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LE MAITRE DE LA PAIX
ОглавлениеLes historiens de Bonaparte qui donnent trop de place au récit de ses campagnes n'aident pas à voir clair. Cette gloire des armes éblouit. Elle rejette le restant dans une sorte de demi-jour. Pour Napoléon, virtuose de la stratégie et, peu à peu, devenu trop sûr de son instrument et de lui-même, l'art militaire n'était pas tout. Il était un moyen. Mais, en Italie, ses faits de guerre comptent plus qu'ailleurs pour l'explication de sa fortune. Ils l'ont rendu illustre, d'abord. Et puis, par l'intelligence avec laquelle il sut les marier à la politique, ils ont fait de lui, en peu de temps, plus qu'un général victorieux. Surveillant à la fois l'ennemi, l'Italie, la France, attentif aux événements de Paris, apte à saisir les mouvements de l'opinion publique, à calculer les forces alternantes ou parallèles des deux courants, celui de la révolution guerrière et celui de la réaction pacifique, on le voit, de son camp, s'élever peu à peu à un plus grand rôle que celui de proconsul, agir sur la marche des choses, les modeler lui-même, en décider jusqu'à devenir déjà l'homme dont on se dit qu'il procure tout ce qu'on désire et qu'il concilie tout. Il faut donc encore le suivre dans les marches et dans les contre-marches dont il accable les Autrichiens et dans les résultats qu'il tire de ses succès.
L'Autriche, alors, c'était l'Empire, et l'Empire, c'était l'Allemagne. L'Autriche vaincue, il n'y aurait plus en Europe d'adversaire qui comptât. La Prusse, gavée de Pologne, a fait la paix avec la France depuis deux ans. La Russie est trop loin. Un général républicain qui, dix-huit mois plus tôt, battait le pavé de Paris, va négocier avec le César germanique. De la rue Saint-Honoré et de l'Église Saint-Roch, la «commotion de Vendémiaire» l'a conduit à Léoben.
Le conseil aulique de Vienne n'avait plus qu'un militaire à lui opposer, mais c'était le plus illustre de tous, c'était l'archiduc Charles, celui qui, en faisant repasser le Rhin à Marceau et à Jourdan, avait ruiné l'espoir d'une jonction entre les armées françaises d'Allemagne et d'Italie pour marcher sur la capitale des Habsbourg. Au moment de se porter contre l'archiduc, Bonaparte demande vainement à Paris que l'offensive soit reprise en Bavière. On ne l'écoute pas. Rien n'est fait. Le Directoire est sans force, sans décision. Pour cette campagne d'Italie, la dernière, Bonaparte est livré à lui-même. Il ne partagera donc le succès avec personne. Seulement, par son insistance, il aura reçu de l'armée du Rhin des renforts importants qui lui donneront pour la première fois l'égalité numérique avec l'ennemi et qui lui permettront d'en finir plus tôt.
A peine cette septième campagne a-t-elle un nom de victoire. Ce n'est qu'une longue marche en avant, une marche victorieuse où se flétrissent les lauriers de l'archiduc. Le Tagliamento franchi, l'Isonzo l'est à son tour. En moins de trois semaines, les Autrichiens sont rejetés au delà du Brenner, l'Allemagne envahie, la route de Vienne ouverte. La famille impériale mettait à l'abri ce qu'elle avait de plus précieux, songeait à fuir. Une petite fille de cinq ans était envoyée en Hongrie, loin de ces affreux soldats jacobins qui approchaient. Elle s'appelait l'archiduchesse Marie-Louise.
Le vainqueur, pourtant, ne songe pas à aller jusqu'à Vienne. Il n'en a pas les moyens et, quelque soin qu'il prenne de rassurer et de bien traiter les populations, il a toujours à craindre, à l'arrière, une insurrection. Elle se produira, ce seront les vêpres véronaises. Cependant, malgré ses avis toujours plus pressants, l'armée du Rhin ne reçoit pas l'ordre de reprendre l'offensive. L'archiduc Charles, de son côté, a intérêt à ne pas retarder l'armistice. Le 2 avril 1797, la cour de Vienne se décide aux négociations de paix. Le général vainqueur entre en pourparlers.
