Читать книгу Histoire et description de la Haute-Albanie ou Guégarie - Hyacinthe Hecquard - Страница 4
INTRODUCTION
ОглавлениеLa contrée qu’on appelle aujourd’hui. la Turquie d’Europe ne nous apparaît à aucune époque de l’histoire comme ayant été peuplée d’une race unique et homogène. Les Pélasges, les Hellènes, les Illyriens, les Thraces et plus tard les Celtes et les Slaves, enfin les Turcs en ont occupé successivement ou simultanément les diverses parties, et pas plus dans l’antiquité que dans les temps modernes, il ne semble que le contact des races diverses ait amené entre elles une fusion quelque peu intime sur un sol dont la conformation essentiellement régionale, venait en aide aux divergences et aux incompatibilités ethniques,
La civilisation grecque, romaine ou byzantine et la domination turque ont rapproché matériellement ces races diverses ou les ont recouvertes, à certaines époques, d’un vernis plus ou moins uniforme; mais aussitôt que le lien venait à se relâcher, les différences radicales et irréconciliables apparaissaient plus impérieuses et plus dissolvantes que jamais. Nous assistons encore en ce moment à un spectacle analogue.
Notre but n’est pas d’approfondir ici la question de l’origine et de la valeur respective des races qui ont habité cette contrée. Mais, pour faire comprendre le rôle des Albanais dans le monde, il est indispensable de constater avec toute la précision possible, quelles sont aujourd’hui les races qui occupent la Turquie d’Europe sous la domination des Osmanlis, répandus eux-mêmes en assez petit nombre au milieu des peuples conquis.
Quatre races principales occupent la Turquie d’Europe: les Roumains, les Slaves, les Grecs et les Albanais.
Les Roumains peuplent en Turquie la Moldavie et la Valachie; en Russie la Bessarabie; en Autriche la Boukovine et une grande partie de la Transylvanie et du Banat de Temeswar. On les retrouve encore dispersés en Macédoine, en Épire, en Thessalie et dans la partie orientale de la haute Albanie sous le nom de Kutzovlaques et de Zinzares. Les Roumains tirent leur origine des colons de Trajan. Ils ont conservé une langue essentiellement latine qui paraît avoir été le latin rustique, ou en dériver. Comme les autres peuples néolatins, les Roumains ne descendent pas exclusivement des conquérants et des colons venus de Rome. Ces derniers se sont mêlés aux anciens propriétaires du sol, les Daces, déjà mêlés eux-mêmes à d’autres peuples dont quelques-uns devaient être d’origine slave, si l’on en juge par les nombreux emprunts que la langue roumaine a faits aux idiomes de cette famille et par ce fait que la prononciation du néo-latin des Roumains est slave.
Les Slaves occupent dans la Turquie d’Europe les provinces de Bosnie et d’Herzegovine et la principauté semi-indépendante de Servie. Le caractère primitivement hunnique ou ouralien des Bulgares s’est fondu dans un élément slave qui se trouvait déjà en partie dans le pays et qui s’y est, en partie, infiltré depuis. Enfin les Slaves peuplent l’État indépendant de Montenegro.
La race grecque peuple le royaume indépendant de Grèce, les îles Ioniennes; la Thessalie, la plus grande partie de l’Épire où elle se trouve en contact avec les Albanais et presque toute la Macédoine et la Thrace, où elle se rencontre avec les Bulgares.
Enfin les Albanais ou Skipetars occupent un territoire long et accidenté compris entre le royaume de Grèce, le Pinde, les montagnes de la Haute Macédoine, le Montenegro et la mer Adriatique. Quelle est l’origine des Albanais? A quel rameau de la famille humaine doit-on les rattacher? A quel système de langue appartient le skipetar? On en est réduit sur tous ces points à de simples conjectures. Ce que l’on peut seulement constater, c’est que les Albanais n’ont aucune espèce de ressemblance ni d’affinité, sous le rapport de la langue, du caractère ethnique et de l’apparence physique avec aucune des autres races qui peuplent la Turquie d’Europe, c’est-à-dire avec les Roumains, les Grecs, les Slaves et les Turcs osmanlis. L’Albanais est donc un peuple sui generis; mais quel est ce peuple? d’où vient-il?
