflé et les joues trop rondes; mais l’on fit voir que la disposition où il est et la lumière dont il est éclairé étoient cause qu’il y paroissoit une si grande uniformité de teintes; ce qui étoit même nécessaire pour faire connoître la propre lumière de ce corps glorieux, laquelle ne permet pas que toutes les parties du visage soient si distinctes et si fortement marquées, ce que chacun reconnut véritable, ne trouvant rien dans cette image qui ne soit tout à fait admirable et divin.

Il y en eut même qui excusèrent l’ordonnance de ce tableau et dirent que cette famille si nombreuse pouvoit avoir rapport à une semblable qui se seroit rencontrée dans le lieu où ces disciples furent prendre leur repas, laquelle voyant peut-être quelque chose d’extraordinaire dans le Christ lorsqu’il entra avec ces deux disciples, demeura là pour le considérer. Mais l’Académie ne s’arrêta pas à cette charitable excuse et ne voulut rien dire davantage sur la bienséance nécessaire pour l’accomplissement de cet ouvrage, se contentant d’en recommander les parties dignes d’être imitées, comme sont celles dont M. Nocret a fait des remarques.

Et parce qu’on avoit parlé des jours de reflets dans une des conférences précédentes, et qu’on avoit dit qu’ils n’étoient pas avantageux, ni même naturels dans les lieux enfermés, et que cependant il y avoit dans ce tableau une jeune tille qui n’étoit éclairée que d’une lumière réfléchie qui faisoit un très bel effet, l’Académie fit voir que toutes ces figures n’étoient pas dans un lieu qui fût comme une chambre qui ne reçoit son jour que d’une seule ouverture, mais qu’il est percé de toutes parts, et tire, particulièrement du côté gauche, une lumière très forte et très étendue.

Mais de plus elle montra que cette figure n’est pas éclairée d’une lumière première, mais seulement d’une seconde de reflets, et qu’ainsi elle a une partie éclairée du côté de la lumière réfléchissante et que l’autre est ombrée, ce qui ne cause pas le même inconvénient comme dans celles qui sont éclairées d’un côté par la principale lumière et de l’autre par un jour de réflexion.

Que c’est de la sorte qu’on en peut user très avantageusement et faire naître de beaux effets dans un tableau, par le moyen de ces diverses lumières données à propos.

Cette conférence étant finie, l’Académie pria M. le Brun de vouloir choisir un tableau pour le premier samedi du mois prochain.

COMMENTAIRE

Cette conférence, rédigée et publiée par Félibien, fut tenue dans le cabinet des Tableaux du Roi, le samedi 1er octobre 1667. Le tableau de Véronèse analysé par Nocret est au Louvre . Il provient de la collection de Louis XIV.

Conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture

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