Il s'y résout par des raisons militaires et aussi par des raisons politiques. Encore une de ces jointures des événements où il sait voir juste. On va voter en France et le résultat est prévu. Ce sera une poussée à droite qui changera la majorité des Conseils, et la droite, constitutionnels, modérés, libéraux, monarchiens, purs royalistes, est pour la paix. En somme, ce sont les gens que le général en chef de l'armée d'Italie a mitraillés en vendémiaire. Ils le détestent et il ne les aime pas. S'ils prennent le pouvoir, ils imiteront Aubry et relèveront ce militaire jacobin de son commandement, tandis que, s'il devient l'homme de la paix, il sera hors d'atteinte. Et comme cette paix ne peut manquer d'assurer à la République la Belgique au moins et peut-être une partie de la rive gauche du Rhin, les patriotes n'auront rien à lui reprocher. Ainsi le Directoire s'y est si bien pris, de toutes les manières, et en dernier lieu par l'inaction de ses autres armées, qu'il a fait de Bonaparte l'arbitre de la situation.
Les élections aux Conseils avaient eu lieu le 10 avril. Elles étaient réactionnaires, elles donnaient donc la majorité aux partisans de la paix. Le 18, à Léoben, Bonaparte signe avec l'Autriche les préliminaires de paix sans attendre l'arrivée de Clarke qui a pouvoir du gouvernement de Paris pour traiter. Il est difficile de ne pas voir un rapport entre ces deux événements. Mais les signatures étaient échangées au moment même où Hoche, nommé au commandement de l'armée de Sambre-et-Meuse, venait enfin de franchir le Rhin. Il n'eut plus, à son tour, qu'à signer un armistice tandis que son offensive en Allemagne avait rendu, à Léoben, les plénipotentiaires autrichiens encore plus accommodants. Hoche aidait à grandir son rival de gloire et il ne devait plus retrouver l'occasion de le dépasser.
Comment, à force de recevoir carte blanche, de s'entendre dire, en réponse à ses rapports: «Le Directoire s'en remet entièrement à vous», Bonaparte n'eût-il pas fait la paix à sa manière? D'abord il se présente comme un soldat pacifique et ce n'est pas la rédaction qui l'embarrasse, ni les images littéraires qui lui manquent. A Paris, Joséphine et les quelques amis qui déjà soignent sa gloire ont commandé des gravures où l'on voit le général de l'armée d'Italie au tombeau de Virgile et sous le même laurier. La force et le génie de Bonaparte, c'est d'avoir plusieurs styles, plusieurs figures. Il écrit à l'archiduc Charles en lui proposant de suspendre les opérations: «Avons-nous tué assez de monde et commis assez de maux à la triste humanité?... Quant à moi, si l'ouverture que j'ai l'honneur de vous faire peut sauver la vie à un seul homme, je m'estimerai plus fier de la couronne civique que je me trouverais avoir méritée que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires.» Voilà qui est bien parlé pour la nouvelle majorité parlementaire et pour ceux qu'il appelle les «badauds de Paris».
Etre l'homme de la paix, sans être l'homme des anciennes limites, c'est la partie subtile que Bonaparte, à Léoben, joue et gagne. Car il se garde de froisser les patriotes. Qui est chargé de porter à Paris le texte des préliminaires? Un soldat, et un beau soldat de la Révolution, Masséna, le héros de Rivoli, «l'enfant chéri de la victoire». Ce n'est pas tout. Bonaparte tient à garder son proconsulat d'Italie qui, pour le moment, fait sa situation et sa force. Son proconsulat, il le conservera par l'habileté et le succès de ses négociations. Il ne faut pas, contrairement aux calculs du Directoire, restituer la Lombardie à l'Autriche pour la dédommager de la Belgique et de la rive gauche du Rhin. D'ailleurs, elle n'est pas encore assez battue pour céder sans compensation tant de territoires. Pour la rive gauche du Rhin surtout, sa résistance est tenace. Alors Bonaparte suggère que l'empereur, renonçant à Milan, soit indemnisé aux dépens de la République de Venise. Le massacre des Français à Vérone est arrivé à point pour fournir à Bonaparte un grief contre «l'oligarchie vénitienne». La République de Venise sera sacrifiée. Et l'Autriche accepte ce partage comme elle avait accepté naguère celui de la Pologne. Le Directoire ne répugne pas davantage à ce démembrement puisqu'il lui avait semblé tout naturel de remettre les Milanais sous le joug autrichien. Quelque regret qu'il en ait eu plus tard, c'est de lui-même, suivant l'impulsion que le Comité de salut public lui avait donnée, que le Directoire est revenu à la politique des compensations, au trafic des peuples, à ces péchés contre l'idéalisme républicain.