Si les Albanais étaient arrivés en Europe à une époque récente, on connaîtrait leurs migrations; mais l’histoire ne nous en apprend rien. On doit naturellement en conclure qu’ils étaient en Albanie depuis les époques les plus reculées. Les premiers peuples d’origine blanche qui aient occupé l’Europe, avant même les Celtes et les Hellènes, sont les Ibères, les Étrusques, les Thraces, enfin les Illyriens, qui sont les ancêtres des Albanais actuels. Ces anciens Illyriens appartenaient à la branche glorieuse de la race blanche que l’on appelle Ariane ou Arienne, d’où sont sortis directement les Hindous, les Perses et les Mèdes, les Hellènes et enfin les Germains. Seulement les Illyriens avaient déjà altéré la pureté de leur sang au moment de leur arrivée en Europe. Il résulte de leurs caractères physiques actuels que cette dégénération a eu lieu par des mélanges avec le sang jaune. Malheureusement, malgré les travaux de Xylander et de Hahn, les études linguistiques ne sont pas assez avancées pour apporter leur part de démonstration à la question des origines albanaises. Toutefois, on ne saurait révoquer en doute la noblesse de l’origine primitive des Albanais. L’histoire fournit des preuves éclatantes de leur énergie, de leur intelligence et de leur activité. Ils ont, du reste, conservé des traditions et des usages chevaleresques qui rappellent de loin les mœurs et les idées de nos. héros dans les Chansons de gestes, et plus particulièrement dans celle de Garin le Lohérain. Si, malgré cette nature heureusement douée, les Illyriens anciens et les Albanais, leurs descendants, n’ont joué qu’un rôle relativement secondaire comme nation, il faut l’attribuer à leur nombre assez restreint, à leur fractionnement et à leurs mélanges avec des tribus d’origine et de valeur différentes. Mais l’Albanie a toujours fourni des individualités brillantes à la Grèce ancienne, à l’empire byzantin, enfin à la Turquie et à la Grèce moderne.
L’ancienne Illyrie s’étendait autrefois, au moins comme domination, sur tout le littoral de l’Adriatique, depuis la Grèce jusqu’aux Alpes orientales. L’Albanie actuelle est beaucoup plus restreinte. Au sud, elle n’atteint même pas, comme race, jusqu’au golfe d’Arta, puisque la race grecque occupe une grande partie de l’Épire. Au nord, les Albanais sont limités étroitement et rigoureusement par les habitants slaves des plaines et des montagnes qui environnent le Montenegro. A partir de cette limite, en se dirigeant vers le nord, toute la contrée est exclusivement habitée par des Slaves, qui arrivent jusqu’aux portes de Trieste.
On est naturellement amené à se demander si à l’époque de Gentius, par exemple, la Dalmatie actuelle était peuplée par des Illyriens-Albanais, ou si seulement les Illyriens exerçaient une domination dans cette contrée sur des peuples d’autres races, et alors à quelles races appartenaient ces peuples soumis. Étaient-ce des Celtes venus à la suite de l’une des invasions connues? Étaient-ce des Slaves?
On sait que l’empereur grec Héraclius a appelé les Slaves serbes et les Slaves croates dans les pays que ces peuples occupent encore aujourd’hui pour s’en faire un rempart contre les Avares. La population si dense et si homogène des Slaves dans cette partie de l’Europe est-elle due uniquement à cette immigration du VIIe siècle de notre ère? Ne peut-on pas admettre, avec quelques auteurs, que le fond de la population de la Turquie d’Europe était déjà slave antérieurement à l’arrivée des Serbes et des Croates? S’il en est ainsi, il est extrêmement probable que les Slaves peuplaient la Dalmatie sous la domination illyrienne. C’est l’opinion adoptée par le savant Szafarzyk dans ses Antiquités Slaves.
Sur tous ces points, je le répète, l’on en est encore réduit aux conjectures. Ce qui est certain, c’est que, dans la partie septentrionale de l’Albanie actuelle, la race s’est modifiée par des mélanges avec les Slaves. On en trouvera la preuve irrécusable dans quelques coutumes des montagnards Albanais et dans les traditions qu’ils ont conservées sur leurs origines. Les pachas indigènes de Scutari, comme on le verra aussi, prétendaient eux-mêmes descendre des rois serbes.
Pour que l’on puisse bien saisir la situation actuelle de la haute Albanie ou Guégarie, à laquelle, est consacré cet ouvrage, il est indispensable de jeter rapidement un coup d’œil général sur le rôle que les populations indigènes de la Turquie d’Europe et notamment les Albanais ont joué dans l’histoire contemporaine de l’empire ottoman.
Au commencement de ce siècle, sous l’empire de circonstances qu’il n’est pas le lieu d’apprécier, le gouvernement turc se livra à des tentatives de centralisation administrative. C’était vouloir modifier complètement les anciens rapports du pouvoir souverain avec les autorités locales et surtout avec les existences féodales sur lesquelles l’organisation de l’empire avait reposé jusqu’alors.
