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II
ОглавлениеQu’est-ce donc que le livre J’accuse? Et que veut-il?
C’est un acte d’accusation contre le gouvernement allemand.
Il veut prouver que «l’Allemagne est coupable d’avoir, conjointement avec l’Autriche, suscité la guerre européenne».
Dans le chapitre Ier intitulé «Allemagne, éveille-toi! », l’auteur nous affirme et s’engage à établir que le peuple allemand est victime d’un mensonge énorme.
Le chapitre II nous parle des «antécédents du crime». On y cite et passe au crible des passages des ouvrages du général von Bernhardi où l’on voit que ce partisan, si typique, de l’idée impérialiste de la guerre, appelait de tous ses vœux la conflagration dont il espérait de grandes choses pour l’hégémonie universelle de l’Allemagne. J’accuse prétend que le mouvement panslaviste, dénoncé si souvent comme cause de la guerre, était à peine aussi agressif que le mouvement pangermaniste. «Dans chaque pays il existe de ces pan-mouvements. Ils sont innocents aussi longtemps qu’ils restent dans le domaine des idées. Mais nos pangermanistes en sont sortis en nous entraînant dans cette horrible guerre...» L’auteur considère le kronprinz comme la tête de ligne et l’âme damnée de ce mouvement pangermaniste. S’il n’en prononce pas directement le nom, du moins décrit-il le personnage de façon à ne pas laisser d’équivoque. La guerre actuelle est, toujours selon l’auteur, «une guerre de conquête, résultant d’idées impérialistes et faite au profit de desseins impérialistes ». L’Allemagne veut une «place au soleil». «La place au soleil est la domination universelle qui nous revient parce que nous sommes le peuple élu de Dieu.» Mais qu’est-ce donc que la «place au soleil» ? L’auteur estime que l’Allemagne la détenait déjà avant la guerre; il cite à l’appui des chiffres tirés en partie, eux aussi, du livre du général von Bernhardi, chiffres montrant avec clarté le prodigieux essor pris par l’Allemagne dans tous les domaines. Faut-il à l’Allemagne plus de territoire, plus de colonies? Or, les vraies colonies allemandes sont à Paris, à Londres, à Manchester, à New-York, au Canada, dans l’Amérique du Sud, en Australie, «là où nous ne possédons pas un mètre carré ». L’accroissement annuel de la population — 800 000 individus — n’exige aucun agrandissement de territoire; le chiffre annuel des émigrants allemands est tombé de 134 200 durant la période 1881-1892 à 18500 en 1912. Donc aujourd’hui l’Allemagne compte chaque année plus d’immigrants que d’émigrants, tandis que le commerce, l’industrie, la navigation, la richesse publique et privée sont en augmentation constante. Quant aux succès diplomatiques, l’Allemagne et la Triple-Alliance en ont obtenus de fréquents et de réels. Si, malgré tout, le mot d’ordre: «Il nous faut notre place au soleil», l’idée d’encerclement et autre chose encore ont causé au peuple allemand une impression telle qu’on les retrouvait dans la bouche de chacun, sans qu’on sût exactement ce qu’ils signifiaient, c’est que les pangermanistes s’efforçaient systématiquement de populariser la guerre future.
En vingt-deux pages, l’auteur décrit les efforts de l’Angleterre pendant ces dernières années, ses propositions pour amener une entente politique et une limitation réciproque de la marine de guerre. Ce fut en vain: l’Allemagne observait une attitude négative; ce n’était point l’égalité, c’était la suprématie qu’elle voulait! «Si vraiment l’Allemagne n’avait eu d’autres buts que ceux que le kaiser, le chancelier et les princes proclament sans cesse dans leurs discours: soit la garantie contre les agressions, le libre développement de ses forces et de sa culture, elle n’aurait pu les atteindre plus sûrement et avec moins d’efforts qu’en acceptant les propositions anglaises.» L’Allemagne ne combat donc point pour la cause de la liberté, comme le disent ses gouvernants: car ces libertés, qu’elle veut s’assurer à la pointe de l’épée, elle les possédait déjà bien avant la guerre. D’aucun côté, la liberté de l’Allemagne n’était menacée.