Bonaparte avait calculé juste. Après ces fameux préliminaires de Léoben, et en attendant la paix définitive, il est comme le souverain de l'Italie. Protecteur de la République cispadane et de la nouvelle République transpadane (la Lombardie), il dicte sa loi à Gênes, au pape, au roi de Naples, et le roi de Sardaigne est son auxiliaire. Il gouverne. Il règne. Car les Républiques qu'il a créées, dont la Constitution est calquée sur celle de l'an III, ne sont Républiques que de nom. Tout passe par lui. «Il faut une unité de pensée militaire, diplomatique et financière,» avait-il écrit à Paris hardiment. Ce commandement d'un seul est réalisé. Il l'a entre ses mains et le Directoire l'y laisse parce que Bonaparte, au moins jusqu'à la paix, reste l'homme indispensable en Italie. Le proconsulat ébauche le Consulat.
C'est l'apprentissage de la monarchie. On s'étonne moins que Napoléon se soit trouvé si vite à son aise dans le rôle de premier Consul et d'empereur quand on le voit au château de Mombello, près de Milan, résidence où Joséphine est presque reine, où il mène un train de prince. Il a déjà une cour, il donne des fêtes. Les diplomates étrangers l'entourent et les écrivains, les poètes d'Italie adulent le sauveur, le libérateur, l'homme providentiel, tout ce qui se transposera à Paris trois ans plus tard. Une chose sert à mesurer le chemin parcouru et celui qu'il reste, avant la vraie grandeur, à parcourir. Le général Bonaparte a tiré sa famille de la gêne. Déjà sa gloire rejaillit sur ses frères, leur rapporte honneurs et profits. Joseph est élu député dans la Corse redevenue française et nommé résident de la République à Parme. Lucien est commissaire des guerres et, toujours passionné de politique, prépare aussi une candidature. Tous deux deviendront riches, ils se pousseront derrière le héros de la famille. Quant à ses sœurs, le général Bonaparte peut leur donner des dots. Élisa, qui est laide, épouse Bacciochi, pauvre puisqu'il est Corse, mais noble. Il a fallu empêcher la belle Pauline de faire un mariage compromettant avec Fréron, ex-terroriste. On lui donne un militaire de valeur, le général Leclerc. En se cachant un peu, on fait même bénir le mariage à l'église. A Mombello, il y a une chapelle dont on ne chasse pas le desservant. Sans doute ces unions ne sont pas encore princières. Mais combien y a-t-il de temps que, dans un galetas, à Marseille, les demoiselles Bonaparte mangeaient avec des couverts d'étain?
Les pensées qui venaient à l'esprit du général en chef pendant les trois mois de ce séjour à Mombello, nous n'avons pas besoin de les reconstituer par hypothèse. Elles nous sont livrées par des témoins devant lesquels il parlait à cœur ouvert. Il suit de près les événements politiques de Paris, sa préoccupation dominante et naturelle étant de savoir ce qu'on fera de lui et ce que deviendra son commandement. Si l'idée l'effleure parfois, comme elle en effleurait d'autres, qu'il pourra un jour gouverner la France, il doit d'abord se maintenir en Italie. Il juge très bien que, pour le moment, sa force est là. Et s'il n'aime pas «les avocats du Directoire», s'il n'a pas remporté ses victoires pour «faire la grandeur des Carnot, des Barras», pas même pour consolider la République («Quelle idée, une République de trente millions d'hommes avec nos mœurs, nos vices!»), s'il a cessé d'être républicain de cœur et de théorie, il reste tel que Clarke vient de le définir dans son rapport au gouvernement, «l'homme de la République». Tel est son penchant et son intérêt. A Mombello, en juin, il en raisonnait fort bien devant Miot. Il y a, à Paris, un parti pour les Bourbons, disait-il. «Je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien, un jour, affaiblir le parti républicain.» En effet, tandis que les modérés, les royalistes, les amis de Pichegru, les membres du club de Clichy, les «Clichyens», gagnent de l'influence, s'emparent des places, tandis qu'un des leurs, Barthélémy, homme d'ancien régime, a pris, parmi les Directeurs, celle d'un «votant», Bonaparte envoie à Paris son aide de camp Lavalette et le charge de «promettre son appui à la portion du Directoire qui conservait davantage les couleurs de la Révolution». Ligne de conduite dont il ne se départira pas. Tout plutôt que le rôle de Monk.
