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Chapitre Un

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Vlan ! Crunch ! Crac !

Rester tranquille et anticiper un coup de poing était toujours plus douloureux que quand il arrivait complètement par surprise. Quand l’adversaire savait que la frappe arrivait, le corps se raidissait, se préparant à absorber un choc destiné à le réduire en miettes. Corin se raidit, mais comme il était plus solide que la moyenne, sa mâchoire ne se fendit pas comme un melon sous l’impact du direct.

Malgré tout, le coup violent asséné par un poing bien serré lui ébranla le crâne. Le choc interrompit le flot de ses ondes cérébrales. C’était l’objectif principal de la douleur ; ne plus être capable de réfléchir pendant une seconde entière.

Le cerveau de Corin était son atout le plus précieux, la chose qu’il essayait de protéger, ce qui l’avait amené à accepter de recevoir des coups de poing en plein visage.

Pow ! Bam ! Paf !

Il devait avoir perdu la tête pour accepter que ça continue. Ce crochet du droit à l’œil et cet uppercut au menton lui firent voir des étoiles de dessin animé. Nom d’une hémorragie crânienne, Batman. Corin devait mettre un terme à cette petite expérience avant qu’elle ne dérape. Dommage que son adversaire n’ait pas fini de lui asséner toute sa panoplie, avec un petit coup sec et un crochet au plexus solaire.

Corin se plia en deux. Une épaisse volute de fumée obscurcit sa vision. La transpiration qui s’était formée sur son front s’évapora à la chaleur de son souffle. Il lutta contre la colère enflant dans son ventre, sa poitrine se soulevant et s’abaissant rapidement. Entretemps, chaque nouveau coup successif agissait comme un combustible attisant le feu qui léchait les parois de ses entrailles.

— Comme un papillon voleter, comme une abeille piquer, chanta la voix de son bourreau qui sautillait d’un pied sur l’autre et se déplaçait autour de Corin avec les mains levées.

Même le rembourrage des gants de boxe n’atténuait pas l’impact des coups puissants de Béryl. Les biceps de ce type pesaient probablement vingt kilos chacun.

Corin ne prêta pas attention à la performance de ce crétin aux pieds agiles et se concentra sur son feu intérieur. Il devait freiner la croissance du brasier dans ses entrailles. Il devait éteindre la torche. S’il n’y arrivait pas, les flammes le consumeraient, le dévoreraient vivant de l’intérieur. Pire, la fournaise court-circuiterait son esprit.

— Ce que ses yeux ne peuvent voir, ses mains ne peuvent frapper.

Encore un enchaînement petit coup, petit coup, et crochet du droit de la part de Béryl.

— Là, tu me vois, là, tu ne me vois pas. Il pense me voir, mais il ne peut pas.

Corin était sur le point de mettre un terme à cette torture à base de rimes quand un nouveau craquement assourdissant projeta son visage loin du mur et l’envoya vers la fenêtre. Le ciel sombre s’éclaira lorsque les flammes enfermées dans le ventre de Corin rugirent dans sa poitrine et jaillirent de sa gorge. La pièce en pierres gris foncé fut inondée d’une sombre teinte rouge tandis que sa bête intérieure desserrait sa laisse.

— Ha ! dit Béryl en levant les gants au ciel en signe de victoire. J’ai réussi ! La bête est lâchée. Je suis le meilleur de tous les temps.

La bête était lâchée, mais elle n’était pas libre.

Corin serra les dents. Aspirant une grande goulée d’air, il regarda fixement la lune blanche au-dehors. Le disque pâle paraissait toujours rouge au travers de ses pupilles fendues. Corin n’osa pas fermer les yeux. Sinon, il se perdrait dans les ténèbres de la créature qui était en lui.

Ses poumons se contractèrent, l’homme et la bête se disputant l’air qui s’y trouvait. Son cœur battait frénétiquement tandis que l’organe était tiraillé dans deux directions différentes. Ce serait tellement plus simple pour Corin de s’abandonner à son feu intérieur, de le laisser brûler sa peau fragile.

Les écailles étaient plus fortes que la chair. Les griffes plus dures que les ongles. L’instinct plus fort que la raison.

Non ! C’était un mensonge. Son esprit, sa volonté, était l’essence même de son être. Il ne les abandonnerait jamais.

Se raccrochant fermement à sa réalité, Corin batailla contre le monstre qui voulait dévorer l’homme tout entier. Il le remit – avec griffes, écailles, et tout – dans sa cage, tout au fond de ses entrailles. Le feu en lui se réduisit à une chaleur supportable. La chair l’emporta et les écailles se lissèrent en une peau bronzée et dorée. La lune passa du rouge d’un rubis au rose d’un saphir, et enfin, à la glace étincelante d’un diamant. La bête se recroquevilla à l’intérieur de sa cage.

Pour l’instant.

Ayant regagné le contrôle complet, Corin ferma les yeux, libérant le souffle qu’il avait retenu. Quand il les ouvrit à nouveau, des ailes sombres éclipsèrent la lune lorsqu’une bête différente vola de l’autre côté de la fenêtre. Le bref triomphe de Corin fut anéanti. Il avait peut-être gagné une bataille intérieure, mais il était en train de perdre la guerre à l’extérieur.

Corin se leva de sa chaise et se dirigea vers les papiers sur son bureau. Des annotations, et des formules, et des équations étaient couchées sur le parchemin. Un breuvage, qui passait du rouge au vert puis au bleu, bouillonnait dans un creuset au-dessus d’une flamme.

