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Pierre

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Table des matières

J'aime, ô terre bénie, où dorment nos aïeux!

Tes lacs d'azur au fond des bois harmonieux

Où murmure une onde limpide.

Tes coteaux émaillés de hameaux éclatants

Qui se mirent au loin dans les flots transparents

De ton fleuve large et rapide.

(L.-J.-C. Fiset.)

Au nombre des hardis soldats qui accompagnaient M. Marganne de Lavaltrie, lors de son premier voyage au Canada, avec le régiment de Carignan-Salières, se trouvait l'arrière grand-père du fermier Jean-Louis Montépel.

Originaire de la haute Normandie et descendant de fermier de père en fils depuis des générations, Montépel avait continué, après l'expiration de son service au Canada, à se livrer à la culture des champs.

Les rives encore incultes du fleuve Saint-Laurent offraient des avantages magnifiques à l'agriculture, et M. de Lavaltrie charmé par le site pittoresque du village qui porte encore son nom, s'était établi avec ses anciens soldats au nord de la magnifique pointe de sapins, que l'on appelle encore aujourd'hui «le domaine de Lavaltrie.»3 [Augmentation. «Concession du 21 avril 1734, faite par Charles, marquis de Beauharnois, Gouverneur, et Gilles Hocquart, Intendant au sieur Marganne de Lavaltrie, d'une lieue et demi de terre de front sur deux lieues et demie de profondeur, du fief de Lavaltrie; pour être la dite prolongation en profondeur unie et jointe au fief de Lavaltrie, et ne faire qu'une même seigneurie, laquelle, par ce moyen, se trouvera être d'une lieue et demie de front sur quatre lieues de profondeur.»—Registre d'Intendance, No. 7, folio 24.]

Montépel s'était fixé près de l'humble manoir de son officier et avait mis en culture une des plus belles fermes des environs.

Le fermier Jean-Louis Montépel que nous venons d'introduire à nos lecteurs, possédait encore le fief de ses pères et avait la réputation d'être ce qu'on appelle au Canada un «habitant à son aise».

Lors de la cession du Canada à l'Angleterre, en 1763, son grand-père qui était alors lieutenant dans une compagnie de milice volontaire, avait été fait prisonnier à Longueuil par les troupes du général Amherst.

Le lieutenant Montépel avait été traité avec bonté par les officiers anglais, pendant sa courte captivité, et lors de l'invasion américaine, en 1776, il s'était empressé de lever une nouvelle compagnie pour défendre les droits de la couronne d'Angleterre, comme il avait défendu jadis l'autorité du roi de France.

Cette fidélité au nouveau gouvernement, de la part des Montépel, avait causé quelque mécontentement parmi les vieillards qui chérissaient encore la mémoire de la domination française. Les jeunes gens, plus violents, avaient prononcé les mots de traître et «d'anglais», ce qui équivalait alors à une injure personnelle. Les caractères s'aigrirent de part et d'autre et les Montépel se rangèrent, de dépit, sous la bannière des rares partisans de l'Angleterre.

Ils avaient depuis fait cause commune avec le parti tory, et l'on disait même tout bas, à Lavaltrie et à Lanoraie, que le père Jean-Louis avait trahi les «patriotes» pendant la lutte glorieuse de 1837-1838.

Quoiqu'il en soit, il était certain que Jean-Louis Montépel avait été ce que l'on appelait alors un «bureaucrate» enragé, et qu'il s'était opposé de toutes ses forces au mouvement organisé par Louis-Joseph Papineau. Son fils unique Pierre, né en 1844, après avoir fait l'apprentissage des travaux de la ferme et avoir appris les rudiments de la grammaire française sur les bancs de l'école du village, avait été envoyé au séminaire de Montréal pour y compléter un cours d'études classiques. Le jeune homme avait fait preuve de talents sérieux et le curé du village ayant été consulté sur la question de le conduire au collège, avait répondu:

—M. Montépel, Pierre est un brave garçon, au cœur généreux et à l'intelligence vive. Donnez-lui les avantages d'une bonne éducation et soyez certain qu'il fera plus tard l'orgueil de vos vieux jours.

Pierre avait donc pris la route de Montréal et avait suivi pendant deux ans les cours du séminaire. Un incident assez simple en apparence, avait cependant brisé sa carrière commencée sous de si beaux auspices.

Le jeune homme avait rencontré sur les bancs du séminaire une foule de camarades aux âmes vives et aux sentiments patriotiques, qui lui avaient parlé bien souvent, en termes chaleureux, des glorieux efforts des patriotes de 1837. Pierre avait appris à honorer les noms des martyrs de l'oligarchie anglaise et à maudire la mémoire de ceux qui les avaient livrés à la vengeance implacable des tribunaux tories. Pierre en un mot avait appris à détester les chouayens et à regretter la tutelle de la mère-patrie. Il savait fort bien que son père ne partageait pas ses idées à ce sujet, mais il se taisait devant le vieillard par respect filial, et il prenait soin de ne jamais causer politique devant les amis de la famille.

Un jour vint, cependant, où le jeune homme, dans un moment d'oubli, laissa échapper des paroles qui blessèrent les sentiments du père Jean-Louis. Celui-ci tout étonné lui dit:

—Ah ça! mon fils! est-ce là ce que l'on t'enseigne sur les bancs du collège de Montréal? Est-ce pour t'apprendre à mépriser les convictions politiques de ton père, que je sacrifie ma fortune à te faire donner une bonne éducation?

—Mon père, répondit Pierre, je n'aurais jamais volontairement fait entendre ma voix pour critiquer vos idées, quelles qu'elles soient, mais le hasard a voulu que vous apprissiez mes sentiments à cet égard, et vous m'avez enseigné à être trop honnête homme, pour que je m'abaisse à renier ma croyance politique. Vous paraissez vous plaindre des sommes que vous avez dépensées pour moi. Soit, je comprends vos hésitations. Dorénavant, je gagnerai moi-même mon pain. Dès aujourd'hui, mon père, je vais m'occuper à chercher une situation qui me permettra de pourvoir moi-même à mes besoins.

Le père Jean-Louis avait pleuré en secret de ce qu'il appelait l'obstination de son fils, mais il était trop orgueilleux pour faire le premier pas vers une réconciliation mutuelle.

Quinze jours plus tard, Pierre avait fait ses préparatifs de voyage; et après avoir embrassé son père et sa mère, il leur annonça qu'il avait décidé d'aller «hiverner dans les chantiers» avec quelques jeunes hommes des environs.

La mère était presque folle de chagrin; le père lui-même voyait avec peine cette brusque décision de son fils; mais l'orgueil avait encore joué son rôle dans tout cela, et Pierre partit sans que son père lui accordât le pardon de ce qu'il considérait comme un entêtement criminel.

Le canot s'éloigna du rivage. Les voyageurs, le cœur gros donnèrent le premier coup d'aviron, et la légère embarcation, faisant tête au courant, se dirigea vers Montréal. Quinze jours plus tard, on était à Bytown, maintenant Ottawa, et quelques jours encore et les hardis bûcherons attaquaient de la cognée les géants des forêts du Nord.

Jeanne la Fileuse: Épisode de l'Émigration Franco-Canadienne aux États-Unis

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