Mais où il hésite, c'est au sujet de la paix. Depuis Léoben, son prestige est considérable parce qu'il a arrêté les hostilités et parce que, si les préliminaires ne se transforment pas en traité solennel, si l'Autriche, au dernier moment, se dérobe, si la guerre reprend, il sera encore l'homme indispensable et, pour cette raison, on doit le ménager. La paix «n'est pas dans son intérêt», au moins son intérêt du moment. D'autre part, il lui est difficile de la faire échouer. Choix délicat. Une fois la paix conclue, il devra renoncer «à ce pouvoir, à cette haute position» où ses victoires l'ont placé. Il n'aura plus qu'à «faire sa cour, au Luxembourg, à des avocats». Et il confie à Miot: «Je ne voudrais quitter l'armée d'Italie que pour jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n'est pas encore venu... Alors la paix peut être nécessaire pour satisfaire les désirs de nos badauds de Paris et, si elle doit se faire, c'est à moi de la faire. Si j'en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l'opinion que toutes mes victoires.»
Ces raisonnements dicteront ce qu'on a le droit d'appeler sa politique, vraie politique de bascule, jusqu'à la signature du traité de Campo-Formio. Et, à l'égard de sa carrière et de l'avenir, sa ligne de conduite est irréprochable. En ce moment, le conflit entre les thermidoriens de gauche et la nouvelle majorité des Conseils est ouvert. Bonaparte prend parti pour la gauche, nettement. A l'occasion du 14 juillet, son ordre du jour à l'armée d'Italie est un manifeste de loyalisme républicain: «Jurons, sur nos drapeaux, guerre aux ennemis de la République et de la Constitution de l'an III!» C'est le signal d'adresses enflammées, dans le meilleur style républicain, que les chefs de corps provoquent, sur ses instructions, et par lesquelles l'armée d'Italie se met à la disposition du gouvernement de la République.
Cependant Bonaparte se garde d'intervenir lui-même. Il se tient en réserve. Si les royalistes, les modérés, les «clichyens» menaçaient de l'emporter, il prendrait peut-être quelques divisions pour marcher sur Paris. Mais il est plus fin, plus calculateur que Hoche qui vient de se brûler par manque de réflexion avec une hâte maladroite. Se comparant à ce rival, dont le souvenir le poursuivait, Napoléon disait devant Gourgaud: «Mon ambition à moi était plus froide; je ne voulais rien risquer. Je me disais toujours: Allons, laissons aller, voyons tout ce que cela deviendra.» Les Directeurs, pour renforcer l'élément «patriote» dans le gouvernement, ont offert le portefeuille de la guerre au général en chef de l'armée de Sambre-et-Meuse auquel ils se fient plus qu'à Bonaparte. Non seulement Hoche a accepté, ce qui, pour le public, le met au rang des politiciens, mais encore il est arrivé à Paris avec une de ses divisions, prétendument destinée à l'expédition d'Irlande. Indignation des Conseils qui le dénoncent comme factieux pour avoir violé le «cercle constitutionnel» que les troupes ne doivent pas franchir. Hoche, compromis et amoindri, doit retourner à l'armée de Sambre-et-Meuse. Il y mourra deux mois plus tard. Bonaparte sera délivré du seul militaire capable, un jour, de barrer son chemin.
Il n'avait pas besoin de cet exemple pour mener plus habilement son jeu. Un coup de force contre les «clichyens», une épuration violente, révolutionnaire, du Directoire et des Conseils, voilà ce qui s'annonce à Paris. Pendant ce temps, Bonaparte se promène au lac Majeur avec Joséphine. Il poursuit lentement les pourparlers avec l'Autriche pour la paix définitive. Il semble détaché de ce qui se passe en France. Mais, sous prétexte de porter les adresses de l'armée d'Italie, il a dépêché Augereau aux trois Directeurs qui préparent le coup. Augereau, dont la «turbulence jacobine» est gênante à Mombello, est bien l'instrument qu'il faut pour cette besogne, «aventurier mauvais sujet», brutal, pas assez fin pour comprendre que son général en chef l'envoie se salir les mains dans une opération de police. Celui qui aurait fait fructidor ne pourrait plus faire brumaire, et Bonaparte, au 18 fructidor, a eu soin de ne pas opérer lui-même. Mais la préparation est son œuvre. Il a livré les papiers de l'émigré d'Antraigues, arrêté à Venise, qui révèlent les tractations de Pichegru avec le prince de Condé. Il a mis un de ses subordonnés à la disposition des hommes de gauche. Il a aussi laissé d'Antraigues s'évader. Selon Carnot, il aurait même fait savoir à quelques modérés des Conseils qu'il avait subi une «pression irrésistible». De tous les côtés il est couvert.