Puis l’auteur passe à l’examen des points suivants: La France avait-elle l’intention de nous attaquer? La Russie le voulait-elle aussi? Bien qu’il y mette la meilleure volonté du monde, il avoue ne pouvoir trouver la preuve que ces deux pays aient eu des intentions agressives; à ses yeux la Triple-Entente est une alliance défensive . Il parle des menées ténébreuses du parti militaire allemand, dont les junkers forment le noyau, il montre le revirement qui (selon le Livre jaune français) s’est opéré ces dernières années dans l’esprit de Guillaume II et arrive à la conclusion que la vérité se trouve partout ailleurs, excepté dans la version officielle allemande des causes et des buts de la guerre. L’auteur pense que le véritable but de la guerre, c’est de conquérir la liberté «que certains pensent», notamment, dans le domaine de la politique extérieure, la suprématie politico-économique sur l’Europe (à laquelle aspirent les politiciens de l’hégémonie universelle allemande) et, dans le domaine de la politique intérieure, l’asservissement du peuple allemand, par le refoulement de ses aspirations démocratiques, à l’instar de ce que firent lés junkers prussiens comme fruit des victoires de 1815, 1848 et 1870-1871.
Au chapitre III, J’accuse parle du «crime» même, soit du mécanisme diplomatique qui déclancha la guerre. Tout homme soucieux d’étudier les responsabilités de cette guerre, devrait lire deux fois ce chapitre. D’abord parce qu’il constitue la partie la plus importante de l’ouvrage, l’acte d’accusation proprement dit et l’administration de la preuve, puis parce qu’il expose fort bien les événements qui se sont déroulés pendant ces onze journées angoissantes, étudiant toutes les circonstances et toutes les éventualités, — pour autant que le permettent les documents officiels publiés par les Etats intéressés. Les proportions de cette brochure m’empêchent d’entrer dans les détails. En tous cas, ceux qui en leur qualité de citoyens allemands, ne séparent pas le patriotisme de la confiance dans le gouvernement, ressentiront de l’inquiétude à la lecture de ces 178 pages. Inquiétude causée non pas tant parce que la version de l’auteur est en contradiction absolue avec la version officielle allemande des causes de la guerre, mais plutôt parce qu’on a quelque peine à se défendre contre l’argumentation juridique si nette de J’accuse et l’abondance des documents cités. Il est facile de se défendre contre les 113 premières pages, car chacun peut ergoter sur les «antécédents » et les présenter sous un jour plus ou moins favorable selon tel ou tel pays ou parti. Avec quelque habileté et sans que ce soit un trait de génie, rien n’est plus aisé que d’insister sur un point utile à sa cause, en laissant d’autres points dans l’ombre. Mais ici où se pose nettement la question: «Qui donc a passé de la simple menace à l’acte lui-même?» ; ici, où seuls entrent en cause des documents officiels accessibles à chacun, susceptibles d’être contrôlés et de servir de preuves; ici, où l’auteur, dépouillant tout sentiment et verbiage patriotiques, n’intervient qu’en juriste et logicien; ici, il faut ou bien détruire juridiquement l’argumentation de J’accuse, c’est-à-dire opposer des contre-preuves, ayant une valeur juridique, basées sur des documents, ou bien admettre que l’auteur a raison. La voie qu’il a suivie dans le chapitre dont nous parlons, rend impossible — pour autant que j’en puis juger — toute fraude, tout arrangement préconçu. Les deux premiers chapitres peuvent, sans doute, éveiller l’impression que l’auteur est plus homme de parti que juriste. Mais, dans ce troisième chapitre, on a le sentiment qu’il n’accuse point le gouvernement allemand par simple désir d’accuser, mais bien parce que les documents connus l’y contraignent. Plus loin, nous aurons l’occasion de revenir sur quelques questions posées par J’accuse, questions qu’il étudie et auxquelles il répond. Il me semble que quiconque entreprendra la réfutation de l’ouvrage devra commencer par répondre à ces questions-là. Je crois même que quiconque juge nécessaire une procédure régulière sur la responsabilité de cette guerre (c’est seulement ainsi qu’on évitera le retour de semblables catastrophes) devra suivre le chemin choisi par J’accuse. Car si l’on ne répondait pas à ces questions par les dossiers diplomatiques de ces onze journées critiques, tout débat sur la responsabilité risquerait de dégénérer bientôt en propos fangeux et louangeux sur les patries des juges respectifs.