— Oooh, grogna Béryl en retirant ses gants. On en a fini avec la journée fous une raclée à ton frère au boulot ? Et moi qui pensais qu’on était en train de resserrer nos liens.

L’expérience était terminée. Elle avait été couronnée de succès. Corin prit la fiole de liquide et l’examina, écrivant davantage de notes sur le parchemin. L’inoculation était pour bientôt, mais il manquait encore quelque chose.

Peut-être davantage de pollen d’anthère de fée. Ou un peu plus de poils de la crinière d’un lion métamorphe. Probablement encore quelques copeaux de griffe d’ours métamorphe. Avec seulement quelques petits ajustements supplémentaires, la potion serait prête pour être partagée avec ses frères, dans quelques jours, peut-être une semaine ou deux.

Corin reposa son stylo et prit le cube de monsieur Rubik comme s’il détenait la solution. Cet engin déconcertant ne détenait aucune réponse. Corin n’avait jamais résolu l’énervante énigme. Ses essais quotidiens ne distrayaient sa bête que durant un bref instant. Et aujourd’hui n’était pas un de ces jours-là.

— Je ne sais pas pourquoi tu t’embêtes avec ces élixirs, dit Béryl.

Sa voix était plus animale qu’humaine. Ses yeux étaient de perpétuelles fentes émeraude de feu brûlant.

— Ton dragon serait un peu plus relax si tu le laissais goûter au nectar entre les cuisses d’une fée, ajouta-t-il.

Ce n’était qu’une solution temporaire, et qui ne présentait que peu d’attraits pour Corin, ces derniers temps. Il avait flirté avec quelques fées au cours de sa vie. Les plantes métamorphes avaient calmé sa bête quand il était jeune. Contrairement à ses frères, Corin ne voulait pas que sa vie repose entre les mains d’une femme. Qu’elle soit fée ou humaine. Il était déterminé à rester maître de son destin.

— Ce truc à l’air horrible, dit Béryl en prenant la fiole. Hors de question que tu me fasses avaler ça.

— Pose ça, gronda Corin.

Les ingrédients avaient déjà été difficiles à obtenir. Il avait dû se séparer de deux rubis pour que le lion métamorphe accepte de raser une portion de sa crinière. Les cheveux de Léander repoussaient bizarrement. Il doutait que la vaniteuse créature accepte de recommencer de sitôt.

— Je vais le boire, dit une voix provenant d’un coin de la pièce.

Leur jeune frère, Ilia, s’avança depuis l’entrée. Son regard de jade fixait intensément la fiole dans la main de Béryl.

Ilia était plus petit que Béryl. Bien que musclée, la silhouette d’Ilia était plus longiligne, avec davantage de contours souples que de volumes massifs.

Béryl chipa la fiole, par-dessus la tête d’Ilia.

— Pas avant que je le fasse.

Le sang chaud de Corin se glaça en voyant ses frères s’affronter. Les dragons étaient des créatures extrêmement compétitives. Compétitives et enclines à la violence. Corin devait récupérer cette fiole d’entre leurs mains ou ça se terminerait mal.

— Tu n’as pas besoin de la potion, Ilia, dit Corin d’une voix rocailleuse et apaisante. Tu es bien plus doué pour contrôler tes métamorphoses que Béryl.

Les yeux verts de Béryl lancèrent des éclairs en direction de Corin. De la fumée lui sortit des narines lorsqu’il parla.

— Même pas vrai.

Ilia rit, bombant le torse.

— Si, c’est vrai.

— Prouve-le.

Les yeux sombres d’Ilia fouillèrent la pièce à la recherche d’un défi. Son regard atterrit sur la fenêtre.

— On saute. Le premier qui se transforme avant de toucher le sol a perdu.

— D’accord.

Pendant que ces deux imbéciles se tournaient vers la fenêtre, Corin subtilisa la fiole des mains de Béryl. Le liquide clapota sur les bords du récipient, mais ne se renversa pas. Corin poussa un soupir de soulagement. Ce léger souffle d’air fut suivi d’un grand bruit sourd et d’un battement d’ailes.

Corin ne regarda pas pour voir lequel de ses frères s’était triomphalement écrasé au sol et lequel s’était élevé dans les airs en signe de défaite. Son propre dragon tira à nouveau sur sa laisse. Pas de manière exigeante, cette fois. De manière suppliante, comme un animal de compagnie incitant son maître à le laisser sortir pour faire un tour.

Corin était peut-être capable de contrôler sa bête, mais il ne pouvait renier sa nature profonde. À un moment ou à un autre, la bête finirait par sortir. Et un jour, les rôles seraient inversés, et la bête glisserait une laisse autour du cou de l’homme et ne le laisserait plus jamais sortir.

Comme tous les métamorphes du Voile, il était né animal avec un homme vivant à l’intérieur de lui. Et comme tous les autres métamorphes, l’homme et l’animal luttaient constamment pour le contrôle de leur corps.

Il n’y avait qu’une seule chose qui pourrait apaiser la bête et lui imposer une soumission permanente : une sacrifiée. Une humaine sacrifiée. Une femme que le dragon pourrait marquer et revendiquer pour lui-même. Mais cette voie n’était pas accessible aux métamorphes derrière le Voile.

Plus maintenant.

Alors c’était soit les potions, soit l’impuissance pour les derniers des dragons. Corin se rassit à son bureau. Il écarta le Rubik’s Cube et s’attela à déchiffrer une énigme qu’il était bien plus proche de résoudre.

La Sacrifiée Récalcitrante

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