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Le désespoir d'une caisse

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- Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là, dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante.

- Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac.

- Lui ? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable ! Voyons ! de quoi vit-il ? D'où lui vient sa fortune ? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes.

- Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac.

- Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aînée, dit mademoiselle des Touches.

- Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaître à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol.

- C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société.

- Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent.

- Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay.

- Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions.

- Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frère d'Angoulême ? demanda le chevalier d'Espard.

- Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac.

- S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien

- Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien.

De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dîner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. Après dîner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux.

- Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement ? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financière.

- Chamais ! dit le baron.

- Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux.

- C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kèque chausse t'ingonni.

- Vous êtes amoureux, vous ?... Vous êtes un fat ! dit le chevalier d'Espard.

- Hêdre hâmûreusse à mon hâche cheu zai piène que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous ? Za.y êde !

- D'une femme du monde ? demanda Lucien.

- Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre.

- Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre ? jeu groid que c'esd te maicrir.

- Où l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente ? demanda Rastignac.

- An foidire, hâ minouid, au pois de Finzennes.

- Son signalement ? dit de Marsay.

- Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique ! Tes.yeix de veu, eine tain t'Oriend.

- Vous rêviez ! dit en souriant Lucien.

- C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hâmi...

- Etait-elle seule ? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier.

- Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre...

- Lucien a l'air de la connaître, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther.

- Qui est-ce qui ne connaît pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen ? dit Lucien en pirouettant.

- Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde ? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque.

- Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir.

- Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue !... Ed foilà ma fie ! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt: cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet.

- Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort.

- Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine même chausse !

La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés: les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie: «Un homme si fort en arriver là !...» Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre.

- Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes ? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sè môguer te lui, gomme fus le vaiddes...

D'après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaître.

- Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré ? dit la baronne de Nucingen.

- Il est fidèle à sa devise: Quid me continebit ? répondit Rastignac.

- Ce qui veut dire: Qui peut me retenir ? ou: Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay.

- Au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle.

- Pon ! se dit en lui-même le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé.




Honoré de Balzac: Splendeurs et misères des courtisanes

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