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Une fille de bonne maison

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En ce moment, les fenêtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardinière qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage.

- Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle: son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant.

- Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf.

- Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité.

- Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains.

La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'âme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mère un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mère. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants.

- Si ma fille résiste à ce coup-là, dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est très romanesque.

- Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractère-là ?...

- Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances.

Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poète fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu.

- Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde ? lui dit-elle.

La perfidie de cette interrogation ne peut être comprise qu'après l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sèche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches où ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familière qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils très fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mère, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaît à ces jeux-là. On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frère, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lèvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fière, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-être dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit: «Elle a de beaux yeux», ou «Elle a un charmant caractère ! » A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise: «Votre Grâce», elle répondit: «Appelez-moi Votre Minceur.» - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde ? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier ? «Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-même ! » Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chère, il est beau comme un rêve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... Après tout, sa mère est la dernière Rubempré...

- Pauvre garçon, où prendra-t-il un million ? dit la marquise.

- Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnête homme, fût-il beau, fût-il poète et jeune comme monsieur de Rubempré.

- Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien.

- Oui, j'ai dîné en ville.

- Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire.

- Dans le monde ?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dîné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller...

On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs.

- Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant (et avec quelle grâce ! ) une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre (mon père a des regards qui me crucifient), mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai...

- Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé.

- Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse...

- Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici...

- Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard ?

- J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procès qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril où ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès.

- Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde.

- Eh ! comment ? s'écria Lucien.

- Ma mère invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère...

- Oh ! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit.

- Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous êtes, elle vous consolera peut-être de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir...

Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans.




Honoré de Balzac: Splendeurs et misères des courtisanes

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