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Saint-Pétersbourg, ce 8/20 novembre 1846.

J'ai hâte de répondre à la bonne lettre que vous m'avez écrite tous les deux, mes chers amis[6]. Elle m'a fait un plaisir véritable, en me prouvant que vous n'avez pas changé envers moi. Je vous remercie en même temps de tous les renseignements que vous me donnez sur votre vie passée et future. Si le sort ne m'est pas tout à fait contraire, j'espère pouvoir faire un petit voyage en Europe l'année prochaine, dès le mois de janvier, si bien qu'il ne serait pas impossible que vous, Madame, ayez un spectateur de plus à l'«Opern-Haus[7]».

Je lis tous les articles des journaux prussiens qui vous concernent, je vous prie de le croire—et j'ai été bien heureux et bien content de votre triomphe dans la Norma. Ceci me prouve que vous avez fait des progrès, c'est-à-dire de ces progrès comme en font les maîtres et qu'ils ne cessent de faire jusqu'à la fin. Vous êtes parvenue à vous approprier l'élément tragique, le seul dont vous n'étiez pas encore entièrement maîtresse (car pour le pathétique, ceux qui vous ont vue dans la Somnambula savent à quoi s'en tenir), et je vous en félicite de tout mon cœur. Quand on a la noble ambition qui vous anime et une nature aussi richement douée que la vôtre, il n'est pas de couronne à laquelle on n'ait le droit d'aspirer, par la grâce de Dieu.

Le choix des opéras que vous allez donner à l'«Opern-Haus» me paraît admirable (il va sans dire que je préférerais les Huguenots au Camp de Silésie). Pour l'Iphigénie, j'oserais vous conseiller de relire avec attention la tragédie de ce nom, de Gœthe, d'autant plus que vous avez affaire à des Allemands, qui, presque tous, la savent par cœur, et dont la manière de comprendre ou de représenter Iphigénie est par cela même irrévocablement fixée. Du reste, la tragédie de Gœthe est certainement belle et grandiose, et la figure qu'il a tracée est d'une simplicité antique, chaste et calme—peut-être trop calme, surtout pour vous, qui, grâce à Dieu, nous venez du Midi. Cependant, comme il y a aussi beaucoup de calme dans votre caractère, je crois que ce rôle vous ira à merveille, d'autant plus que vous n'avez pas besoin de faire un effort pour vous élever à tout ce qu'il y a de noble, de grand et de vrai dans la création de Gœthe,—tout cela se trouvant naturellement en vous. Iphigénie elle-même n'était pas une «fille du Nord»; un poisson n'a pas de mérite à rester calme...

Vous prononcez bien l'allemand, vous ne le francisez pas;—au contraire, vous exagérez un tant soit peu l'accentuation,—mais je suis sûr qu'avec votre application ordinaire vous avez déjà fait disparaître ce léger défaut.

Pardon, mille fois pardon de ces conseils de pédant; vous savez qu'ils prennent leur source dans le vif intérêt que je prends à vos moindres faits et gestes; et puis il n'y a que la perfection qui puisse vous convenir et nous contenter quand nous vous écoutons... Prenez-vous-en à vous-même... pourquoi nous avoir gâtés?

Mon Dieu, comme j'aurais été heureux de vous entendre cet hiver!... Il faudra que j'en vienne à bout d'une manière ou d'une autre.

Dans la lettre que j'ai écrite à madame votre mère, j'ai donné quelques détails sur le théâtre d'ici, ce qui me dispense de revenir là-dessus. Je préfère vous féliciter sur l'emploi de votre temps à la campagne... Oui, certes, je suis bien curieux de voir de votre ouvrage[8]... Patience!

Je n'ai pas encore reçu le petit livre de Viardot (que je remercie beaucoup de son bon souvenir), mais je l'ai déjà lu, et j'y ai retrouvé cet esprit sobre et fin, ce style élégant et simple dont la tradition semble vouloir se perdre en France. A propos de littérature, le prince Karol du dernier roman de Mme Sand (Lucrezia Fioriani), paraît être Chopin.

Je vous dirai (si cela peut vous intéresser) que nous avons réussi à fonder un journal à nous, qui paraîtra dès la nouvelle année et qui s'annonce sous des auspices très favorables. Je n'y participe qu'en qualité de collaborateur[9].

Je travaille beaucoup pour le moment, et je ne vois presque personne. Ma santé est bonne, mes yeux ne s'empirent pas, ce qui est déjà un grand bonheur. J'ai trois petites chambres assez jolies où je vis en vrai solitaire avec mes livres, que je suis enfin parvenu à rassembler des quatre parties du monde—mes espérances et mes souvenirs. J'aurais bien voulu avoir ici l'excellent cheval que je montais à la campagne, mais la vie est si chère à Pétersbourg! C'était une jument anglaise bai clair, admirable d'allure, de douceur, de force et de vigueur. J'ai eu de même le bonheur de faire l'acquisition d'un excellentissime chien de chasse, ou plutôt d'une chienne. Elle se nomme Pif (drôle de nom, n'est-ce pas? pour une chienne); ma jument, au contraire, a été baptisée par une vieille Anglaise qui demeure chez ma mère Queen Victoria. J'avais un autre chien, un griffon, monstre de laideur, bon à rien, mais qui s'était attaché à moi. Celui-là répondait au nom de Paradise Lost... Voilà bien du bavardage et de l'enfantillage. J'en rougis et vous prie de l'excuser.

Il faut que vous me promettiez de m'écrire le lendemain de votre première représentation allemande; d'ici là, si l'envie vous en prend, tant mieux. De mon côté, maintenant que la digue est rompue, je vais vous inonder de lettres. J'écris cette fois-ci à votre adresse, car je ne sais si Viardot est encore à Berlin. Il est cependant étrange que nos lettres se soient perdues!

Mille—non—un million d'amitiés à tous les vôtres. Je crois que vous n'avez pas besoin de mes protestations d'amitié et de dévouement pour y croire; nous sommes déjà de vieux amis, des amis de trois ans. Je suis et serai toujours le même; je ne veux pas, je ne puis pas changer.

Permettez-moi de vous serrer bien amicalement les mains; je fais les vœux les plus sincères pour votre bonheur.

A revoir, un beau jour; ah! je crois bien qu'il sera beau, ce jour-là!

Louise[10] n'est pas encore assez grande demoiselle pour se formaliser d'un gros baiser que je donne à sa petite joue rondelette. Adieu, encore une fois.

Votre tout dévoué,

YVAN TOURGUENEFF.

Lettres à Madame Viardot

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