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VII

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Paris, ce 11 janvier 1848.

Je viens de recevoir à l'instant la lettre que vous m'avez envoyée sous le couvert de Mme Garcia. Je remercie votre mari, de son bon souvenir. Quant à ce qu'il me dit de la situation de la France, je ne demande pas mieux que d'avoir tort, et d'être détrompé le plus vite possible.

Mes petites nouvelles (qui, du reste, sont dans un genre diamétralement opposé à celui de Florian) ne méritent pas l'honneur d'une traduction; mais l'offre que me fait et señor Louis est trop flatteuse pour que je ne m'abonne pas, dès à présent, à en profiter plus tard, quand j'aurai fait enfin quelque chose de bon, si Apollon veut que ce bonheur m'arrive[27]. En même temps je souhaite au grand chasseur... halte-là! je ne lui souhaite rien. Si lui, l'homme raisonnable par excellence, ne s'est pas laissé infecter par les superstitions de ma chère patrie, je ne suis pas Russe pour rien, moi, et ne veux pas lui gâter son plaisir.

Les articles sur la Norma m'ont fait éprouver ce que les Allemands nomment Wehmuth. En vous comparant avec vous-même d'il y a un an, MM. les critiques semblent remarquer un changement, un développement dans la manière dont vous faites ce rôle. Et moi—ay de mi—je ne puis savoir ce qu'ils veulent dire. Je ne vous ai pas vue dans la Norma depuis Saint-Pétersbourg. Diese Entwickelungstufe ist mir entgangen. Je suis prêt à crier: Au voleur! comme Mascarille. Au fond, je ne suis pas chagriné. Rellstab et Kossack parlent tous les deux «von einer milderen Darstellung»; je sais bien que ce n'est pas là une Milde à la Lind; je suis persuadé, au contraire, que cela doit être très beau, très vrai et très poignant. Oui, les grandes souffrances n'abattent pas les grandes âmes, elles les rendent plus calmes, plus simples, elles les assouplissent, sans leur rien faire perdre de leur dignité. «Les coups de marteau», dit Pouchkine quelque part, «brisent le verre et forgent l'acier», l'acier plus souple et plus fin que le fer. Ceux qui ont passé par là, ceux qui ont su souffrir (j'allais dire ceux qui ont eu ce bonheur, car c'en est un que l'égoïste, par exemple, ou le lâche ne connaissent pas) en gardent une empreinte qui les ennoblit—s'ils y résistent.

Dieu! que j'aurais été content d'assister à une représentation de la Norma! Cette femme au cœur si haut placé et si naïf, si droit, si vrai, en lutte avec son amour et sa destinée, ces grands et simples mouvements des passions dans une âme primitive, ce cruel et doux mélange de tout ce qu'il y a de plus cher dans la vie,—et dans la mort,—cette explosion délirante de la fin, cette intelligence si forte et si fière, qui, au moment de mourir, se laisse enfin envahir tout entière par la tendresse la plus vive, par l'enthousiasme du sacrifice,—n'en parlons plus. Je tâcherai de vous «reconstruire» dans la Norma d'après l'idée que j'ai de votre talent, d'après mon souvenir... Il est vrai que je ne suis plus rompu comme autrefois à cet exercice allemand par excellence... enfin j'essayerai.

Vous me parlez aussi du Roméo, du troisième acte; vous avez la bonté de me demander des remarques sur Roméo. Que pourrais-je vous dire que vous n'auriez déjà su et senti d'avance? Plus je réfléchis à la scène du troisième acte, plus il me semble qu'il n'y a qu'une manière de la rendre—la vôtre. On ne peut s'imaginer quelque chose de plus affreux que de se trouver devant le cadavre de tout ce qu'on aime; mais le désespoir qui vous saisit alors doit être tellement terrible que, s'il n'est pas retenu et glacé par la ferme résolution de se donner la mort à soi-même, ou par tout autre grand sentiment, l'art n'est plus en état de le rendre. Des cris entrecoupés, des sanglots, des évanouissements, c'est de la nature, ce n'est pas de l'art. Le spectateur lui-même n'en serait pas ému, de cette émotion profonde et poignante qui vous fait verser avec délices des larmes quelquefois bien amères. Tandis que de la manière dont vous voulez faire Roméo (d'après ce que vous m'écrivez), vous produirez sur votre auditoire une impression ineffaçable. Je me souviens de l'observation fine et juste que vous fîtes un jour sur les petits mouvements agités et contenus que se donne Rachel tout en gardant une attitude calme et grandiose; cela n'était peut-être chez elle que du savoir-faire; mais, en général, c'est le calme provenant d'une forte conviction ou d'un sentiment profond, le calme qui enveloppe pour ainsi dire de tous côtés les élans désespérés de la passion, qui leur communique cette pureté de lignes, cette beauté idéale et réelle; la vraie, la seule beauté de l'art. Et ce qui prouve la vérité de cette remarque, c'est que la vie elle-même—dans de rares moments, il est vrai, dans les moments où elle se dégage de tout ce qu'elle a d'accidentel et de commun—s'élève au même genre de beauté. Les plus grandes douleurs, avez-vous dit dans votre lettre, sont les plus calmes; et les plus calmes sont les plus belles, pourrait-on ajouter. Mais il s'agit de savoir réunir les deux extrêmes, ou sinon on paraîtra froid. Il est plus facile de ne pas attenter à la perfection, plus facile de rester à mi-chemin, d'autant plus que la plupart des spectateurs ne demandent pas autre chose, ou plutôt ne sont pas habitués à autre chose; mais vous n'êtes ce que vous êtes que par cette noble tendance à ce qu'il y a de plus haut, et, croyez-moi,—ist der Pünkt getroffen,—tous les cœurs, même les plus vulgaires, bondissent et s'élancent. A Pétersbourg, il fallait être soi-même un peu artiste pour sentir tout ce que vos intentions avaient de magnifique; vous avez grandi depuis lors; vous êtes devenue compréhensible pour tout le monde, sans cesser cependant d'avoir beaucoup de choses réservées aux élus.

Je vous écris cela tout chaud, tout bouillant; vous aurez la bonté de suppléer—avec votre finesse de divination ordinaire—à ce que mes expressions auront d'inexact et d'incomplet. Je n'ai pas le temps de faire du style; je n'en ai pas même la volonté. Je ne veux que vous dire ce que je pense.

Je dois finir ma lettre, et je ne vous ai pas parlé de ce qui se fait à Paris. Je le ferai dans une autre lettre, très prochaine, si vous le voulez bien. . . . . . . . . . . .

Tout le monde se porte bien. J'ai été hier aux Italiens; on donnait la Donna del Lago, de Rossini. Quelle délicieuse musique (malgré quelques longueurs et quelques vieilleries)! Mais aussi quel libretto! Mlle Alboni y a été bien dans les andante et très molle dans les allegro. Elle et Mlle Grisi ont dit à ravir le petit duo du deuxième acte. Mario a bien chanté son air. Les chœurs ont été détestables. (Quel dommage! le chœur des Bardes est magnifique, autant qu'on en pouvait juger)........

Portez-vous bien, vous tous que j'aime beaucoup.

Je reste votre tout dévoué

IVAN. TOURGUENEFF.

Lettres à Madame Viardot

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