En quelques heures, Augereau avait tout fini. Les suspects désignés par les trois Directeurs de gauche étaient arrêtés, y compris leur collègue Barthélemy, tandis que Carnot, l'intègre républicain, accusé de connivence avec la droite, était averti à temps pour s'enfuir. Une cinquantaine de membres des Conseils furent déportés en Guyane sans autre forme de procès, pêle-mêle avec des contre-révolutionnaires de toute sorte. La République était sauvée. Mais à quel prix! Encore plus qu'après vendémiaire elle était dans la dépendance de l'armée. L'appel au soldat devenait la règle.
Cependant il n'avait pas échappé à la perspicacité de Bonaparte que l'un des Directeurs fructidorisés, le seul qui ne fût pas régicide, Barthélemy, avait dû son élection au fait qu'il avait, comme diplomate, négocié la paix avec la Prusse et la paix avec l'Espagne. C'était ce qui l'avait désigné au choix de la majorité réactionnaire des Conseils. Et sans doute cette majorité décimée, terrorisée, était réduite à l'impuissance. Mais il servait donc à quelque chose d'être l'homme de la paix? C'était donc un moyen de popularité autant que les victoires? Il y avait là un rôle à prendre. Bonaparte se garda de ne pas le saisir, achevant ainsi la manœuvre qu'il avait esquissée par les préliminaires de Léoben.
Alors on vit cette chose étrange, qui en explique beaucoup d'autres, le guerrier plus pacifique que les «avocats». Les hommes du Directoire, les conventionnels traditionalistes, voulaient toutes les conquêtes, refusaient de rien céder à l'Autriche. La journée du 18 fructidor les avait enivrés et le «génie de la Révolution» les inspirait. Il leur fallait, avec la Belgique, la rive gauche du Rhin tout entière, l'Italie affranchie jusqu'à l'extrémité de la botte, tandis qu'ils portaient déjà leurs regards sur la Turquie et l'Égypte. Si l'Autriche refusait, on reprendrait les hostilités, on détrônerait les Habsbourg, on proclamerait la République à Vienne. Bonaparte s'opposa à ces folies. Il n'y réussit qu'en offrant sa démission, comme il en avait pris l'habitude, sachant que le Directoire ne résistait pas à cette menace. Alors le dieu de la guerre apparaissait encore une fois comme le modérateur. Et il trouva un auxiliaire en Talleyrand, devenu ministre des affaires étrangères et qui amortit les chocs entre les Directeurs belliqueux et le «général pacificateur» dont il comprit la pensée et dont il pressentait les destinées. Ce qu'il y avait d'ancien régime chez l'ex-évêque d'Autun plaisait obscurément à Bonaparte et ce qu'il y avait d'avenir chez Bonaparte plaisait à l'ex-évêque d'Autun. Leurs relations datèrent de là.
Ainsi la paix fut glorieuse, mais raisonnable, si on la compare du moins à celle dont les instructions de Paris avaient tracé le plan. Bonaparte négocia courtoisement avec les délégués autrichiens. Une seule fois il s'emporta contre Cobenzl, dont l'impassibilité l'irritait, et, ayant fait par mégarde un mouvement brusque, il renversa un service de porcelaine. D'où une légende fameuse que Napoléon lui-même a inscrite dans ses mémoires parce qu'elle appartenait à son bagage épique avec la redingote grise, le petit chapeau et quelques autres accessoires. Mais il embrassa Cobenzl après avoir signé le traité de Campo-Formio, le 17 octobre 1797, transaction, compromis qui partagent l'Italie avec l'Autriche. L'empereur renonce à la Belgique, possession excentrique dont il faisait aisément son deuil et que la cour de Vienne ne revendiquera même pas en 1815. La Belgique, c'était une affaire entre la France et les Anglais. Quant à la rive gauche du Rhin, elle n'était promise que secrètement à la République et subordonnée à l'acquiescement des Etats qui composaient le corps germanique, ce qui entraînerait la convocation du Congrès de Rastadt.