Je puis passer sous silence les chapitres IV et V de J’accuse («Les conséquences de l’acte», «L’avenir »). L’auteur s’y révèle pacifiste décidé et polémise contre le système de la paix armée. Il engage les peuples libres à former une ligue de la paix et a l’air de dire qu’une Allemagne libre ne peut être qu’une Allemagne républicaine. De même que les chapitres I et II ne constituent qu’une introduction à la troisième partie, capitale celle-là, de même les quatre-vingts dernières pages n’en sont qu’un complément.
Comme tous les ouvrages traitant de questions d’actualité, J’accuse a aussi ses défauts. Et ces défauts sont si nombreux (et il est si aisé de les exploiter sous le couvert de «la trêve civique») qu’il est facile, en les énumérant, de tromper le lecteur sur le véritable contenu et la valeur du livre. Dès la première ligne, on sent bien que l’auteur est de ces républicains de la vieille école qui, avec Kant, rendent secrètement la royauté absolue responsable des guerres. C’est pourquoi il ne s’adresse pas toujours à nous comme un logicien rigide, mais bien souvent comme un apôtre de l’idée républicaine sévèrement proscrite en Allemagne. Une indignation à peine dissimulée, un parti-pris passionné contre le junkertum et le militarisme vibrent dans ces pages, un patriotisme poursuivi depuis longtemps en Allemagne comme délit de haute trahison. C’est le même patriotisme qui conduisit en prison déjà le Turnvater (le père des gymnastes) Jahn, qui valut l’injure et l’opprobre au plus national de nos poètes allemands, Ernest Maurice Arndt. Ce patriotisme qui prétend que l’ennemi principal du peuple allemand se trouve non pas à l’extérieur, mais bien à l’intérieur des frontières, obscurcit parfois la vision de l’auteur et l’amène à présenter les événements sous un jour un peu partial, — on le remarque notamment au chapitre II. En vérité, il ne convient pas de dépeindre l’Angleterre, la France et la Russie comme des agneaux sans tache et l’Allemagne et l’Autriche comme les uniques bêtes de proie. En écrivant ses «antécédents», l’auteur aurait dû noter qu’il y avait aussi en France, en Russie et en Angleterre de nombreux individus, associations, journaux et livres poussant à la guerre. Les Moltke, les Treitschke, les Frobenius et les Bernhardi étaient certes loin d’être seuls en Europe à célébrer la guerre comme une bénédiction du ciel et comme un salutaire bain d’acier pour les peuples.
Il convient néanmoins de remarquer que ceux qui poussaient à la guerre dans les nations de la Triple-Entente formaient, notamment en France, une minorité diminuant sans cesse et exerçant une influence presque nulle sur le gouvernement et la masse. J’ai moi-même insisté sur ce fait dans mon livre La Démocratie française, fruit de longues études sur place. Dans le chapitre assez long que j’y consacre aux «Garanties de paix de la troisième République», j’ai énuméré les éléments caractérisant la démocratie française (puissante haute finance aux intérêts essentiellement internationaux, chiffre de population stationnaire, laïcité grandissante, mentalité pacifiste du corps enseignant, influence des idées démocratiques en général, etc., etc.), éléments qui tous agissaient éminemment contre l’idée de la guerre et contribuaient depuis bien des années à affaiblir l’idée de la revanche. En Allemagne, par contre, le mouvement chauvino-belliqueux était dirigé et alimenté par les milieux, très puissants, des junkers, des militaires et des pangermanistes. Ce mouvement possédait dans le Alldeutscher Verband (l’Union pangermaniste), le Flottenverein (la Ligue de la flotte), le Wehrverein (la Ligue de défense) et autres groupements semblables, des organisations gigantesques, répandues dans toute l’Allemagne, qui, exécutant point par point leur programme, avaient pour tâche de préparer le pays à l’«inévitable » guerre en vue de la domination du monde.
Mais revenons à J’accuse. J’estime que les considérations présentées par l’auteur sur la situation militaire sont sans pertinence. Sans doute les événements confirment de jour en jour davantage ses conclusions: la guerre actuelle ne pourra finir, quoiqu’il arrive, par une victoire allemande. Mais ses prédictions ont donné aux trop nombreux «renifleurs d’opinion» qui aujourd’hui, en Allemagne, ont seuls le droit de parler, une heureuse occasion de jeter la suspicion sur le patriotisme de l’auteur et de persuader les lecteurs non avertis que le livre a été écrit pour servir la cause des ennemis de l’Allemagne.