Les musulmans, attachés à l’ancien ordre de choses par leurs traditions et par leurs intérêts, s’élevèrent contre le développement intérieur d’une autorité qui se déconsidérait à leurs yeux par des allures européennes, et qui n’offrait plus, d’ailleurs, aucune satisfaction à leurs sentiments bons ou mauvais, au moment où, par la centralisation, elle allait leur faire ressentir ses atteintes d’une manière plus rude et plus intime. Les tentatives de recrutement pour l’armée régulière durent surtout exciter les plus vives répugnances et devinrent en effet, dans beaucoup de provinces, l’occasion des formidables insurrections musulmanes qui ont marqué les commencements de ce siècle.
La résistance des musulmans indigènes contre la centralisation turque ne fut nulle part aussi sérieuse et aussi brillante qu’en Albanie. Elle eut, dans la moyenne et basse Albanie, un illustre champion, Ali de Tebelen. Le tyran de Janina appartenait à la partie tosque de ce pays. Il réussit à soumettre tous les chrétiens et tous les musulmans de la Toskarie et de l’Épire, après y avoir abaissé lui-même la féodalité à son profit. Parmi les Guèghes ou habitants de la haute Albanie, les musulmans furent toujours les ennemis d’Ali; aussi sa domination ne s’étendit jamais sur la Guégarie. Il y eut beaucoup de ces musulmans dans l’armée turque, qui finit par briser sa puissance. Les chrétiens de la haute Albanie, et principalement les Mirdites, combattaient, au contraire, dans les rangs du pacha de Janina.
Après la défaite et le meurtre d’Ali, le pacha guèghe de Scutari devint l’adversaire le plus important des innovations, dans la Turquie d’Europe.
Ces résistances des musulmans furent vaincues partout, et quoique la Porte ne soit pas arrivée à appliquer dans toutes ses provinces, et notamment dans la haute Albanie, les prescriptions du hatti-chérif de Gulhané, et à plus forte raison celles du hatti - humayoum de 1856, on doit constater que les armes et surtout la politique des Turcs ont triomphé généralement de la résistance des musulmans indigènes. Ces derniers ne paraissent plus menacer l’existence de l’empire, bien que la Porte soit souvent impuissante à s’en faire obéir et amenée quelquefois à faire de regrettables concessions à leurs passions et à leurs intérêts. Il faudrait un nouvel affaiblissement de la Porte pour que les musulmans albanais, slaves, kurdes ou arabes devinssent un danger pour la Turquie; mais ils sont, en 1858, un obstacle sérieux à ses bons rapports avec les puissances européennes.
Si la race musulmane dominante a triomphé des musulmans des autres races, le résultat des insurrections chrétiennes, qui sont venues à la suite de celles des musulmans, a été bien différent. Ainsi la Grèce, qui avait d’abord été soulevée par La politique d’Ali de Janina, est devenue un royaume séparé. La Servie, dont la population chrétienne a été primitivement excitée par la Porte elle-même à s’armer pour aider la Turquie contre des beys et des janissaires insurgés, est devenue une principauté semi-indépendante. Les Roumains de la Moldavie et de la Valachie ont vu confirmer et accroître leur indépendance administrative.
La position de ces populations chrétiennes vis-à-vis la Porte, est garantie par des traités européens. Il existe, dans la haute Albanie, de nombreuses tribus chrétiennes qui jouissent aussi du privilège de s’administrer elles-mêmes, et dont il sera longuement question dans ce livre. La Porte, avec autant de sagesse que d’équité, a respecté généralement les droits de ces populations, qui ne lui causent aucun embarras, et qui; en accomplissant fidèlement leurs obligations, ont été souvent; pour la Turquie, des auxiliaires utiles et dévoués. L’Europe n’a donc pas eu à stipuler spécialement la garantie des droits de ces montagnards. D’ailleurs leurs immunités, confirmées par des concessions spontanées des sultans et consacrées par un usage quatre fois séculaire, rentrent évidemment dans les priviléges des chrétiens, existant ab antiquo, que la Porte s’est engagée d’honneur à respecter. Si ces chrétiens ont eu le bonheur et le courage de conserver le self-government sans jamais s’allier aux ennemis extérieurs de la Turquie; s’ils ont porté haut le drapeau de notre religion; s’ils n’ont jamais été abaissés ni avilis, ils méritent au moins autant l’attention et la sympathie de l’Europe, que les populations plus faibles qui ont laissé humilier par la servitude leur religion et leur nationalité.
A.