Au total,--et ceci est d'une grande importance pour la suite des événements,--Campo-Formio, paix relativement modérée, ne réglait ni les frontières naturelles ni le statut de l'Europe. L'Angleterre n'y avait aucune part. Cette paix serait révocable tant que l'Angleterre n'y aurait pas souscrit et elle n'y souscrirait que forcée dans son île. Jusque-là, les guerres s'engendreraient sans cesse. L'Autriche le savait et ne cherchait qu'à gagner du temps et à ménager ses forces. Pour elle, c'était un moment à passer. Sans doute fut-il plus long qu'elle ne croyait. Dix-sept ans. Au regard de l'histoire, c'est peu.
Car nous sommes encore tout près des circonstances qui, de rien, ont déjà fait de Bonaparte un homme important et célèbre, mais nous ne sommes qu'à dix-sept ans de sa chute et le pouvoir n'est même pas entre ses mains.
De le prendre, ce n'est pas l'envie qui lui manque. Mais comment s'en emparer? Marcher sur Paris avec ses troupes? Idée d'enfant, bonne à se casser les reins. Pour qu'il soit «le maître», il faudra des événements qui ne se sont pas encore produits, des circonstances qui sont à naître. En apparence, au moins, le coup de fructidor et le traité de Campo-Formio ont consolidé la République à qui la force, en lui revenant, rend de la clairvoyance. Elle se méfie du «général pacificateur» que Paris acclame un peu trop, bien qu'en revanche les vrais patriotes l'accusent d'avoir conclu une paix incomplète. Alors, neuf jours après l'échange des signatures avec Cobenzl, les Directeurs exécutent leur dessein qui est de séparer Bonaparte de «son armée» et de l'Italie où il est «souverain plus que général d'armée». Il faut qu'il s'incline ou qu'il franchisse le Rubicon.
Bonaparte s'incline. Oh! ce n'est pas de bon cœur. A Turin, sur le chemin du retour, laissant derrière lui ses victoires, Mombello, cette belle Italie où il a presque régné, il confie à Miot qu'il ne peut plus obéir. «J'ai goûté du commandement et je ne puis plus y renoncer.» Alors il agite des projets, quitter la France, se signaler par «quelque expédition extraordinaire qui accroisse sa renommée». Tout cela est bien chanceux. Mais il ne l'était pas moins de conclure la paix, qui mettait fin à sa mission d'Italie, ou de reprendre les hostilités, avec cet imbécile d'Augereau à la place de Hoche sur le Rhin, et avec dix millions d'Italiens peu sûrs derrière soi.
Ce qui travaille pour lui à son insu, c'est moins son désir, sa volonté, que les choses et les moyens mêmes dont on se sert pour arrêter sa fortune. Le Directoire n'a aucune hâte de le revoir. Il l'a nommé au commandement de l'armée d'Angleterre, l'armée d'invasion qui doit dicter la paix finale à Londres, chimère qui revient périodiquement et qui reviendra encore. Mais cette expédition a besoin, un très grand besoin, d'être organisée. Elle ne presse pas. Les Directeurs désirent surtout que le pro-consul, enlevé à ses conquêtes, ne paraisse pas trop vite à Paris dans l'éclat de ses victoires pacificatrices. Alors ils ont l'idée, qui leur semble subtile, d'envoyer le négociateur de Campo-Formio prendre l'air du Congrès de Rastadt pour qu'il s'y fasse oublier un peu.
Ils ne savaient pas que, pour Bonaparte, rien n'était perdu. Ils se chargeaient eux-mêmes, non seulement de compléter sa formation d'homme d'État et de chef d'État, mais de le présenter à l'Europe. Il s'est déjà fait connaître de l'Autriche, du pape, des rois, des ducs et des républiques d'Italie. A Rastadt, si bref que soit son séjour, c'est toute l'Allemagne, toutes les cours allemandes qu'il fréquente et à qui il en impose, c'est la complication des affaires germaniques dont il a déjà une connaissance plus qu'honorable, par ses anciennes lectures et qu'il pratique sur le terrain, avec les hommes mêmes qu'il retrouvera bientôt. Et, à ce Congrès, il réussit tout de suite si bien, il prend tant de place, que, de nouveau, les Directeurs s'alarment, et, ne sachant où ils aiment mieux le voir, le rappellent à Paris avant qu'il ait ajouté, à ce qu'il a déjà de gloire, celle d'avoir obtenu du Saint-Empire la cession de la rive gauche du Rhin.
L'obtenir n'était rien. Il faudrait la garder avec le reste. Ainsi, à chaque pas que faisait la Révolution, son «génie» rendait plus nécessaire et l'obligerait enfin à désirer ce dont elle avait pourtant la crainte et l'horreur,--le gouvernement d'un soldat.