Cette dernière accusation prouve, du reste, un certain manque de finesse psychologique. Un écrivain à la solde des ennemis de l’Allemagne n’aurait pas agi avec tant d’élan, c’est-à-dire avec tant d’imprudence. Il aurait produit un livre qui, comme tous les livres faits sur commande, serait infiniment plus sec, plus froid et infiniment plus ennuyeux. Poussé par un impérieux besoin, l’auteur a pris la plume. La preuve en est dans la passion et dans l’enthousiasme pour son idéal politique qui l’ont guidé dans son travail. L’ouvrage est un produit spontané de l’amour de l’écrivain pour son pays. J’accuse est écrit avec une telle fougue, il est tellement dépourvu de tout procédé littéraire, de tout artifice; le caractère, l’âme de son auteur s’y montrent avec tant de naturel, tant d’indignation, — on voudrait même dire avec tant d’innocence, — bref, cette œuvre, si on la juge en appliquant le critère de la traditionnelle circonspection scientifique allemande, paraît si pleine de lacunes et de parti-pris, qu’elle fait bien l’impression d’être, de la première à la dernière page, et malgré le caractère tout juridique du domaine qu’elle explore, l’épanchement fougueux d’un cœur meurtri. Jamais un auteur qui n’écrirait pas en toute spontanéité et inspiré par un idéal, ne ferait cet effet-là. Jamais il ne parviendrait à entraîner le lecteur .
Et puis, a-t-on jamais essayé d’acheter la plume d’un écrivain anonyme? La première condition exigée d’un écrivain qu’on veut acheter est d’intervenir sous son vrai nom (qui, par surcroît, doit être un nom connu), en faveur des idées qu’on se propose de lui dicter.
Quoi qu’il en soit, J’accuse, comme du reste toutes les œuvres d’une valeur durable, présente la particularité de ne pas être un livre «objectif» au sens allemand de ce mot.
Cela explique pourquoi les gens qui passent volontairement par dessus l’essence même du volume (le chapitre III) et qui, d’un œil soupçonneux, retiennent uniquement l’ardeur que met l’auteur à réunir toutes les circonstances à la charge du gouvernement allemand, — pourquoi ces gens peuvent reprocher à J’accuse d’être non pas une œuvre solide, mais un pamphlet injurieux, non pas un acte d’accusation soigneusement motivé, mais un factum inspiré par un parti-pris évident contre les gouvernements des puissances centrales.
Plus on est imprégné des idées qui sont aujourd’hui en Allemagne à l’ordre du jour, plus, cela va sans dire, cette impression sera profonde. Car, je le répète: le patriotisme dont l’auteur fait preuve est rangé actuellement en Allemagne dans la catégorie des délits de haute-trahison — tout comme il y a cent ans.
Mais, nous autres, nous ne voulons être guidés que par le souci de la vérité. Nous n’avons donc pas à nous inquiéter de ce qu’on considère à Berlin comme un cas de haute trahison et à appliquer à J’accuse un critère différent de celui que nous employerions pour d’autres œuvres. J’ai essayé, plus haut, d’indiquer la structure du livre, ses idées essentielles, ses défauts et exagérations. Et parce que, en ma qualité d’Allemand libre de tout préjugé, j’estime que J’accuse, malgré ses imperfections, contient les éléments les plus importants pour établir les responsabilités de la guerre, parce que je suis d’avis qu’il nous est impossible, à nous, Allemands, et cela dans l’intérêt de la vérité et de la paix future, d’esquiver ou d’égarer la discussion sur ces responsabilités, — pour ces raisons et pour bien d’autres encore, je crois ridicule de vouloir jeter ce livre dans la boîte à ordures, en le couvrant de propos faciles et grossiers. C’est ce qu’on a tenté de faire jusqu’ici en Allemagne. Il est enfantin, et il est totalement contraire à la mentalité germanique, de s’obstiner à calomnier une œuvre qui a causé dans le monde entier une sensation justifiée et qui est déjà traduite dans les langues de la plupart des nations civilisées. Si nous ne voulons pas confirmer, de façon indirecte, les thèses de l’auteur, il s’agit de réfuter honnêtement et objectivement ce terrible livre.
Voyons d’abord les principales réponses à J’accuse, qui ont paru jusqu’ici.